Catherine Ribeiro

… par sa Fenêtre ardente

Artiste chanteuse engagée dont les nombreux concerts et disques, jusque dans les années 70, ont été plébiscités avant qu’elle ne s’exile volontairement loin du show biz, Catherine Ribeiro ne perdit jamais son temps à psalmodier chants et mots vains.

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Née à Saint-Fons dans la banlieue lyonnaise et d’origine portugaise, Catherine Ribeiro a occupé une place très personnelle parmi les artistes musiciennes et parolières, interprètes surgies dès les années 60, en France. Si elle figure bien sur la « photo du siècle » de Jean-Marie Périer, rien de commun avec une Françoise Hardy, et encore moins avec d’autres vedettes plus ou moins naissantes de l’ère post yéyé.

Avec sa crinière très brune et son beau visage allongé, angulaire, un regard franc et ferme, sa silhouette la racontait d’emblée mobilisée, vindicative contre inégalités, injustices et militante pour la défense de bien des libertés, condition inaltérable à la préservation des splendeurs du monde débarrassées des conventions et surtout d’obscurs dogmatismes, dans le sinueux fil intranquille des révoltes de 1968.

 Frondeuse, ses cibles sont tout aussi publiques (contre la guerre du Vietnam et contre Valéry Giscard d’Estaing, pour la Palestine, ou encore l’écologie et les réfugiés syriens) que privées (quand un disque entier la raconte en désarroi après une séparation). Elle tourne et décline tout en « Passions » (titre de son 33 tours de 1979) surtout dispendieuses en émotions car elles ne manquent pas d’être clamées par une voix à la large tessiture, brûlante dans les graves et glaçante dans ses aigus, parente de celle de Nicoletta, car comme elle, capable d’entonner airs de blues, de soûl, de jazz. Mais bien plus nette, bien plus franche et parfois suavement veloutée, quand le noir du fado se penche et se mêle à ses effluves vocaux volcaniques.

 Aimant flirter avec les limites aussi bien formelles, en art que dans ses modes de vie, elle osait expérimenter, en concert, devant des foules galvanisées par son énergie et son tempérament à bon escient éruptif, des sortes de contre-chants qui duraient et se débarrassaient parfois des mots pour psalmodier plutôt une sorte de sabir instinctif. Car Catherine Ribeiro, si elle les maniait sans les mâcher, se méfiait des mots, surtout en chanson, elle qu’on voulut voir en digne héritière de Léo Ferré quand elle était surtout légataire de personne d’autre que d’elle-même et de son groupe « Alpes », baptisé ainsi puisque ce monument de montagnes oblige à lever les yeux pour en embrasser la perspective et la matérialité.

« Il faudrait que la voix serve d’instrument… Ce que je cherche à faire, c’est détruire complètement la chanson classique, avec refrain et couplets réguliers. » supputait celle qui avait retenu les meilleurs exemples parmi ses auteurs de prédilection tels André Breton, Philippe Soupault ou encore Guillaume Apollinaire, le vrai libérateur du vers poétique contraint par le classicisme, au début du XXè siècle. Mais l’expérimentation ne se contentait pas du champ des mots: celui des instruments aussi, les percussions, essentiellement, délivrant de nouveaux sons grâce à Patrice Moullet, traçait des sentiers de traverses inexplorés jusqu’alors.

Allergique à tout esprit clanique, elle fédérait aussi bien les gens issus du monde ouvrier (d’où elle-même provenait) que ceux d’un monde plus nanti et cependant réfractaire aux cumuls des biens et des lieux de pouvoir.

Son refus du vedettariat, au contraire de certaines de ses consœurs répétant des refrains tout juste bons à distraire musicalement l’épreuve de la pose d’un papier peint, en sus de ses révoltes contre la frange droitière d’un règne républicain cynique, la conduisit évidemment à éloigner d’elle caméras et micros de l’audiovisuel public, au mitan des années 70 et jusqu’à la fin des années 90.

 Échappant, entre temps, à une éventuelle récupération par le pouvoir socialiste pourtant friand et solidaire, la plupart du temps, de ses luttes, elle avançait droite, indépendante, vivante dans ses interprétations de Bob Dylan (qu’elle adapta en français grâce à Pierre Delanoé ou Hugues Aufray), d’Edith Piaf ou de Jacques Brel. Inutile de dire que, sous ses faux airs de grande sœur de Lio (car la ressemblance peut sembler frappante, en leurs primes jeunesses respectives), rien de plus éloignée des futilités de celle-ci que l’âpreté des poétiques insoumises et dissidentes auxquelles elle confiait doutes ou tunnels provisoires de désespoirs. Car vivre pour toute carrière une succession de surexpositions ou de pénombres obstinées ne prédispose bien sûr pas à la plus modeste des insouciances. Elle en interrogeait, parfois, rageusement, la douleur de l’épreuve:

« J’ai mal à mon chant qui n’en finit pas de hurler

Pourquoi ces censures à mon égard

Que vous ai-je fait ? »  (in Détournements de chants).

 Comédienne, aussi -par exemple pour  de Jacques Richard, en 1975, avec Michael Lonsdale et Fabrice Luchini et surtout Les Carabiniers, film de Jean-Luc Godard de 1962, grâce auquel elle rencontra son premier compagnon, Patrice Moullet, qui l’aida à fuir les vains miroirs de la gloire pour mettre dans des écrins musicaux ses textes élégiaques ou révoltés-, elle tentait des aventures chaque fois que la nécessité impérieuse de côtoyer des personnalités, comme elle, uniques en leur genre, la conduisait à avancer en se délestant des habitudes et du confort moral ou esthétique.

 Comment s’étonner, alors, qu’elle vécut une réjouissante complicité avec Anne Sylvestre, lorsqu’elles conçurent, à deux, « Racines », l’une de ses chansons les plus marquantes, sinon la plus représentative de son style ? Car si « la sorcière comme les autres » a posé des notes sur les vers de la Ribeiro, c’est bel et bien parce qu’elles partageaient leur goût pour un vœu de vivre selon les seuls préceptes d’une profession de foi absolument laïque et avant tout humaniste.

Je ne crois pas en Dieu
L’infiniment Puissant
Parce que je crois en l’homme
À son vol en suspens.

Je crois au grand soleil
Qui réchauffe la terre
À l’hymne de l’éveil
Au ventre de ma mère
À la vie sacrement
De sueur et de sang
Aux larmes de l’amour
À l’arbre du secours.

Je ne crois pas en Dieu
L’infiniment Puissant
Parce que je crois en l’homme
À son vol en suspens.

Et je crois au grand vent
Qui souffle nos mémoires
Au saint du temps présent
À l’issue provisoire
Aux germes du printemps
Aux courbes de l’été
Au regard transparent de l’être tant aimé.

Je ne crois pas en Dieu
L’infiniment Puissant
Parce que je crois en l’homme
À son vol en suspens.

Et je crois aux mystères
De nos âmes en sursis
Aux fragments de la chair
De nos corps insoumis
Aux chemins de la croix
Qu’il nous faut supporter
En l’absence de la foi
Qu’il nous faut retrouver.

Je ne crois pas en Dieu
L’infiniment Puissant
Parce que je crois en l’homme
À son vol en suspens.

La chanson fait partie de l’album de Catherine Ribeiro de 1993, qui résume peut-être idéalement la qualité du point de vue d’où elle scandait ses ordalies surtout pas religieuses : Fenêtre ardente. Façon, pour elle, sans doute, de plébisciter l’ouverture même dénuée de tout carreau séparatif ou protecteur, pourvu qu’elle soit animée par le rougeoiement d’une force vitale.

Gageons que ce n’est qu’en apparence que, cette nuit du 22 au 23 août, Catherine Ribeiro, à l’âge de 82 ans, a quitté son siège de sentinelle postée face à sa fenêtre. Ceux qui l’auront avec attention considérée verront et entendront encore et toujours, son « Âme debout« .

Denys Laboutière ; conseiller artistique théâtre, écrivain, traducteur ; abonné de Mediapart

Pour écouter le reportage de 9 minutes :

https://blogs.mediapart.fr/denys-laboutiere/blog/230

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https://bellaciao.org/Adieu-Catherine-Ribeiro-1941-2024