La lutte palestinienne

Du génocide au réalignement mondial

Introduction : Réorienter la lutte

Pour les Palestiniens, un retour aux conditions antérieures au 7 octobre est impensable. L’année écoulée a été l’une des plus sanglantes de l’histoire palestinienne, avec un nombre de morts dépassant même celui de la Nakba. La dévastation que nous avons subie façonnera irrévocablement notre politique, nos cadres intellectuels et nos approches de la résistance. Elle transformera également nos relations mutuelles et la façon dont nous envisageons notre avenir collectif. Tout discours significatif sur la libération palestinienne doit désormais mettre l’accent sur la réalité du génocide en cours.

Bien que cette reconnaissance commence déjà à façonner notre conscience collective, nous sommes toujours témoins d’un génocide et nous consacrons notre énergie à l’arrêter. Notre lutte devra être profondément réorientée une fois que la violence immédiate aura cessé et qu’un cessez-le-feu aura été conclu. L’énormité de cette expérience nous a fondamentalement modifiés en tant que société, en tant que Palestiniens et en tant qu’êtres humains, et ces changements influenceront inévitablement la trajectoire de notre résistance.
En outre, les événements de l’année écoulée ont mis en lumière des réalités structurelles qui s’étendent bien au-delà de la Palestine. Ils ont souligné les profondes limites de l’ordre international de l’après-Seconde Guerre mondiale, mis à nu les hypocrisies et le racisme des démocraties libérales occidentales, et brisé l’illusion que nous étions parvenus à un lieu de gouvernance multilatérale. Pour les Palestiniens et leurs alliés engagés en faveur d’un monde plus juste et plus équitable, il est essentiel de s’attaquer à ces révélations et aux questions urgentes qu’elles soulèvent.

En effet, les démocraties libérales occidentales n’ont pas seulement toléré la violence, mais l’ont activement armée et soutenue. Cette complicité oblige à se pencher sur les structures mondiales de pouvoir et de gouvernance. Pour ces raisons et d’autres encore, il n’est pas possible de revenir au monde d’avant le 7 octobre, ni pour les Palestiniens, ni à l’échelle mondiale. La tâche qui nous attend est de naviguer dans cette réalité transformée, en affrontant les défis et les opportunités qu’elle présente, tout en poursuivant notre lutte pour la justice et la libération.

Le sionisme en contexte : Déshumanisation et invincibilité israélienne

Pour analyser le sionisme de manière critique, il est essentiel d’éviter le piège de l’exceptionnalisme. Historiquement, les régimes génocidaires ont commis des atrocités d’une ampleur effroyable. Ce dont nous sommes témoins aujourd’hui à Gaza est un exemple particulièrement flagrant de cette violence, amplifiée par sa visibilité immédiate grâce aux médias en direct. Cette exposition en temps réel remet en question l’hypothèse de longue date selon laquelle une large sensibilisation aux atrocités commises dans le passé aurait entraîné une intervention internationale décisive. Au contraire, l’inaction persistante de la communauté mondiale met en évidence une continuité historique troublante de complicité et de négligence.

La déshumanisation des Palestiniens par Israël doit être replacée dans ce contexte historique plus large de brutalité systémique. Les niveaux extrêmes de violence à Gaza – comprenant le bombardement de camps de réfugiés et le fait de brûler vifs des patients dans des hôpitaux – révèlent la profondeur de la déshumanisation qui permet de tels actes. Ces atrocités suggèrent que les forces israéliennes perçoivent les Palestiniens non pas comme des êtres humains, mais comme quelque chose de moins qu’humain. Ces croyances bien ancrées facilitent la mise en œuvre durable de cette cruauté, jour après jour, à une échelle stupéfiante.

Cette dynamique recoupe également le mythe de l’invincibilité d’Israël. L’attaque du Hamas du 7 octobre a brisé la perception d’Israël comme une puissance militaire incontestable et un régime d’apartheid. Toutefois, la campagne génocidaire menée ensuite par Israël n’a été possible que grâce au soutien indéfectible des États-Unis. Cette dépendance souligne une vérité fondamentale : Israël a toujours fonctionné comme une colonie de peuplement dépendant du soutien impérialiste. Sa violence et son occupation sont soutenues non pas par sa force intrinsèque, mais par le soutien matériel et politique de puissances hégémoniques.

Israël est donc loin d’être invincible. Il existe des mécanismes permettant de demander des comptes à ses dirigeants pour des décennies d’atrocités sionistes et de violence coloniale, mais ils restent sous-utilisés et inappliqués. L’inaction découle d’une déshumanisation occidentale plus profonde des Palestiniens et des Arabes en général. Dans l’imaginaire libéral de nombreux États occidentaux, Israël représente un rempart de la « civilisation » contre ce qui est perçu comme la « barbarie ». Ce récit, enraciné dans l’idéologie sioniste et les cadres de la suprématie blanche, continue de façonner la politique étrangère des États-Unis et leur soutien indéfectible à Israël.

La déshumanisation des Palestiniens ne se limite pas à Israël ; elle s’étend aux systèmes mondiaux qui permettent et justifient ces atrocités. Ainsi, à la question de l’indomptabilité d’Israël, la réponse est sans équivoque : il est en fait possible de l’arrêter. Le véritable obstacle ne réside pas dans la capacité, mais dans l’absence de volonté politique. Pour des Nations telles que les États-Unis, Israël sert à la fois des objectifs idéologiques et – prétendument – stratégiques, perpétuant un cycle d’impunité qui permet l’effacement continu des vies palestiniennes.

Un « ordre fondé sur des règles » mis à nu : Une protection pour certains, pas pour tous


Nous vivons un moment de rupture paradigmatique, un changement fondamental dans le cadre que nous croyions être celui qui régit notre monde. Pourtant, cette rupture n’est pas sans continuité. Par exemple, les Palestiniens connaissent depuis longtemps les limites du droit international. Depuis des décennies, il est clair que ce système juridique, imprégné de conceptions colonialistes, a excusé le colonialisme, n’a pas abordé la question des droits des autochtones et des réparations, et n’a pas protégé de manière adéquate les droits des minorités. Le droit international, dans sa forme actuelle, est ancré dans un « ordre fondé sur des règles » colonialiste. Les Palestiniens ont donc compris la nécessité d’aborder le droit international non pas comme un arbitre impartial de la justice, mais comme un terrain de lutte politique, en s’y engageant de manière stratégique, opportune et instrumentale.

Les événements survenus depuis le 7 octobre – et même avant, avec la réponse internationale à la guerre en Ukraine – ont souligné à quel point ce système est profondément défectueux. La façade de légalité, de droits et de justice défendue par les puissances occidentales a été irrémédiablement exposée. Le soi-disant ordre international fondé sur des règles est depuis longtemps coopté par des puissances hégémoniques pour servir leurs intérêts, de la guerre d’Irak à l’Ukraine. Dans ce contexte, les pays du Sud reconnaissent de plus en plus l’hypocrisie des prétentions occidentales à défendre la justice et la légalité, réduisant ces affirmations à des jeux de pouvoir cyniques.

Dans le cas d’Israël, l’érosion des normes juridiques internationales a été délibérée et systématique. Pendant des années, le régime sioniste a créé des précédents juridiques pour légitimer des pratiques telles que les exécutions extrajudiciaires, appelées par euphémisme « assassinats ciblés ». Ces précédents ont ouvert la voie à des pratiques similaires à l’échelle mondiale, comme le recours sans précédent de l’administration Obama aux exécutions extrajudiciaires en Afghanistan. Cette dégradation systématique des normes internationales a normalisé la violence aveugle, y compris le bombardement de zones civiles sous couvert d’« opérations de sécurité ».

Cette érosion n’est pas apparue dans le vide. Elle reflète plutôt un démantèlement prémédité et systématique des principes censés protéger les droits et faire respecter la loi à l’échelle internationale. Aujourd’hui, Israël est devenu un État voyou, un paria qui documente et célèbre activement ses actions génocidaires. Les horreurs qui se déroulent à Gaza se répandent dans les régions voisines, y compris au Liban, et constituent un avertissement terrible sur ce que l’impunité débridée et l’apartheid systémique peuvent engendrer.

Ce moment exige une réflexion urgente : À quoi ressemblera la gouvernance internationale après ce génocide ? Quels mécanismes existent pour empêcher d’autres États voyous de reproduire ces atrocités ? Comment pouvons-nous protéger les populations vulnérables contre le génocide, l’apartheid et la normalisation de l’impunité ? Ces questions ne concernent pas uniquement la Palestine – elles ont une portée mondiale. Cependant, la Palestine offre une perspective critique à travers laquelle interroger et réimaginer le droit international. Elle nous met au défi d’affronter les fondements colonialistes de l’« ordre fondé sur des règles » et d’envisager un système ancré dans une véritable justice, la responsabilité et la protection de tous, et pas seulement des puissants. Si nous voulons aller de l’avant, nous devons inscrire la Palestine dans le projet plus large de décolonisation du droit international et de démantèlement des systèmes d’hégémonie mondiale.

Situer la Palestine dans le monde arabe

La libération palestinienne a toujours été profondément liée à la région dans son ensemble, reflétant sa profondeur arabe et les luttes interconnectées à travers l’Asie du Sud-Ouest et l’Afrique du Nord. Toutefois, pour aborder cette dimension régionale, il faut se confronter à l’héritage de l’ordre postcolonial. De nombreux régimes du monde arabe ont émergé après l’indépendance en tant que structures autoritaires, souvent alignées sur les puissances occidentales et profondément complices du maintien de systèmes oppressifs. Ces régimes sont profondément néocoloniaux par nature : ils ne représentent pas leurs populations, sont antidémocratiques et perpétuent souvent des inégalités sociales et économiques généralisées.

Les soulèvements de 2010 et 2011 ont révélé le profond mécontentement populaire à l’égard de ces régimes et leur incapacité à répondre aux aspirations les plus élémentaires en matière de dignité, de moyens de subsistance et de justice. Non seulement ces systèmes ne répondent pas aux attentes de leurs populations, mais ils ont aussi historiquement instrumentalisé la cause palestinienne pour renforcer leur légitimité. En faisant de la Palestine un outil rhétorique, ces régimes ont détourné l’attention de leur nature répressive tout en n’apportant que peu de solidarité ou de soutien significatif à la libération palestinienne. Cette dynamique persiste aujourd’hui, puisque des États comme la Jordanie et l’Égypte ne s’engagent avec la Palestine que dans la mesure où cela recoupe leurs préoccupations existentielles, telles que la gestion des conséquences de l’épuration ethnique en cours par Israël. Leurs actions restent limitées par des priorités nationales et des dépendances extérieures plutôt que par un engagement de principe en faveur de l’autodétermination palestinienne.

L’intersection du colonialisme de peuplement et de l’autoritarisme crée une structure d’oppression qui se renforce mutuellement dans la région. Les Palestiniens, les Arabes et les non-Arabes sont soumis à ces deux systèmes, qui servent des intérêts étrangers et suppriment les mouvements authentiques en faveur de la souveraineté, de la dignité et de la gouvernance démocratique. Israël, avec le soutien militaire, financier et diplomatique des États-Unis, exploite cet environnement pour consolider sa position en tant que puissance régionale. Ses actions s’étendent au-delà de la Palestine, se manifestant par des attaques contre le Liban et la déstabilisation des États voisins, tout en promouvant une vision du « nouveau Moyen-Orient » qui s’aligne sur ses intérêts.

Cette perspective inclut des opérations de changement de régime visant l’Iran, la Syrie, le Liban et d’autres pays, conçues pour éliminer la résistance et consolider des partenariats semblables à ceux établis par les accords d’Abraham avec les Émirats arabes unis et le Bahreïn. Ces démarches, profondément ancrées dans l’arrogance, le racisme et une approche descendante de la refonte de la région, s’inscrivent dans la continuité de la logique coloniale. Ces approches sont vouées à l’échec, l’histoire démontrant la futilité et le caractère destructeur des changements de régime imposés de l’extérieur. Néanmoins, cela reste la réalité du projet colonial du sionisme et de ses aspirations à la domination régionale.

Pour comprendre la libération palestinienne, il faut donc la situer dans ce contexte régional plus large. La décolonisation de la Palestine ne peut être dissociée de la décolonisation de la région. Ce processus implique d’envisager des structures de gouvernance qui donnent la priorité aux besoins et aux aspirations de leur peuple plutôt qu’aux intérêts étrangers, de favoriser des systèmes de dignité et de créer un accès équitable à l’emploi, à l’éducation et aux soins de santé tout en sauvegardant la souveraineté politique et l’autodétermination.
La voie à suivre est sans aucun doute difficile, étant donné les forces redoutables qui s’opposent à une telle transformation. Comme l’a dit de manière poignante l’activiste égyptien et prisonnier politique Alaa Abdel Fattah, « réparez votre propre démocratie », soulignant aux fervents partisans occidentaux que la solidarité commence chez soi. Il en va de même pour les États arabes. Les luttes pour la démocratie et la dignité dans le monde arabe sont profondément liées à la cause palestinienne. Elles se renforcent l’une l’autre et sont toutes deux essentielles pour imaginer un avenir libéré de l’oppression coloniale et autoritaire. Pour reconstruire cette vision, il faudra repenser la décolonisation en s’attaquant non seulement à la violence immédiate du sionisme, mais aussi en démantelant les structures systémiques qui lui permettent de persister dans toute la région.

Réalignement global : Du pouvoir populaire au pouvoir politique

Lorsque l’on considère le Sud global, il est essentiel d’éviter de le traiter comme une entité monolithique. Même à l’époque du Mouvement des non-alignés, il existait une diversité et des divergences significatives entre ses États membres. Aujourd’hui, le Sud est encore plus hétérogène, ce qui nécessite une approche nuancée et stratégique de l’engagement. Par exemple, la position de l’Afrique du Sud sur la Palestine diffère nettement de celle de l’Inde ou du Brésil, car chaque État opère dans un contexte historique, stratégique et politique qui lui est propre. Il est essentiel de comprendre et de naviguer dans cette complexité pour construire des alliances significatives et faire avancer des objectifs communs.

Dans le même temps, il existe des domaines de convergence. De nombreux États du Sud partagent un intérêt pour la promotion d’un ordre mondial capable de répondre aux crises transnationales, telles que le changement climatique et la justice climatique. Ces défis urgents exigent une refonte collective de la gouvernance mondiale au-delà du cadre de l’hégémonie occidentale et de l’unipolarité des États-Unis. Le passage à une gouvernance multilatérale est une priorité pour de nombreuses puissances du Sud, même si leurs positions sur la Palestine ne sont pas totalement alignées. Ces conversations plus larges sont essentielles pour les Palestiniens et leurs alliés qui recherchent un système international plus équitable et plus juste.

Les puissances occidentales peinent toutefois à reconnaître l’ampleur de ce changement mondial. L’idée que les États-Unis se font d’eux-mêmes en tant que « gendarme du monde » a longtemps été plus un mythe qu’une réalité, masquant leur rôle impérialiste et déstabilisateur. Néanmoins, l’incapacité des États occidentaux à reconnaître le déclin de l’hégémonie américaine et leur propre rôle dans la perpétuation de l’instabilité mondiale souligne leur détachement par rapport à la dynamique changeante du pouvoir.

La montée en puissance du Sud et les demandes croissantes d’équité, de justice et d’autonomie marquent un tournant décisif dans les relations internationales, qui remet en cause les fondements de la domination occidentale. La Palestine est au cœur de ces changements mondiaux, mais les Palestiniens doivent faire face à des défis importants pour naviguer dans ce tournant. Alors que le mouvement palestinien connaît un élan sans précédent grâce au soutien et à la solidarité de la base mondiale, nous devons devenir plus stratégiques pour traduire ce pouvoir populaire en pouvoir politique. Les questions de droit international, de politique étrangère à l’égard des acteurs du Sud et de gouvernance mondiale requièrent un engagement délibéré et coordonné. Il ne s’agit pas simplement de préoccupations abstraites, mais de considérations urgentes et pratiques pour faire avancer la cause palestinienne sur la scène mondiale.

Le déficit stratégique actuel n’est pas fortuit, mais le produit de décennies de répression systématique. Le régime israélien a travaillé sans relâche pour démanteler le mouvement révolutionnaire des années 1960 et 1970 – par la cooptation, l’emprisonnement, l’exil et l’assassinat – laissant un vide dans la capacité institutionnelle et la vision décoloniale. La reconstruction de cette infrastructure révolutionnaire est une priorité urgente. Sans cela, les intérêts étrangers et l’hégémonie occidentale continueront à imposer des paradigmes qui marginalisent les droits des Palestiniens et renforcent l’oppression coloniale.

La question cruciale aujourd’hui est de savoir comment saisir ce moment – marqué par le génocide à Gaza et l’attention mondiale qu’il a attirée – pour revitaliser notre héritage révolutionnaire. Il ne s’agit pas d’un appel à revenir au passé, car un tel retour n’est ni possible ni souhaitable. Au contraire, nous devons réimaginer la décolonisation et la politique révolutionnaire pour notre époque actuelle, définie par des défis mondiaux interconnectés et des structures de pouvoir changeantes. Ressusciter un projet décolonial enraciné dans notre histoire mais orienté vers l’avenir est notre tâche la plus urgente. C’est grâce à ce travail que nous pourrons tracer la voie vers la justice, la libération et l’autodétermination des Palestiniens et de tous les peuples opprimés.

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