Cette fois-ci, le fascisme est de retour en Occident
Si la conversation publique a un peu de mal à en prendre acte, c’est sans doute autant par pusillanimité et désir inconscient de conjurer l’évidence que parce qu’il est difficile de définir précisément ce qu’est un dirigeant, un mouvement ou un régime fasciste. Non content d’avoir suscité l’assaut contre le Capitole en 2021, à Washington, Donald Trump a fait campagne avec des vidéos proclamant la venue d’un « Reich unifié », il a promis qu’il conduirait des « déportations de masse », comparé les immigrants à une « vermine » qui « empoisonne le sang des Etats-Unis », déclaré qu’il suffisait qu’il remporte le scrutin pour que les citoyens américains n’aient plus à voter dans l’avenir, etc. Il continue pourtant d’être présenté par nombre de commentateurs, implicitement ou non, comme un conservateur un peu radical et fantasque, un simple réactionnaire au verbe décomplexé qui souhaite relancer l’économie américaine, etc.
« Cette difficulté à identifier le fascisme, et donc à le nommer, est le sujet d’une conférence donnée à New York en 1995 par Umberto Eco et rééditée en janvier sous le titre Reconnaître le fascisme (Grasset, 64 pages, 7,90 €). Umberto Eco dit du fascisme qu’il est un ensemble d’archétypes, qu’il est une rhétorique, un style. Par nature, il est « flou », selon lui, car il n’est pas adossé à une doctrine, mais fait plutôt office de véhicule pour d’autres idéologies.
« « Enlevez-lui l’impérialisme et vous aurez Franco et Salazar ; enlevez le colonialisme et vous aurez le fascisme balkanique, dit Umberto Eco. Ajoutez au fascisme italien un anticapitalisme radical (…) et vous aurez [l’apologue américain d’Hitler] Ezra Pound [1885-1972]. Ajoutez le culte de la mythologie celte et le mysticisme du Graal (totalement étranger au fascisme officiel) et vous aurez l’un des gourous fascistes les plus respectés, [le poète et idéologue de l’extrême droite italienne] Julius Evola [1898-1974]. »
« À la fin des années 1990, Umberto Eco identifiait quatorze caractéristiques fondamentales du fascisme: nationalisme et xénophobie, virilisme, irrationalisme et anti-intellectualisme, destruction de la complexité de la langue, instrumentalisation de la frustration des classes moyennes, etc. Un quinzième marqueur pourrait y être ajouté aujourd’hui: la guerre à outrance à l’environnement et aux défenseurs de l’environnement. Contrairement aux fascismes européens du début du XXe siècle, qui prospéraient sur un État fort et valorisaient le terroir, le paysage et la nature comme des éléments précieux de l’identité nationale, les fascismes émergents sont devenus les compagnons d’une idéologie libertarienne qui prône le démantèlement de l’État, la dérégulation totale de l’activité industrielle, et la poursuite sans entraves de la destruction de la nature et du climat. C’est, aujourd’hui, ce qui rassemble le plus sûrement toutes les droites extrêmes, de Donald Trump à Javier Milei en passant par Jair Bolsonaro et leurs alliés en Europe.
« Tout semble en place pour une réinvention du vieux fascisme européen autour de la question environnementale. Ce n’est plus tant la complexité de la langue qui est attaquée, comme le dit Umberto Eco, que les sciences qui documentent la dérive climatique et l’effondrement du vivant. De part et d’autre de l’Atlantique, le climatoscepticisme et, de manière générale, tous les « écoscepticismes » sont là encore les postures les mieux partagées par Donald Trump et ses alliés. À quelques détails près, car, comme le dit Umberto Eco, le fascisme n’étant après tout qu’une série d’archétypes, il « doit tolérer les contradictions » internes. Celles-ci ne sont pas un problème puisque le chef a accès à une forme de vérité supérieure qui surplombe la logique même. On peut tout à fait nier la réalité du réchauffement et, en même temps, promouvoir les voitures électriques d’Elon Musk pour lutter contre ce même réchauffement. De la même manière que l’on peut « restaurer la domination énergétique des États-Unis » (Lee Zeldin, futur ministre américain de l’environnement) – c’est-à-dire pomper tous les hydrocarbures possibles – tout en garantissant « l’air et l’eau les plus propres sur la planète », comme l’a promis Donald Trump.
« Dans une perspective fasciste, dit Umberto Eco, « il n’y a pas de lutte pour la vie, mais plutôt une vie pour la lutte », et c’est là une autre voie possible de réinvention du fascisme. Ce ne sont plus seulement les étrangers ou les gauchistes qu’il faut combattre, mais aussi la nature qui devient l’ennemi. Et si la vie de chacun est envisagée comme un combat au service d’une cause supérieure, alors il devient possible de réclamer des populations qu’elles consentent à s’affronter à toujours plus de catastrophes, à toujours plus d’adversité. Voire de faire bientôt de celles-ci un élément de cohésion et de mobilisation nationales.
« En 2017, au début de son premier mandat, les déclarations de Donald Trump sur le climat, la sortie des États-Unis de l’accord de Paris, ou encore les entraves à l’activité de l’Agence de protection de l’environnement avaient particulièrement retenu l’attention des commentateurs. Tous n’en avaient pas perçu toute la prémonitoire gravité. Ce n’est que quatre ans plus tard, après l’assaut du Capitole, que l’historien Robert Paxton, spécialiste du régime de Vichy, dit avoir accepté l’idée d’accoler l’adjectif « fasciste » au 45e (et désormais 47e) président américain. À bien des égards, on peut se demander si l’écologie n’est pas aujourd’hui au fascisme ce que le canari dans la mine est au coup de grisou – et s’inquiéter de voir la trajectoire prise par bon nombre d’Etats européens. Comme le rappelait Umberto Eco, le fascisme pourrait revenir sous des habits neufs, et sans annoncer sa venue. »
Chronique de Stéphane Foucart, Le Monde daté du 18/11/2024