Nicki Minaj

« Elle est la transfiguration du mythe vaudou de Mami Wata »

Pour le sociologue gabonais Joseph Tonda, l’imaginaire des Africains continue d’être colonisé par l’utopie occidentale au moyen des écrans.

Joseph Tonda est sociologue à l’université Omar-Bongo, à Libreville, et invité régulier de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris. Dans son dernier ouvrage, L’Impérialisme postcolonial, critique de la société des éblouissements, il dénonce, à la suite de Guy Debord, une société du spectacle techno-capitaliste qui éblouit ses sujets. Cheville d’un capitalisme décuplé par l’avènement technologique, ce système mutant s’attaque aux déshérités, en leur faisant miroiter à travers les écrans les mirages d’une utopie de l’autre côté de la Méditerranée. Une « afrodystopie » présente selon le sociologue gabonais, dans les nombreux contenus culturels déversés sur tout le continent : des clips lascifs de chanteuses comme Nicki Minaj jusqu’au récent succès cinématographique de Black Panther. Bienvenue dans une néocolonisation de l’imaginaire aux conséquences bien réelles.

Pourquoi les écrans de téléphone, d’ordinateur et de télévision sont-ils un prolongement de l’impérialisme, un outil de poursuite de la colonisation ?

Joseph Tonda Toutes les situations de colonisation sont des situations de rencontre. Chacun voit l’autre en fonction de son histoire et de sa culture, son écran en quelque sorte. Les Européens, blancs, en venant en Afrique, ont vu des diables, des bêtes. Les Africains noirs, eux, ont vu des fantômes de leurs ancêtres. Cette rencontre a produit ce que j’appelle un éblouissement, une subjugation qui a emprisonné les Africains dans la soumission. Ces éblouissements se transmettent aujourd’hui par les écrans, devenus dispositifs perpétuant la colonisation. Cela ne concerne pas que les Africains. Aujourd’hui, la civilisation de l’écran est mondiale. Tout le monde est exposé à leurs éblouissements. Il faut voir derrière ces écrans un outil idéal de reproduction du capitalisme, un spectre qui colonise l’inconscient de tous et modifie nos comportements.

Dans votre livre, vous prenez en exemple la star américaine Nicki Minaj et son clip suggestif Anaconda, situé dans une forêt africaine…

Elle est l’exemple même de l’éblouissement capitaliste. Femme afrodescendante devenue instrument d’un néolibéralisme où chacun est à la fois producteur et marchandise, Nicki Minaj a des clones à Brazzaville, à Kinshasa, à Douala, à Libreville. Vous voyez des filles qui s’habillent et se comportent comme elle. Cette colonisation qui ne dit pas son nom se démultiplie et se dissémine. Ces filles séduites, voulant lui ressembler, deviennent des agents de dissémination d’une culture capitaliste qui n’est pas africaine.

Comment le capitalisme que vous décriez utilise-t-il les écrans qui nous entourent pour se diffuser ?

La particularité de ce colonialisme, c’est qu’il n’est pas violent. Il fonctionne à la fascination, à la séduction, à l’éblouissement. Les écrans sont devenus outils de travail comme de divertissement. Ils occupent nos journées et nos nuits. Nous nous bombardons d’images en permanence, volontairement. Nous participons activement à notre propre colonisation.

Quel est le risque pour l’Africain ?

Le risque, c’est de réaliser ce que Guy Debord avait conceptualisé dans La Société du spectacle, ce que j’appelle aujourd’hui « la société des éblouissements ». Dans La Société du spectacle, Debord disait que la réalité s’éloigne dans la représentation, que nous vivons une dépossession de notre réalité. Dans la société des éblouissements, le réel ne s’éloigne pas mais s’incorpore, s’intériorise à travers les images-écrans que nous absorbons.

Quand cette société des éblouissements est-elle née ?

Je pense qu’elle a commencé au lendemain de la seconde guerre mondiale, avec l’essai atomique américain sur l’île de Bikini. Un couturier français, Louis Réard, a décidé d’appeler son nouveau vêtement, très osé pour l’époque, le bikini, car il souhaitait produire le même effet d’éblouissement que la bombe nucléaire avait eu sur le public. D’un instrument de mort massive, il en a fait une métonymie sexuelle, de la fascination et de la séduction. « Bombe » au sens sexuel est ensuite entrée dans le langage courant.

Cette colonisation par éblouissement serait donc une forme de séduction ?

Oui, et il y a là quelque chose de troublant. Car la séduction et l’éblouissement ont été pensés de la même manière dans de nombreux mythes à travers la colonisation africaine. Je pense à cette légende urbaine du Congo belge, dans les années 1950 : le mythe d’une voiture dont les phares, éblouissant la nuit, transformaient les Congolais en cochons ; objet qui terrorisait et soumettait les colonisés. Il y a aussi la figure de Mami Wata, déesse vaudou de l’eau que l’on trouve notamment au Congo et au Bénin, à qui on vouait un culte. Le haut de son corps est celui d’une femme blanche, le bas est une queue de poisson ou de serpent. Lorsqu’on signe un pacte avec elle, il faut lui offrir une personne en sacrifice. Dans ces cultures africaines, elle renvoie au mythe de la puissance esclavagiste qui vous possède. Nicki Minaj est en quelque sorte la transfiguration contemporaine de ce mythe.

Vous développez aussi une théorie sur « l’afrodystopie ». De quoi s’agit-il ?

De plus en plus d’Africains, à travers ce genre de personnage télévisuel, vivent ailleurs, dans un monde transposé par l’écran qui n’est pas leur quotidien. Ils vivent dans un réel insalubre qu’ils ne transforment pas, car les écrans sont une distraction si grande qu’ils en oublient leur propre vie. Le monde occidental est une utopie transmise en Afrique par les écrans. L’attirance est si forte qu’elle pousse certains à traverser la mer Méditerranée ou le désert libyen pour la vivre plutôt que de changer leur réalité. Mais cette utopie se révèle bien souvent une dystopie mortelle. L’afrodystopie, c’est ça : le rêve immobile qui se termine en cauchemar réel.

Vous dites qu’il n’existe dans la littérature africaine presque aucun exemple de récit utopique. Pourtant le phénomène récent du film Black Panther, qui prend pour sujet l’utopie d’un royaume africain ayant évité la colonisation grâce à sa maîtrise de la technologie, a eu un succès phénoménal sur le continent et dans la diaspora. Comment l’expliquer ?

C’est le film le plus afrodystopique qui soit. On parle d’une civilisation imaginaire, dans une Afrique qui n’existe pas. Le récit n’est pas africain, mais américain. Il s’agit d’une production Marvel. La puissance de ce royaume du Wakanda s’est construite sur l’exploitation d’un minerai issu d’une météorite. Ce n’est pas le produit du génie africain mais un fétiche, comme l’argent. Marvel a compris que les populations noires, africaines et afrodescendantes, souffrent d’une blessure narcissique profonde d’avoir été mises en esclavage puis colonisées. On leur dit : voilà ce que vous seriez si l’on ne vous avait pas colonisés, contentez-vous de ce rêve utopique pour vous valoriser et nous faire gagner de l’argent, mais ne vous employez pas à changer votre quotidien. Voilà l’afrodystopie dans toute sa splendeur. Si les Noirs ont couru dans les salles obscures, c’était pour panser cette blessure. C’est une illusion. Le film ne changera pas leur quotidien.

Comment sortir de ce schéma ? Les Africains doivent-ils concrétiser leurs propres utopies au lieu de se nourrir de l’Occident ?

C’est une voie possible. L’Afrique doit sortir de la nuit pour se projeter dans le futur, anticiper. L’anthropologue Roger Bastide disait que ce qui caractérise la civilisation occidentale, c’est que, devant une situation dystopique, elle se projette dans le futur en créant des utopies, alors qu’en Afrique, devant situation semblable, elle s’enfonce dans la nuit, croyant y trouver des réponses. Frantz Fanon avait fait remarquer que dans la transe nocturne, l’Africain trouvait une solution provisoire ou dérisoire lui permettant de résister. Un moyen de résilience devant la dureté de la situation coloniale. Ce qui va permettre de se décoloniser, c’est l’instruction, la réflexion et l’intelligence de nos peuples capables de se regarder en face plutôt que de regarder les écrans.

www.lemonde.fr/afrique/