Barnier jette la loi NOTRe à l’eau

Le premier ministre Michel Barnier a annoncé, le 9 octobre 2024 en séance publique au Sénat, la suppression du transfert obligatoire des compétences eau et assainissement aux communautés de communes initialement prévu le 1er janvier 2026.

Cette décision, qui marque la fin d’un bras de fer de dix ans, va exposer des centaines de milliers de Français à de graves risques sanitaires et environnementaux dans les prochaines années.

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Peu après la révolution, la France est encore très largement rurale, l’essor de l’industrie et l’exode urbain sont encore à venir. Durant près de deux siècles, ce sont les 35 000 communes qui vont se voir confier la mise en œuvre de l’approvisionnement en eau, puis de l’assainissement des eaux usées. Au fil du temps, une mosaïque très complexe se met en place, avec les premiers regroupements intercommunaux sous forme de syndicats. Parmi les plus anciens, certains exercent encore aujourd’hui les compétences que leur ont confié leurs communes membres à l’échelle d’un département, voire au-delà, comme le Siden-Sian dans le Nord, le Siveer dans la Vienne, le SDDA en Alsace ou Vendée Eau dans le département éponyme. Vingt-deux métropoles ont depuis complété la liste, exerçant les mêmes compétences pour leurs communes membres, à l’exception du Grand Paris.

Il faudra attendre l’orée des années 2000 pour qu’émerge un besoin de rationalisation, sous l’effet d’une complexification croissante de la réglementation (normes européennes) et du développement rapide de pollutions jusqu’alors sous-estimées. En cause aussi, des besoins d’investissement considérables pour le renouvellement des infrastructures (tuyaux, usines…) qui, dans leur première période de développement, avaient largement bénéficié de subventions de l’État central, avant le développement de la facture d’eau acquittée localement par l’usager du service public, que ce dernier soit géré en régie ou délégué aux grandes entreprises privées du secteur (Veolia, Suez et Saur).

Avant la loi NOTRe

La loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) prévoit le transfert obligatoire des compétences eau et assainissement à l’ensemble des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre d’au moins 15 000 habitants.

• Les communautés urbaines et les métropoles exercent déjà cette compétence à titre obligatoire (articles L5215-20-I-5°-a et L5217-2 I-5°-a du Code général des collectivités territoriales) ;

• la compétence eau et la compétence assainissement dans sa totalité deviennent des compétences optionnelles pour les communautés de communes à compter de l’entrée en vigueur de la loi (article 18) ;

• à compter du 1er janvier 2020, l’eau et l’assainissement deviennent des compétences obligatoires pour les communautés de communes et les communautés d’agglomération (articles 18 et 20) ;

Communes et intercommunalités

Selon la Direction générale des collectivités locales (DGCL), on comptait 36 658 communes au 1er janvier 2015, dont 36 588 déjà regroupées, puis 35 945 communes le 1er janvier 2016 avec le regroupement de 1013 communes et intercommunalités en 300 « communes nouvelles ». Le tout organisé en onze métropoles (aujourd’hui vingt-trois), neuf communautés urbaines (CU), 226 communautés d’agglomération (CA), 1 884 communautés de communes (CC), et trois syndicats d’agglomération nouvelle (SAN), pour une population regroupée totale de 62,9 millions d’habitants.

Soit un total de 25 000 services d’eau communaux ou intercommunaux, 2 300 syndicats d’eau et 1 100 syndicats d’assainissement.

Le chantier de la rationalisation s’annonce donc complexe. Pour y parvenir sont mises en place dans chaque département, sous l’égide des préfets, des conférences de la coopération intercommunale (CDCI) qui vont élaborer à partir de 2018 des schémas départementaux de coopération intercommunale (SDCI).

À l’échelle locale, les enjeux sont énormes : quel syndicat va disparaître et voir ses compétences transférées à une intercommunalité ? Quelle intercommunalité, trop petite, va devoir fusionner avec sa voisine pour atteindre une taille acceptable ? Dans l’esprit des concepteurs de la loi, la quasi-totalité des syndicats existants devaient disparaître. Il n’en sera rien tant les élus locaux sont attachés à cet outil de pouvoir et aux modestes prébendes qui y sont liées, soit les indemnités dont bénéficient leurs présidents et vice-présidents.

Une mise en œuvre complexe

Sur le terrain, les communautés d’agglomération et surtout de communes qui engagent ces transferts de compétence à dater de la toute fin des années 1990, épaulées par des bureaux d’étude spécialisés, font face à des difficultés sans fin. Car contrairement à l’image d’Épinal nimbant la petite régie municipale de toutes les vertus face aux monstres Veolia, Suez et Saur, la réalité est moins rose. Très souvent, les maires des petites communes, sur quatre à cinq générations, ont maintenu artificiellement un prix de l’eau très bas pour ne pas mécontenter leurs administrés et électeurs. Résultat : des infrastructures très dégradées et des taux de fuites dépassant souvent 50 % — jusqu’à atteindre parfois 70% !

Au moment de la prise de compétence par l’intercommunalité il faut donc surmonter l’indignation des bons élèves qui ne veulent pas payer pour les cancres. On y parvient en jouant des dotations de compensation, via un organisme méconnu, la Commission locale d’évaluation des charges transférées (la Clect)… Parallèlement il faut aussi lisser sur dix ans une convergence tarifaire pour rattraper des écarts du prix de l’eau, qui peuvent aller du simple au double. Ça aussi, on sait faire.

La prise en compte du travail bénévole qui était effectué dans les toutes petites communes par des adjoints faisant office de fontainiers est tout aussi épineuse. Il va falloir les remplacer au niveau intercommunal en créant un véritable service et, contrairement à une autre idée reçue, cette mutualisation ne va pas abaisser les coûts mais les augmenter : elle nécessite notamment la location ou l’achat de locaux, de véhicules, l’embauche de personnels qualifiés, l’acquisition de matériels et logiciels spécialisés pour créer un schéma informatisé des réseaux (ou système d’information géographique -SIG)…

Il faut aussi compter avec les relations parfois complexes avec les services décentralisés de l’État, comme les directions départementales des territoires (DDTM), les agences régionale de santé (ARS), qui peinent parfois à accorder leurs violons quand par exemple la réglementation évolue.

La guérilla du Sénat : des arrières pensées politiciennes

Si l’on admet que l’impact colossal de cette véritable révolution copernicienne sur les collectivités locales a par trop négligé depuis l’origine les spécificités des petites collectivités littorales et de montagne, on n’en demeure pas moins ébahi de constater qu’un petit groupe de sénateurs de droite, conduits par leur pasionaria, Mme Françoise Gatel, sénatrice (UDI) d’Ille-et-Vilaine, tout juste nommée ministre déléguée à la ruralité, au commerce et à l’artisanat du gouvernement Barnier, vient de remporter une victoire après dix ans de guérilla avec l’enterrement de la loi NOTRe, annoncée tout à trac au Sénat par le premier ministre.

Dès le 3 août 2018, la loi dite « Ferrand-Fesneau » avait procédé à des premiers aménagements sous la pression des élus, qui n’auront de cesse de dénoncer la « brutalité » de la loi NOTRe. Concrètement, la date butoir du transfert peut être reportées au 1er janvier 2026, sous condition de quorum.

Puis, la loi n° 2019-1461 du 27 décembre 2019 relative à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique, permet, sans remettre en cause le caractère obligatoire du transfert aux communautés de communes ou d’agglomération, de déléguer, par convention, tout ou partie des compétences transférées à l’une de leurs communes membres ou à un syndicat (existant au 1er janvier 2019) qui en ferait la demande. Un dispositif particulièrement souple, laissant aux élus « une large marge de manœuvre » de façon à coller « aux problématiques locales ».

« Enfin, la loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale maintient, à l’occasion de la prise de compétence à titre obligatoire des compétences eau et assainissement des eaux usées par les communautés de communes au 1er janvier 2026, les syndicats infracommunautaires compétents en ces matières ou dans l’une d’entre elles, sauf si la communauté de communes délibère contre ce maintien.

Elle prévoit l’association des communes à la définition des modalités d’exercice des compétences eau et assainissement par les communautés de communes dans le cadre d’un débat à organiser dès 2025 sur les conditions tarifaires des services publics et les priorités d’investissement sur les infrastructures, lequel devra également permettre d’anticiper les délégations de compétence éventuelles dès le 1er janvier 2026, en les préparant en avance de phase selon les modalités précitées. », détaillait Léna Jabre dans La Gazette des communes, en mai 2022.

Ce lent grignotage de la loi originelle n’est pas dépourvu d’arrières pensées très terre à terre. Nos bon sénateurs se rappellent ainsi au souvenir des petits maires des communes rurales, ces nouveaux « territoires perdus de la République », qui sont aussi leurs électeurs, le Sénat renouvelant la moitié de ses sièges tous les trois ans.

L’impact de l’enterrement de la loi NOTRe

Fin 2023, selon la DGCL, seule une moitié des collectivités concernées avait réalisé le transfert des compétences.

S’il persiste, avec un projet de loi présenté dès ce 17 octobre, dans son intention funeste de supprimer le caractère obligatoire du transfert de compétences aux communautés de communes au 1er janvier 2026, Michel Barnier, s’inscrivant dans les pas de Georges Pompidou — et son célèbre « Arrêtez d’emmerder les Français » –, va de facto créer un service public de l’eau et de l’assainissement à deux vitesses et faire encourir de graves risques sanitaires et environnementaux à des centaines de milliers de français.

Des usagers risquent dès lors de saisir la justice pour inégalité d’accès au service public. La Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (Fnccr) comme le réseau France eau publique (FEP) estiment que face au mur d’investissement qui nous attend, le prix de l’eau devrait être multiplié par deux d’ici à 2030.

Sécheresses, inondations, raréfaction de la ressource, pollutions, recul du trait de côte…, qui pourrait croire qu’une commune de 50, 500 ou même 5000 habitants, pourra y pourvoir seule ?

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