La RDC et l’avenir numérique


La RDC détient les clés … mais à quel prix pour les Congolais ?

La République démocratique du Congo est-elle un « pays solution » comme le répète son président Félix Tshisekedi ou bien la « dernière frontière du capitalisme » comme veut le démontrer le chercheur Fabien Lebrun dans un livre qui dérange et bouscule, « Barbarie numérique, une autre histoire du monde connecté ».

Souvent présenté comme l’alternative aux énergies fossiles qui détruisent la planète, le recours au numérique est peut-être la dernière issue permettant à la fois de maintenir sinon d’étendre le niveau actuel du développement et de réduire la pollution, la destruction des ressources naturelles.

Dans ce grand jeu planétaire, le bassin du Congo, dont la RDC occupe la plus grande surface, tient un rôle essentiel : il détient 80 % des réserves mondiales de cobalt et assure 90 % de la production. Il se trouve aussi, avec 450 tonnes par an, au premier rang des exportateurs de colombo tantalite, ce fameux coltan présent dans tous les téléphones. Quant à sa production de cuivre, elle suit de près celle du Chili. Ce pays vaste comme l’Europe occidentale dispose aussi de la deuxième réserve de fer au monde. Et ne parlons pas de l’or, de l’uranium, du diamant industriel…

Ces chiffres, souvent avancés, donnent le tournis en même temps qu’ils suscitent la révolte, car, en dépit de cette richesse, la population congolaise demeure l’une des plus pauvres du monde. Force est de constater que les guerres qui se succèdent et qui ont engendré 7 millions de réfugiés dans l’Est du pays ne font pas les grands titres.

Le numérique « mange la terre »

Fabien Lebrun est un chercheur poussé par un sentiment de révolte, par le besoin de comprendre. « C’est à petits pas que j’ai découvert le Congo, voici une dizaine d’années », nous explique-t-il. « En tant que sociologue, je m’étais d’abord interrogé sur les effets délétères du basculement au “tout numérique” constaté dans les pays du nord. J’avais commencé par relever l’impact que le temps passé devant les écrans pouvait avoir sur le cerveau d’enfants. Mais peu à peu, j’ai découvert qu’en réalité, cette “dématérialisation” tant vantée était bien ancrée dans la matière. Une matière bien présente au Congo, dont le sous-sol détient une quantité énorme de minerais divers entrant dans la composition des outils numériques, ordinateurs, téléphones portables. L’économie dite “immatérielle” repose sur une industrie qui absorbe 60 % du tantale mondial, 7 % du cuivre, 20 % du lithium et 35 % du cobalt. Il n’est pas exagéré de dire que le numérique est en train de “manger la terre” et en particulier celle du Congo. Quant aux rebuts de l’informatique, ils se déversent dans une quinzaine de pays du sud, le Ghana, le Kenya, le Mexique, les Philippines, dans l’espoir d’un hypothétique recyclage. »

Pourquoi l’auteur a-t-il voulu briser ce qu’il appelle « le silence médiatique » ? « Parce que j’ai été touché par les plaidoyers du docteur Mukwege (auteur de la préface du livre) par les films de Thierry Michel, et par mes propres séjours au Congo. J’y ai découvert les artisans qui grattent la terre, les enfants qui s’enfoncent dans des tunnels creusés à la main, j’ai pris la mesure de la violence cachée de cette mondialisation présentée comme un progrès, j’ai vu l’“autre versant” de ces technologies dites propres. » En contact avec les acteurs de la société civile congolaise, l’auteur relaie leurs angoisses : « J’ai écrit ce livre pour dénoncer l’“extractivisme”, c’est-à-dire l’extraction forcée sinon forcenée des ressources naturelles et l’illusion de les croire illimitées : si l’exploitation se poursuit au rythme actuel, ces ressources seront épuisées d’ici 40 ans… Tout le monde participe au pillage, les creuseurs, les sociétés minières, mais aussi les transporteurs comme Bolloré. Ses porte-conteneurs amènent ces ressources vers les pays développés qui les traiteront et les transformeront… »

Alors que d’autres pays sont producteurs de minerais rares et indispensables, pourquoi le chercheur français s’est-il pris de passion pour le Congo ? « A mes yeux, ce territoire conquis et délimité par Léopold II représente l’exemple même de cinq siècles de domination capitaliste. Comme David Van Reybrouck dans son livre monumental Congo, une histoire (éditions Actes Sud), je pense que la domination capitaliste s’est imposée dans le bassin du Congo avec une violence inouïe. »

Démentant les propos d’un Nicolas Sarkozy, qui osait dire que « le drame de l’Afrique c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire », l’auteur brasse large : il remonte à la traite négrière qui aspira et transplanta outre-Atlantique les peuples de l’intérieur du continent, il rappelle l’insolente prospérité des grands ports négriers comme Nantes et Liverpool, d’où partaient les esclaves arrachés à l’Afrique pour permettre le repeuplement de l’Amérique et la culture des champs de coton. Reprenant la formule marxiste de l’« accumulation primitive du capital », Lebrun assure que « la mondialisation actuelle, numérique, est l’héritière de cette mondialisation- là et d’aucune autre ».

Encore une fois, pourquoi revenir vers le Congo ? « Il faut rappeler que c’est dans la région proche de l’embouchure du fleuve Congo que la “ponction” qui emmena outre-Atlantique quatre millions de personnes africaines fut la plus intensive, elle représenta le tiers du nombre total d’esclaves ayant fait l’objet de la traite atlantique ! » Toutes les séquences historiques, y compris la colonisation, s’emboîtent donc pour mener à l’extractivisme forcené d’aujourd’hui, celui des minerais rares : « Pillage, destruction, production, le Congo est la synthèse de tout cela… »

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Fabien Lebrun : « J’ai écrit ce livre pour dénoncer l’extraction forcée sinon forcenée des ressources naturelles et l’illusion de les croire illimitées »

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Des guerres alimentées par les « miniers

C ’est à travers le prisme de cette quête de matières premières que l’auteur analyse les guerres qui se sont succédé au Congo depuis la chute du président Mobutu en 1997. Rappelons que ce dernier avait été renversé par une coalition hétéroclite rassemblant d’anciens rebelles congolais dirigés par Laurent Désiré Kabila aux côtés de plusieurs armées des pays de la région, Rwanda et Ouganda, mais aussi Angola, Zimbabwe et même Erythrée.

Focalisé sur le Zaïre devenu la RDC, Fabien Lebrun « expédie » un peu rapidement le génocide des Tutsis du Rwanda en 1994 et ses conséquences dans les pays voisins, dont l’exode d’un million et demi de Hutus rwandais qui s’installèrent au Congo sous la protection du président Mobutu répondant aux demandes des Français. Leur rapatriement forcé, pour diminuer la pression sur le Rwanda, sera l’objectif premier, et le plus apparent, de la première guerre du Congo (1996-1997). Fabien Lebrun rappelle cependant, à juste titre, que lors de la première guerre du Congo, déclenchée

en 1996 des « miniers » américains et canadiens se pressaient pour rencontrer le porte-parole des rebelles,

Laurent-Désiré Kabila et ils conclurent des accords d’exploitation avec ce dernier.

Et cela alors que Kinshasa n’était pas encore tombée ! Laurent-Désiré Kabila, demeuré fidèle au nationalisme de Lumumba s’étant montré peu réceptif aux ambitions de ses alliés, il fut assassiné en 2001 dans des circonstances demeurées mystérieuses. Son fils Joseph lui succéda au pouvoir durant 18 ans. Durant cette période l’« extractivisme » s’ouvrit à un partenaire de poids, la Chine. En échange des minerais du Katanga, Pékin s’engagea à réaliser au Congo d’importants travaux d’infrastructures. L’auteur ne s’appesantit pas sur ces « accords win-win » (gagnant-gagnant) qui permirent à la Chine de devenir la première destination des minerais stratégiques congolais, ces derniers étant réexportés ensuite, dûment transformés, vers les consommateurs occidentaux.

Par contre, s’appuyant largement sur les rapports des experts de l’ONU, l’auteur rappelle le rôle du Rwanda, devenu premier exportateur mondial de coltan, autoproclamé « start-up nation » et désormais invité dans la « cour des grands » en dépit de la guerre menée au Kivu par ses alliés du mouvement rebelle M23 qui ont pris le contrôle d’importants gisements de cobalt au Nord-Kivu, entre autres à Rubaya.

L’ouvrage de Fabien Lebrun, une somme bardée de citations et de références, représente un outil indispensable pour découvrir la face cachée de l’expansion numérique. Un seul regret cependant : où sont les Congolais eux-mêmes ? Leurs héros et leurs traîtres ? Leurs vrais ou faux rebelles, leurs sous-traitants du capitalisme mondialisé ? Leurs dirigeants qui se laissent si facilement corrompre ? Leur société civile qui met à profit le numérique et les moyens de communication modernes pour faire entendre au-delà des frontières le cri des femmes martyrisées et le sacrifice des creuseurs ? Où serait le docteur Mukwege si internet ne l’avait fait connaître ?

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