On voit apparaître une génération d’enfants travailleurs

Journal de bord de Gaza

Khan Younès, 11 août 2024

Un enfant palestinien tire son sac alors que les gens fuient le quartier résidentiel de Hamad et ses environs, après avoir reçu un avertissement de l’armée israélienne d’évacuer la zone.

On est à la mi-août et à cette date, normalement, on prépare la rentrée des classes. D’habitude, on voit les enfants qui se rendent avec leurs parents aux marchés pour acheter les fournitures scolaires. C’est un moment joyeux pour les élèves et leurs familles. Normalement.

Cette année, il y a beaucoup d’enfants au marché, mais ce n’est pas pour acheter des stylos et des cartables. Beaucoup d’entre eux sont maigres à cause de la malnutrition. On voit apparaître une génération d’enfants travailleurs. Je ne parle pas d’adolescents de quatorze ou quinze ans, mais de gamins de neuf ans transformés en marchands ambulants, ou qui aident leur père à vendre toutes sortes de choses sous une bâche. À Gaza, maintenant, tout le monde doit travailler. Pas seulement les femmes, comme cela arrive pendant les guerres quand les hommes sont au front ou prisonniers. Quand je passe par le grand marché de Deir El-Balah pour aller à la Maison de la presse, je ne vois que des enfants en train de vendre des petits trucs pour aider leurs parents. Je préfère toujours acheter aux enfants. J’en profite pour leur demander : « Pourquoi es-tu es là ? » À chaque fois, il n’y a que deux réponses possibles : « C’est pour aider mon père » ou « mon père est mort ».

Les enfants qui ne sont pas au marché sont dans les hôpitaux

Cela me fend vraiment le cœur d’entendre ces mots, alors que ces enfants devraient être en pleins préparatifs pour la rentrée. Ils ont déjà perdu une année scolaire. Il n’y a eu aucun enseignement dans la bande de Gaza, que ce soit dans les jardins d’enfants, les écoles, les établissements secondaires ou les universités, parce que les Israéliens ont tout détruit. Cette année, 720 000 élèves et étudiants ne rentreront pas en classe, dont 305 000 qui fréquentaient l’enseignement public, 121 000 l’enseignement privé, et plus de 300 000 les écoles de l’UNRWA, l’agence des Nations-Unies pour les réfugiés palestiniens.

Les enfants qui ne sont pas au marché sont dans les hôpitaux, gravement blessés, traités pour des maladies graves, des cancers par exemple, ou des maladies dermatologiques dues aux conditions sanitaires déplorables qui règnent à Gaza. Mais on manque de médicaments pour eux. Les parents – moi compris – ont aussi peur pour leurs enfants d’une crise de diabète déclenchée par la peur, car on en a vu plusieurs cas autour de nous. Dernièrement, 120 petits patients ont été évacués vers les Émirats arabes unis, mais ce n’est rien par rapport au nombre total d’enfants très malades. La fille d’un cousin de Sabah a fait partie de ce transfert. Quand ses parents se sont déplacés à Khan Younès, la famille a été prise au milieu d’une « ceinture de feu », un bombardement les encerclant de tous côtés. La petite fille a été tellement choquée que, depuis, la moitié de son corps est paralysée. Pour le moment, les médecins n’ont rien pu faire. Enfin, comme vous le savez, un cas de polio est apparu chez un bébé, et on craint que la maladie ne s’étende.

La page d’un cours de chimie ? Un emballage pour un sandwich

On voit les enfants changer. Ils grandissent beaucoup plus vite qu’ils ne devraient, et pas de manière saine. Ils commencent à avoir un peu d’argent et on les voit se transformer sur le plan psychologique, surtout dans leurs rapports avec leurs parents. Aujourd’hui, quand un gamin de neuf ans a gagné à la fin de la journée 10 ou 20 shekels, il se sent un peu indépendant, il pense qu’il peut compter sur lui-même, et il devient moins obéissant. Parallèlement, le père a perdu un peu de son rôle de protecteur, parce qu’il est impuissant à protéger sa famille des bombardements quotidiens qui peuvent déchiqueter ses enfants en morceaux. Et ces derniers voient tout cela. Ils voient que leur mère n’a pas le temps de leur enseigner quoi que ce soit car elle travaille : elle nettoie la tente, va cherche de l’eau ou du bois, cuisine, etc. Et les enfants arrivent en dernier.

Sur le marché, j’ai voulu acheter un sandwich falafel. Le vendeur avait à côté de lui un manuel scolaire, un livre de chimie ou de physique du secondaire. À chaque client, il arrache une page pour en faire un cône où il met les morceaux de falafel. Voilà où nous en sommes : les outils de l’enseignement, qui devraient être un trésor pour les enfants, sont devenus des emballages pour les sandwichs. C’est cela, l’objectif des Israéliens : priver les gens de toute forme d’éducation, et les terrifier. Un petit enfant qui a vu ses parents tués devant lui dans un bombardement, qui les a vus enterrés dans un sac en plastique parce qu’ils ont été transformés en viande hachée, parce qu’on ne pouvait plus faire la distinction entre les morts, hommes, femmes ou enfants, cet enfant restera traumatisé bien après la guerre.

Même si la guerre prenait fin, ils ne retourneront pas à l’école

Ce traumatisme bouleverse la relation au monde des enfants, leur attitude envers leur famille, envers la société. Ces gamins qui travaillent au marché ne reçoivent que l’éducation de ce lieu, avec des gens qui s’entassent les uns sur les autres, des bâches partout. À neuf ou dix ans, les enfants sont confrontés à une nouvelle culture, qui est toujours négative. Et le problème, c’est que même si la guerre prenait fin aujourd’hui, ils ne retourneront pas à l’école, tout simplement parce qu’il n’y a plus d’écoles, et parce que même après la guerre, tout le monde devra continuer à travailler pour survivre.

Les familles ont perdu leur maison, les parents leurs métiers. Les enfants continueront donc à travailler. Même si dans les deux années qui suivront la fin de la guerre, les écoles se tiennent sous des tentes ou dans des caravanes, de nombreux enfants ne s’y rendront pas. Car pendant 10 mois (au moins), ils se sont considérés comme des adultes. Ils ont gagné de l’argent, et leurs parents auront encore besoin d’eux. Ils penseront que l’école, ça ne sert plus à rien. Pour eux, si on n’a plus d’avenir, mieux vaut apprendre à faire du business ou à travailler, c’est beaucoup plus utile que de faire des études. Et tout cela fait partie de la stratégie des Israéliens.

La guerre que les Israéliens nous imposent n’est pas seulement une guerre de bombes, de morts, de blessés, de destruction totale. C’est aussi la destruction des cerveaux, surtout ceux des enfants. Chez les Israéliens, il n’y a pas de hasard. Ils savent très bien pourquoi ils empêchent l’éducation. Tout est bien étudié. Entre 2007 et 2010, il y avait eu un vrai blocus. Les médias israéliens ont révélé par la suite que le gouvernement avait calculé le nombre minimum de calories par jour et par personne permettant juste de ne pas mourir de faim, pour nous détruire psychologiquement. Tout ce qu’ils font aujourd’hui, c’est dans le même but. Quand ils tuent toute la famille d’un membre du Hamas, c’est pour éviter que plus tard, les enfants ne vengent la mort de leur père. On tue tout le monde, et comme ça on est tranquille.

Les enfants, un handicap pour l’avenir

Ceux qui ne sont pas des fils de combattants vivront dans la peur. Cette peur les rendra violents. Et cette violence est dans la société elle-même. Les enfants sont violents entre eux. Des milliers d’enfants sont morts dans les bombardements — qu’ils reposent en paix. Ceux qui sont restés vivants ont subi et ont vu des choses que personne ne peut supporter. Même vous, devant vos écrans de télévision ou sur les réseaux sociaux, vous êtes choqués par les images venues de Gaza – et encore, on ne vous montre pas tout. Imaginez le traumatisme de vos enfants s’ils voyaient ces images tous les jours. Nos enfants, eux, les vivent, les sentent, les touchent. On entre dans une société où les enfants ne seront plus les piliers de l’avenir, mais un handicap pour l’avenir.

Et c’est cela que recherchent les Israéliens. Ils veulent pousser les parents à partir en exil dans l’espoir de protéger leurs enfants, de ne pas se retrouver obligés à les mettre au travail et de perdre ainsi leur rôle de protecteurs. Les Israéliens veulent que tout le monde parte. Chacun peut avoir sa propre raison de renoncer à son pays, mais la plus acceptable, la plus digne, c’est l’avenir des enfants.

Mais moi, je pense autrement. Des amis me disent : « Rami, pourquoi tu ne sors pas de Gaza ? Si tu ne veux pas le faire pour toi, fais-le pour tes enfants. » Je sais que j’ai pris un grand risque pour ma famille. Surtout pour Walid, qui était resté avec nous quand nous étions encore dans notre appartement de Gaza-ville que je refusais de quitter, au risque d’être bombardé à tout moment. Et puis nous avons été forcés à partir vers le sud, sous les tirs des Israéliens. Il y avait un vrai danger pour Walid. Mais je voulais qu’il apprenne que son père ne voulait pas qu’il vive une vie d’humiliation, et qu’on préférait risquer notre vie, peut-être mourir, plutôt que d’être humiliés.

Walid fait la distinction entre les drones et les F-16

J’espère voir mon fils grandir. Pour le moment, il commence à comprendre. Il fait la distinction entre les drones et les F-16. Quand il entend les drones, il dit : « Papa, drone. » Quand il entend un F-16, il dit : « Papa, papa, avion. » Il le dit en français parce que je lui parle en français. Parfois il me dit « avion » et après il me dit : « Bouf, bouf, bouf », et il applaudit, car pour le moment un bombardement c’est encore pour lui un feu d’artifice. Mais je crois que dans les jours à venir, il va commencer à comprendre que les bombardements, ça veut dire quelque chose de très grave, la peur, la mort… et c’est pour ça que chacun essaye de protéger ses enfants. Nous sommes une société très jeune. La pyramide des âges est très large à sa base. Nous voulons continuer à vivre. Pour nos enfants, nous voulons une patrie, un État et la dignité.

J’ai une nouvelle à vous annoncer : Sabah est enceinte. Quand Walid est né, on voulait s’arrêter là. Mais avec ce génocide, Sabah et moi avons pris cette décision, parce que c’est notre volonté de survivre malgré tous ces enfants morts, malgré ce génocide. Une nouvelle fleur va naître, ou un nouveau lionceau, une fille ou un garçon, et la vie continuera. C’est notre façon de résister, c’est notre façon de dire qu’on va continuer jusqu’au bout. Comme Sabah, 60 000 femmes sont enceintes dans la bande de Gaza à l’heure actuelle. J’espère que Sabah n’accouchera pas dans notre « villa », comme nous surnommons la tente sous laquelle nous vivons maintenant, mais qu’elle bénéficiera d’un accouchement digne. Malheureusement, des milliers de femmes ont accouché sous la tente, dans des conditions très dures pour la mère et pour l’enfant.

Mais j’espère d’ici là que tout ça va finir et que Walid et ses frères seront contents de ce nouveau-né, que ce soit une fille ou un garçon. Nous, nous ne sommes pas pour la résistance militaire parce que, je l’ai toujours dit, il faut faire la distinction entre le courage et la sagesse. Et la sagesse dit qu’un chat ne peut pas faire la guerre à un lion. Nous affrontons non seulement la plus grande puissance de la région, mais aussi les grandes puissances mondiales qui la soutiennent. La résistance militaire est légitime, mais la sagesse dit : « Regardez le résultat aujourd’hui. » La résistance, c’est avoir des enfants, les élever et les éduquer, leur apporter une vie meilleure. Un jour, ces enfants- là déclareront l’État palestinien, et vivront en paix avec les Israéliens.

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