Le sacrifice des paysans

Les sociétés paysannes ont été sacrifiées sur l’autel de la modernité

Un entretien dans « Campagnes Solidaires » de Pierre Bitoun – co-auteur avec Yves Dupont – du livre « le sacrifice des paysans »

Pourquoi parler de « sacrifice des paysans » ? Pour quelle raison avez-vous préféré ce terme à celui de « ethnocide paysan » ?

En fait, nous utilisons les deux termes. Nous avons choisi celui de sacrifice en raison de ses multiples résonances : paysans et communautés ou sociétés paysannes qu’on liquide, sacrifie sur l’autel de la modernité ; paysans qu’on transforme en agriculteurs et qui, pris dans la spirale du productivisme, sacrifient leurs vies et leurs conditions de vie au travail, aux banques et à l’alimentation des autres ; paysans et agriculteurs enfin, dont la disparition ou la manière dont ils sont traités constituent un laboratoire de la domination générale et entraînent d’infinies répercussions, banales ou catastrophiques, sur les vies de tous et le devenir de l’humanité. C’est ce que nous avons résumé d’une formule : « le sacrifice des paysans, c’est celui de tous les autres ou presque ». Quant au terme d’ethnocide, nous l’employons pour souligner combien on a durant des siècles et très majoritairement « ensauvagé » les paysans et leurs cultures. Ils étaient, comme l’Indien ou l’Autochtone, des « sauvages » de l’intérieur ou de l’extérieur qu’il fallait réduire, convertir de gré ou de force à la modernité. Ils étaient cet « Autre » encore autonome qui devait être éliminé ou acculturé, afin que se développent partout l’État moderne, le capitalisme, le productivisme et les nouvelles visions du monde et sujétions individuelles qui vont avec.

Dans cette longue histoire, l’après-guerre constitue un moment, un tournant décisif. C’est là que les paysans ont été mis en demeure de se moderniser et de se muer en agriculteurs.

Oui, mis en demeure, l’expression est juste. C’est en effet à partir de cette époque que, en France notamment, les choses vont s’accélérer et qu’on va connaître la version « pacifique » de « l’ensauvagement ». Ainsi on n’a pas seulement fait miroiter aux paysans tous les bienfaits qu’ils allaient tirer du « progrès », mais on a aussi martelé qu’il fallait inoculer à tous ces « retardataires », à tous ces « routiniers », en bref à tous ces « ploucs », le « microbe modernisation » (sic) ! De très nombreux économistes ou techniciens, de très nombreuses institutions d’État ou firmes privées d’amont et d’aval, avec en toile de fond la modernité nord-américaine et les finances du plan Marshall, ont concouru à ce travail de stigmatisation, de disqualification des anciennes pratiques ou visions du monde. Et c’est par ce travail de disqualification, d’intériorisation progressive des nouvelles normes que s’est opérée la destruction du système de polyculture-élevage, la propagation de la machine et de la chimie, la spécialisation par filières, la création des circuits nécessaires à l’agrobusiness. Et que s’est faite, plus largement, la destruction du monde – ou plutôt des mondes paysans et ruraux – au profit d’agriculteurs productivistes, réduits à n’être plus qu’une CSP comme les autres, au sein de « nouvelles campagnes » désertées, uniformisées ou polluées que nous connaissons désormais. Mais il faut aussi souligner qu’une partie des paysans – ceux qui, pour l’essentiel, se reconnaissaient dans les choix de la FNSEA et du CNJA –, y a participé. Ils ont été complices de ce mouvement pour de multiples raisons : les unes compréhensibles et nobles souvent diffusées par la JAC (nourrir l’humanité, se libérer par la machine du labeur et de la dureté de la condition paysanne, devenir un citoyen comme les autres, etc.), les autres beaucoup moins comme, par exemple, la volonté de s’agrandir et de s’enrichir aux dépens des autres, des éliminés. Ce sont surtout ces dernières raisons qui sont aujourd’hui à l’œuvre dans les nouvelles accélérations du processus d’industrialisation, avec les fermes-usines notamment.

Votre livre ne porte pas seulement sur le mouvement de modernisation mais également sur les mouvements contestataires, alternatifs, au premier rang desquels la Confédération paysanne.

Oui. Il s’agit de l’un des principaux fils conducteurs de notre travail et nous revenons longuement sur l’histoire de ces producteurs qui, après avoir participé au mouvement de modernisation d’après-guerre, ont su peu à peu, à partir des années 1970 et surtout 80, dénoncer les dégâts et les impasses du productivisme, fédérer différents syndicats ou groupes de paysans-travailleurs, inventer le modèle tout à la fois technique, écologique, social et politique de « l’agriculture paysanne ». Nous leur rendons hommage, de deux façons. D’abord en disant que leur rupture avec le productivisme, dans leurs fermes aussi bien qu’en tant que projet global, a été le produit d’un effort sur eux-mêmes et en direction des autres : ils ont réussi, pour reprendre l’expression du sociologue américain Charles Wright Mills, à convertir « leurs épreuves personnelles de milieu » en « enjeux collectifs de structure sociale ». À l’heure de la souffrance généralisée au travail et de la difficulté à s’extraire des cadres mentaux et politiques du capitalisme, nous ferions bien toutes et tous de nous souvenir de leur exemple, et surtout de nous en inspirer ! Ensuite, nous revenons aussi abondamment sur les valeurs dont ces « agriculteurs », ayant repris avec intelligence et fierté leur nom de « paysans », ont été et restent porteurs. Ce sont la prudence (face à l’endettement, la technique, l’artificialisation…), la solidarité (entre agriculteurs, avec les consommateurs, entre le Nord et le Sud…), le pluralisme (avec les associations, contre la cogestion FNSEA-JA…) et enfin le devoir de désobéissance (le démontage du Mac Do de Millau en 1999, les faucheurs d’OGM, le combat contre les fermes-usines, les méga-bassines…). Si l’on y réfléchit, il y a dans ces quatre valeurs tout à la fois de résistance et de création l’ébauche d’une philosophie morale/sociale postcapitaliste et postproductiviste dont nous ferions tous bien, là encore, de nous inspirer…

Comment enrayer le « sacrifice » ? Vous préconisez notamment de compléter le slogan « pas de pays sans paysans » par deux autres devises : « pas de planète habitable sans paysans » et « pas de paysans sans citoyens ». Comment voyez-vous l’action de ces derniers ?

Ils ont plusieurs possibilités. La première consiste à modifier son comportement de consommateur. Il s’agit de déserter au maximum les grandes surfaces et de recourir aux différents circuits courts existants : achats directs chez le producteur, dans des magasins collectifs paysans, auprès d’une Amap, sur les marchés de plein air, etc. Une deuxième solution consiste à s’engager dans les très nombreux collectifs qui soutiennent les paysans dans presque tous les domaines : la lutte contre la pauvreté, les faillites, les suicides avec Solidarité Paysans ; l’accès au foncier avec Terre de Liens ou Des terres, pas d’hypers ; la conversion au bio et à l’agriculture paysanne (Les Amis de la Terre, Nature et Progrès, Fnab, Fadear, Fncivam, Inpact, la Conf’ et Les Amis de la Conf’, etc.) ; la reconquête d’une autonomie paysanne et d’une souveraineté en matière technologique ou génétique (L’Atelier Paysan, Technologos, Réseau Semences paysannes, CriiGen, Pièces et main d’œuvre, collectifs antipuçage, collectifs hors normes) ; les combats contre l’agriculture industrielle, les mégabassines, les GPII et pour la mise en œuvre d’une Sécurité sociale alimentaire (Bassines non merci, Les Soulèvements de la Terre, la Conf’, le Réseau Salariat, etc). Enfin, on ne saurait oublier la question électorale : pourquoi les citoyens continuent-ils, quelle que soit l’élection, européenne, nationale ou locale, à se doter de « représentants » qui, par delà leurs différences réelles ou leurs mensonges rivaux, communient dans le même sacrifice au totem modernité ?