Une stratégie pour sauver le capitalisme, … mais pas le climat
Contrôler le climat plutôt qu’arrêter nos activités destructrices : telle est l’ambition de la géoingénierie. Elle pénètre de plus en plus les discours politiques, alertent Marine de Guglielmo Weber et Rémi Noyon dans leur ouvrage, Le Grand retournement (éd. Les Liens qui libèrent, 2024).
La géoingénierie : le terme aux contours flous désigne l’ensemble des projets de modification volontaire du climat. Qu’il s’agisse de se prémunir du réchauffement global par la modification du rayonnement solaire ou en capturant massivement le carbone de l’atmosphère, ou que l’on tente de réparer localement ses effets catastrophiques en prétendant par exemple modeler les glaciers à notre guise, ces variantes ont en commun l’ambition démiurgique de leurs promoteurs. Il s’agit de contrôler nous-mêmes le climat plutôt que d’arrêter de le dérégler.
Ces remèdes d’apprentis sorciers suscitent beaucoup de critiques tant ils pourraient s’avérer pires que le mal, en déclenchant des phénomènes imprévisibles et incontrôlables. Ils s’immiscent pourtant avec de plus en plus d’insistance dans les discours politiques, scientifiques et dans les conférences climatiques, au risque de bientôt paraître incontournables.
La dynamique est puissante, car guidée par les intérêts impératifs du capitalisme. La géoingénierie lui offre une porte de sortie pour perdurer malgré l’urgence climatique : on peut changer le climat plutôt que le système ! Cette stratégie dangereusement efficace est brillamment mise en lumière par Marine de Guglielmo Weber, chercheuse sur la géoingénierie à l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (Irsem), et Rémi Noyon, journaliste au Nouvel Obs, dans leur ouvrage Le Grand retournement
Des concepts écologiques « boulevards pour la géoingénierie »
Les auteurs retracent la longue histoire de l’idée et des ambitions de la géoingénierie, avant de faire la pédagogie des nombreuses limites et dangers de son déploiement. La partie la plus intéressante de leur ouvrage tient à l’identification des différents ressorts ayant contribué à imposer la géoingénierie dans le débat public. Ils sont, entre autres, d’ordre philosophique et économique.
D’un point de vue philosophique d’abord, la modernité occidentale et sa conception de la nature sont intimement liées, pour les auteurs, aux tentations prométhéennes de manipulation du climat. Le fantasme de contrôler la météo est une « constante historique » depuis l’antiquité, rappellent-ils, mais la géoingénierie est devenu un projet crédible au XXe siècle, avec la guerre froide qui a stimulé le déploiement d’armes atomiques et de technologies spatiales et informatiques. Tout cela « favorise la naissance d’un imaginaire démiurgique ».
Divers projets de contrôle des nuages, voire du climat, se sont épanouis dans ce contexte, se nourrissant de l’évolution ontologique majeure qu’a entraîné la naissance des sciences du système Terre. On a commencé à observer et comprendre la planète dans son intégralité, et à vouloir « résoudre des problèmes globaux avec une vision globale », selon les mots de Cesare Marchetti, physicien italien ayant, le premier, utilisé le terme de géoingénierie dans les années 1970.
Le chimiste Paul Crutzen, qui a popularisé le concept d’Anthropocène, a ensuite écrit sur la possible nécessité d’entrer dans une troisième phase de l’Anthropocène, après celles de la Révolution industrielle et la Grande accélération, pour aller vers une gestion contrôlée du système Terre.
Cette vision holistique a été inspirée par l’hypothèse Gaïa émise également dans les années 1970 par James Lovelock et Lynn Margulis, qui voient dans l’ensemble de la biosphère un seul superorganisme cohérent. Flirtant avec la tentation de la géoingénierie, Lovelock finit lui-même par y souscrire en disant croire en l’avènement d’un « bon Anthropocène » puis d’un « Novacène », où l’humain permettra à la biosphère de retrouver son harmonie grâce à la technologie.
Des concepts comme Gaïa ou l’Anthropocène, emblématiques de la prise de conscience écologique, ont ainsi paradoxalement servi à justifier l’hubris technologique. Si l’humanité devient une puissance géologique, cela ouvre « la possibilité d’un nouveau régime de légitimation, celui de la géoingénierie gaïenne », disent les auteurs, reprenant les termes du philosophe Sébastien Dutreuil.
Le même retournement est décrit à propos de la nouvelle philosophie du vivant, portée par des auteurs comme Bruno Latour ou Philippe Descola. Ceux-ci ont œuvré à la critique de la modernité occidentale et de son ontologie singulière qui sépare l’humain du reste du vivant. En prônant la réintégration de l’humanité au sein de la nature, ils sont accusés « d’ouvrir un boulevard à la géoingénierie » : si tout est naturel, y compris les artefacts humains, et si le monde est déjà hybride, et qu’imaginer une nature vierge d’influence humaine est illusoire, alors pousser le curseur vers plus d’artificialisation n’a plus rien de tabou.
La géoinénierie comme aboutissement du capitalisme
L’autre généalogie de la géoingénierie explorée par les auteurs est d’ordre économique. Dès le XIXe siècle, Karl Marx et Friedrich Engels ont dénoncé dans le Manifeste du Parti communiste l’incapacité de la société bourgeoise à « dominer les puissances infernales » qu’elle met en branle. Pour les écomarxistes contemporains, la géoingénierie est le dernier avatar, prévisible et inévitable, de cette fuite en avant propre au capitalisme : celui-ci doit pour survivre exploiter toujours plus les travailleurs et la nature, et doit sans cesse se réinventer par la technologie pour tenter de surmonter ses contradictions.
En découle une propagande technosolutionniste, une foi messianique en la destinée technologique de l’humanité, portée aujourd’hui en premier lieu par la Silicon Valley californienne. L’enjeu est de préserver à tout prix le modèle de croissance et de surconsommation vital pour le capitalisme en essentialisant nos désirs de consommation qu’il a lui-même induits. Il serait vain de vouloir changer la « nature humaine », insatiable et accumulatrice. Le système économique est intouchable : la seule solution est de changer le système Terre.
Ce discours s’est bien sûr affiné au fil des décennies pour rendre la géoingénierie acceptable. Son influence se fait notamment ressentir dans un tournant sémantique important : le remplacement de l’objectif de maintien du réchauffement à 1,5 °C par celui d’atteindre la « neutralité carbone ». Une formulation du problème qui permet opportunément de rendre la sortie des énergies fossiles moins impérative puisque leurs émissions restantes seraient compensées par des « émissions négatives » : soit en captant du carbone par la biomasse soit en le retirant de l’atmosphère par la technologie. Deux voies surinvesties dans les scénarios climatiques pour ménager l’effort de sortir des fossiles, mais largement illusoires.
« Les décideurs y trouvent une raison de procrastiner »
Autre biais de séduction pour la géoingénierie : se présenter comme une option modérée, délestée de ses prétentions originelles de contrôle total du climat. Il s’agirait maintenant seulement de l’utiliser comme coup de pouce temporaire, pour « écrêter le pic » de nos émissions. Plus le temps passe, plus les espoirs de contenir le réchauffement sous 1,5 °C deviennent illusoires : de nombreux scénarios modélisent donc un dépassement « temporaire » de la cible, éventuellement invisibilisée par quelques protections technologiques contre le rayonnement solaire, avant de revenir dans les clous grâce à nos émissions négatives.
C’est toute la rhétorique de lobbies actuels de la géoingénierie, à l’instar de l’influente Climate Overshoot Commission. Cette « Commission mondiale sur la réduction des risques climatiques liés au dépassement » plaide officiellement pour un moratoire, tout en contribuant à développer le débat sur la géoingénierie, présentée comme des « approches additionnelles ».
L’argument est forcément attrayant pour les décideurs, qui y trouvent une raison de procrastiner puisque la technologie promet, demain, de compenser les efforts non consentis aujourd’hui. Dans les coulisses des COP, ces grandes conférences internationales sur le climat, les événements et promoteurs de la géoingénierie pullulent de plus en plus, soulignent les auteurs.
Ces derniers observent également un grand retournement opérant sur le plan moral. Alors que ces projets d’apprentis sorciers étaient jusque-là dénoncés pour leur manière irresponsable de jouer avec le destin de la Terre entière, monte dorénavant l’idée qu’il serait irresponsable de ne pas agir face au chaos climatique annoncé. De même, dans les pays du Sud où ces ambitions technosolutionnistes venues de l’Occident étaient historiquement mal perçues, la multiplication des catastrophes climatiques commence à nourrir le discours inverse : il serait de la responsabilité du Nord de tout faire pour limiter le réchauffement, y compris par la géoingénierie.
Le piège pourrait rapidement se refermer : plus l’on s’engage vers des options de géoingénierie, plus on retarde la lutte contre les énergies fossiles en comptant sur les technologies de manipulation du climat, plus l’on crée une dépendance au sentier et l’on renforcer le « verrouillage sociotechnique ». « Les techniques mises en place deviennent extrêmement difficiles à déraciner, quand bien même l’on finirait par découvrir qu’elles sont inefficaces, voire nuisibles », préviennent les auteurs.
Nous n’en sommes pas encore là, mais subissons déjà une forme de « verrouillage cognitif », écrivent-ils. Cette lente acclimatation culturelle qui nous a rendus plus aptes à « imaginer la fin du monde que celle du capitalisme ». Il est encore temps, concluent-ils, de briser ce verrou, en luttant contre cette imprégnation, et en menant la bataille des imaginaires, sur les terrains ontologique et économique.
Le Grand retournement — Comment la géo-ingénierie infiltre les politiques climatiques, de Marine de Guglielmo Weber et Rémi Noyon, aux éditions Les Liens qui libèrent, octobre 2024, 240 p., 20 euros.
https://reporterre.net/La-geo-ingenierie-une-strategie-pour-sauver-le-capit