Poèmes et dessins
Gérard Mordillat et Joe Sacco s’insurgent contre les massacres sans précédent commis par l’armée israélienne contre la population palestinienne, avec la couverture américaine et dans l’indifférence de l’Occident.
Ce sont treize poèmes saisissants. Signés par Gérard Mordillat dans un recueil sobrement intitulé Gaza avec un dessin de couverture acéré d’Ernest Pignon-Ernest, préfacé par Christophe Dauphin et édité en exemplaires numérotés par les Éditions Rafael de Surtis. Pour Mordillat, la poésie n’est pas ornementale, et l’on prend comme un direct au cœur ces « poèmes d’intervention » qui disent la violence génocidaire du gouvernement d’extrême-droite israélien contre les Palestiniens de l’enclave depuis le 7 octobre 2023.
Un chien enragé
On a vu documentée, la plupart du temps sur les réseaux sociaux, la population civile bombardée, affamée, pourchassée. Des visages de femmes, d’enfants et d’hommes arrêtés, mutilés, torturés, anéantis. Mais ici ces visages nous fixent et nous interpellent. Ils sont rendus proches et brûlants par le récit au scalpel de leur détresse. Il y a cette toute jeune fille perquisitionnée sur laquelle les soldats ont lâché un chien enragé, s’esclaffant devant son agonie et ses supplications. Ce jeune homme interpellé et roué de coups sans répit, jusqu’à son dernier souffle. Cet autre qui finit par avouer n’importe quoi pour faire cesser la torture de la « chaise électrique ». Ces femmes de tous âges et tous lieux dévoilées et violées. Les garçons non plus n’échappent pas à cette violence et humiliation.
Il y a Mujammed Bhar, jeune trisomique sans défense, également attaqué par un chien puis enfermé dans une cave jusqu’à ce que mort s’ensuive. Pour Mordillat : « Israël, le peuple victime/Est devenu le peuple bourreau ». Et « ne répondra jamais de ses crimes ». On a vu au grand jour le premier ministre israélien Benjamin Nétanyahou piétinant toutes les injonctions internationales à un cessez-le feu, décrétant Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, persona non grata en Israël après qu’il ait dénoncé ces exactions. Aussi Mordillat les dissèque-t-il pour qu’on en saisisse la brutalité et l’effroi, qu’on en mesure le bouleversement anthropologique venu fracturer à jamais notre propre humanité.
Poète, romancier, cinéaste, essayiste, né en 1949, Mordillat renouvelle tous les outils de l’écriture pour témoigner du réel et s’insurger devant les crimes et les dévastations commis partout dans le monde. Il a depuis toujours fait entendre sa voix contre l’apartheid israélien, signant la pétition qui appelait à boycotter la saison culturelle croisée « France-Israël » (2018) ou cosignant dans The Guardian l’appel des artistes palestiniens à boycotter le concours Eurovison de la chanson 2019 qui s’est tenu à Tel-Aviv. Une voix nécessaire pour contrer l’indifférence et l’impuissance dans laquelle meurent jour après jour les Palestiniens, à Gaza ou en Cisjordanie.
« Une autodéfense génocidaire »
Joe Sacco écrit et dessine également de révolte et de rage dans son nouvel album Guerre à Gaza. Une protestation contre la guerre israélienne et le soutien déterminant des États-Unis, qu’il n’hésite pas à nommer une « autodéfense génocidaire », sans oublier de mettre en accusation la responsabilité européenne : « L’Occident est venu mourir à Gaza. » Il n’a cessé de documenter le conflit israélo-palestinien qu’il couvre depuis trente ans — Palestine (1993, Rackam), Gaza 1956 (2010, Futuropolis), une enquête menée sur dix ans —, d’abord comme reporter puis comme bédéiste-reporter, renouvelant par sa rigueur et sa créativité la force de frappe de la BD.
Interdit, comme toute la presse internationale, — une première inédite et édifiante —, de se rendre à Gaza, il a d’abord publié des chroniques sur le forum du Comics Journal. En une douzaine d’épisodes, postés entre le 26 janvier et le 18 juin 2024, il exposait la brutalité de la dévastation israélienne à Gaza et interrogeait la réponse disproportionnée aux attentats du 7 octobre qui a fait à ce jour plus de 42 500 morts et des centaines de milliers de blessés dont un grand nombre de femmes et d’enfants, des destructions franchissant toutes les lignes rouges : bombardements d’habitations, de routes, d’écoles, d’hôpitaux, de mosquées…, blocage de l’aide humanitaire. Des crimes qui pourraient être un génocide selon la Cour de justice internationale.
Dire notre propre sidération
Confronté à l’appel d’un ami qui l’implorait : « S’il te plaît, fais entendre ta voix contre ces crimes », il a pris ses crayons pour dire sa colère devant l’indifférence générale face aux civils martyrisés, sa honte devant la complicité de la plupart des gouvernements occidentaux, la lâcheté des pays arabes, malgré les appels désespérés de l’ONU et les témoignages accablants de nombreuses ONG.
Joe Sacco a toujours pris le temps de s’immerger et partager la vie des populations, multipliant les rencontres et les points de vue, dessinant sur place des croquis à partir desquels il travaille ensuite. Cette fois pas d’autre alternative que d’écrire à distance mais en déroulant les enjeux politiques à partir de sa propre connaissance du terrain. Il les expose aujourd’hui dans cet album où dessins et texte, courant sur 32 pages, disent sa propre sidération mais nous interpellent également sur notre impuissance à empêcher que Gaza se décline aujourd’hui avec génocide.
L’un et l’autre ont écrit avant que les attaques et les destructions ne s’étendent au Liban et que l’offensive contre le nord de Gaza ne prenne des dimension insensées…