La fin de la conversation ?

La parole dans une société spectrale ; un livre de David Le Breton (Métailié, 2024)

Dans son dernier essai publié aux éditions Métailié, David Le Breton nous amène à nous interroger sur la disparition de la conversation au détriment d’une société où règnent notifications, tweets, likes, « visio-conférences » et Chatbot.

La conversation comme rencontre

 L’auteur définit la conversation avant tout comme la « consécration de la rencontre » : en cela elle engage l’individu d’une manière tout à fait unique. Elle « sollicite une reconnaissance plénière de l’autre à travers l’attention à son égard sur un pied d’égalité, d’écoute réciproque, de complicité éventuelle, qui n’exclut nullement le débat, les controverses. Elle relève du jeu de vivre. Elle crée d’un rien un univers de réciprocité, d’échange, de plaisir partagé qui contribue à rendre le monde plus léger, plus familier. » (p.21). En effet, de quelques phrases sans enjeux au comptoir d’un café à un échange d’opinions plus approfondi, l’art de converser suppose toujours une ouverture à l’autre, une attention particulière accordée à ses réactions et ses pensées. Elle est aussi garante de notre propre singularité, permet de formuler des idées et de les mettre à l’épreuve de l’autre, ou bien contribue simplement à amoindrir le sentiment de solitude.

L’ère de la communication

Qu’en est-il aujourd’hui, à l’heure des flux d’informations incessants et du scroll infini ? L’auteur explique que la conversation disparaît peu à peu pour laisser place à une société de la communication, dans laquelle l’échange d’informations se fait à distance, par écrans interposés et dans un flux constant, participant au sentiment grandissant d’urgence ressenti par grand nombre de nos contemporains (phénomène par ailleurs très bien explicité par Harmut Rosa dans son essai Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, 2014). Comment expliquer que, comme le souligne David Le Breton, « on n’a[it] jamais autant communiqué, mais jamais aussi peu parlé ensemble » ? À l’ère numérique, ce qui donne corps à la conversation disparaît : plus de visages ni de regards, plus de silence propice à l’écoute, plus de rencontres. Les liens sociaux, familiaux et amicaux en pâtissent, donnant lieu à une socialisation fragilisée et à une capacité d’empathie qui s’étiole. S’appuyant sur les travaux de Sherry Turkle ou Michel Desmurget, l’auteur dresse un bilan peu joyeux de l’état de notre société.  

Impacts sur les relations sociales et affectives

Mais pourquoi les interactions et relations de la « vraie vie », aussi riches et importantes soient-elles, sont-elles si facilement délaissées ? À plusieurs reprises dans le livre, il est question de la notion d’engagement : rencontrer l’autre, c’est en effet prendre le risque d’être déçu, frustré, vulnérable ; c’est aussi s’engager à le respecter et l’écouter. Mais aujourd’hui le contrôle du message et des émotions prend le dessus sur le dialogue, au détriment de la spontanéité et du débat. Les jeunes refusent de converser par téléphone et préfèrent envoyer des SMS, qui peuvent être vérifiés, modifiés ou corrigés à l’infini. Sur les réseaux sociaux, véritables agoras des temps modernes, chacun se trouve enfermé dans des « bulles de filtres » qui le confortent dans ses propres opinions, anéantissant d’un même geste le débat démocratique et l’ouverture à l’autre. À terme, l’interlocuteur « à distance » finit par s’effacer : il ne reste plus que le besoin frénétique de communiquer, de réagir pour exister. Quel meilleur terrain alors à la profusion de Chatbots et autres IA conversationnelles ? Le robot apparaît comme un compagnon toujours disponible et prévisible. L’investissement affectif se fait désormais en direction de la machine, qui devient un « miroir complaisant », une « simulation sans danger d’autrui » (p.84).

La question de l’impact des intelligences artificielles génératives sur la vie affective des plus jeunes pourrait être davantage creusée : les intervenants Lève les yeux sont les témoins chaque jour de la place grandissante que prennent les robots conversationnels tels que Snapchat AI ou character.ai, dans la vie des adolescents. La plupart d’entre eux développent des relations amicales voire amoureuses avec des IA, et ont de plus en plus de mal à évoluer dans la réalité sociale qui les entoure. Quelles conséquences ces relations auront sur la construction de leur identité ? Sur leur capacité à comprendre l’autre, et donc à interagir en société ? Quelles seront les conséquences à plus long terme sur le vivre-ensemble ? L’ampleur et la rapidité de ce nouveau phénomène donnent le vertige : alors continuons tant que possible à dialoguer, avec nos proches aussi bien qu’avec des inconnus, en espérant que de petites graines d’humanité soient plantées dans le cœur de nos interlocuteurs.

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