Marc Bloch et les enfants de Gaza

En cette période festive dans le reste du monde, à Gaza, chaque jour et chaque nuit, sous des bombardements qui continuent de faire des dizaines de victimes, la terreur obscurcit le visage des enfants palestiniens vivant au milieu des ruines de leur environnement dévasté.

Par son indifférence à leur sort tragique et par son déni du droit international, la France, qui honore l’auteur de L’étrange défaite, en trahit les valeurs et les engagements.

« Il est un de ces tableaux auquel je sens bien que je ne m’habituerai jamais : celui de la terreur sur des visages d’enfants fuyant la chute des bombes, dans un village survolé. Cette vision-là, je prie le ciel de ne jamais me la remettre sous les yeux, dans la réalité, et le moins souvent possible dans mes rêves. Il est atroce que les guerres puissent ne pas épargner l’enfance, non seulement parce qu’elle est l’avenir mais surtout parce que sa tendre faiblesse et son irresponsabilité adressent à notre protection un si confiant appel. »

Ces phrases sont de Marc Bloch dans L’étrange défaite, son essai célébré sur la déroute de l’armée française en 1940. 

Difficile, en lisant ces lignes, de ne pas penser aux enfants de Gaza eux aussi sous les bombes, à ceci près qu’ils n’ont nulle part où fuir, puisque les zones où l’armée israélienne demande à leurs parents de se rassembler sont elles aussi bombardées. Ils sont écrasés sous les décombres des écoles où ils s’abritent, brûlés vifs dans les campements où ils se réfugient, tués dans les hôpitaux où ils sont soignés. Avant de mourir, ils ont connu la terreur dont l’historien prie le ciel qu’il n’ait jamais plus à en revoir les traces sur les visages des enfants. 

Les autres, qui ont, jusqu’à présent, survécu, ont également connue cette terreur, et de manière presque permanente pendant les longs mois de bombardements bien plus intenses que ceux dont avaient l’expérience les petits villageois français. Parmi eux, beaucoup garderont les stigmates physiques de leurs blessures, des amputations sans anesthésie et des privations alimentaires, et la plupart conserveront la trace psychique de cette violence, un traumatisme sans fin, accompagné d’angoissantes reviviscences, de pensées intrusives, de cauchemars répétés, de peurs incontrôlables dans certaines situations et de comportements d’évitement de tout ce qui peut les provoquer, de dépression, d’anxiété et d’impulsivité, tous éléments qui bouleverseront longtemps leur quotidien. Une enquête récente de l’association War Child auprès de 500 familles révèle que 96% des enfants pensent que leur mort est proche et que 49% d’entre eux la souhaitent, proportion qui atteint 72% parmi les garçons. Rendre Gaza invivable a été une formule souvent utilisée dans les sphères politique et militaire israéliennes. Pour ce qui est des enfants palestiniens, c’est bien plus que cela : rendre leur vie même invivable.

Du 7 octobre 2023 au 10 décembre 2024, selon les données officielles des Nations unies d’après le ministère de la Santé de Gaza, 13 319 enfants palestiniens sont morts dans ce territoire. Encore ces chiffres sont-ils fortement sous-estimés, et pas seulement du fait de l’existence de milliers de corps ensevelis sous les décombres. Les enquêtes réalisées par l’Institut Watson de l’université Brown après les guerres d’Irak et d’Afghanistan ont montré que le nombre réel estimé de décès était environ cinq fois supérieur au nombre enregistré au moment du conflit, en raison des morts indirectes dues à la dégradation des conditions de vie, d’hygiène et de soins qui représentent environ le quadruple des morts directes. 

Extrapoler ce ratio aux enfants de Gaza est toutefois insuffisant, car les réalités y sont bien plus mortifères que dans ces autres conflits, en raison de la famine provoquée par le blocus de l’aide humanitaire, des maladies non traitées à cause de la destruction systématique des structures sanitaires et des infections provoquées par l’interruption des programmes de vaccination et la contamination de l’eau potable due à la dévastation des égouts, tous éléments auxquels les plus jeunes sont très vulnérables. À la fin du mois d’octobre 2023, l’Unicef déclarait que Gaza était devenu un cimetière pour des milliers d’enfants et Save the Children affirmait qu’y étaient morts en trois semaines plus qu’en un an dans la totalité des conflits de chacune des années récentes. Depuis, le nombre officiel des jeunes victimes palestiniennes a quadruplé et, sur la base des enquêtes citées, il faudrait le multiplier au moins par vingt.

Mais la terreur dans les yeux des enfants, qu’ils soient morts sous les bombes ou qu’ils aient survécu aux attaques, le public occidental ne l’aura pas vue – ni d’ailleurs entendue être rapportée. Les grands médias audiovisuels lui ont épargné l’épreuve émotionnelle du spectacle de cette souffrance. Ils ont invoqué l’interdiction effectivement faite aux journalistes étrangers de se rendre à Gaza, en ignorant cependant les centaines d’autres qui produisaient au péril de leur vie – 137 ont été tués, plus que dans aucune autre guerre contemporaine – des images et des récits quotidiennement repris par d’autres médias. En fait, comme le suggèrent certains dans les rédactions, les raisons de cet évitement sont plutôt à rechercher dans la volonté de ne pas s’exposer à l’accusation d’antisémitisme en montrant une cruauté que pourtant les soldats n’hésitent pas à exalter dans leurs nombreuses vidéos. Peut-être aussi dévoiler la terreur provoquée par les assassinats de masse, dont une enquête israélienne révélait qu’elle était un effet recherché par les chefs militaires, risquerait de faire entrer cette politique dans le cadre de la définition que la loi française donne du terrorisme. Quoi qu’il en soit, au fil des mois, le sort des habitants de Gaza, déjà peu présent dans les médias, en a presque disparu.

Au moment où le président de la République annonce la prochaine entrée de Marc Bloch au Panthéon, on aurait pu attendre des autorités françaises un peu de l’empathie et du courage de celui auquel elles entendent rendre hommage. Car il n’aurait certainement pas gardé le silence devant ce massacre des innocents. Confronté aux centaines de milliers d’enfants palestiniens tués, mutilés, affamés, traumatisés, privés d’école et de maison, pleurant la mort de leurs parents ou de leurs frères et sœurs, il ne serait certainement pas resté insensible et aurait dit, cette fois encore, le caractère « atroce » de la guerre qui en était responsable. 

Tel n’est cependant pas le choix fait par la diplomatie française. Tandis que les Nations unies ont placé Israël sur sa « liste de la honte » des pays qui ne respectent pas les droits des enfants lors des conflits et que le Premier ministre israélien, qui a par deux fois invoqué l’ennemi biblique Amalek dont les enfants doivent être détruits, fait l’objet d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale pour crime contre l’humanité, le gouvernement français, déjà discrédité par les maladresses et les palinodies du Président depuis le 7 octobre, refuse d’appliquer la décision de la haute juridiction, arguant d’une immunité jamais invoquée lors de précédents et jugée fallacieuse par la Fédération internationale des droits humains. Et ceci au moment où le parlement israélien vient de voter une loi pour interdire l’accès des Territoires palestiniens à l’unrwa, l’agence des Nations unies en charge des secours et du développement pour ces populations, privant ainsi des centaines de milliers de filles et de garçons de l’assistance humanitaire et des programmes éducatifs dont ils ont un besoin urgent.

En cette période festive dans le reste du monde, à Gaza, chaque jour et chaque nuit, sous des bombardements qui continuent de faire des dizaines de victimes, la terreur obscurcit le visage des enfants palestiniens vivant au milieu des ruines de leur environnement dévasté. Par son indifférence à leur sort tragique et par son déni du droit international, la France, qui honore justement l’auteur de L’étrange défaite, en trahit les valeurs et les engagements.

Didier Fassin est anthropologue et médecin, professeur au Collège de France et à l’Institute for Advanced Study de Princeton. Il est l’auteur du livre Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza (La Découverte).

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