La rationalité politique n’est plus compréhensible par les citoyens puisqu’elle est dominée par une autre rationalité, cachée, celle d’un système économique dominé par des réalités technologiques.
Or, de nos jours, cette rationalité technologique, qui a envahi le champ du politique, rend encore plus illusoire une émancipation politique, culturelle et sociale, sans repolitisation du corps social.
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LA LOCOMOTIVE à vapeur, l’ampoule électrique ou le téléphone sont dus à des scientifiques qui ont trouvé des applications pratiques à leurs découvertes fondamentales.
La technologie, au sens banal de l’ensemble des outils et des méthodes employés dans l’industrie tout autant qu’à celui de discours sur la technique, s’est ainsi imposée dans la vie des êtres humains des contrées industrialisées.
Outre notre quotidien, la technologie pénètre également le domaine politique, qu’on s’en réjouisse comme Francis Fukuyama, qui voit dans l’application de la science à la vie quotidienne l’une des plus grandes réussites du capitalisme, ou qu’on le déplore comme les actuels « technophobes ».
Mais, la technologie ne fait-elle que déborder sur le domaine politique ou l’a-t-elle absorbé au point que la rationalité politique ne soit plus, en dernière analyse, qu’une rationalité technologique ?
C’est ce qu’affirmait Herbert Marcuse, qui l’explique ainsi : « L’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie, plutôt que de la terreur, pour obtenir la cohésion des forces sociales dans un mouvement double, un fonctionnalisme écrasant et une amélioration croissante du standard de vie. »
TRANSPARENCE FACTICE
Plus la technologie est complexe, voire potentiellement dangereuse, plus le secret sur les techniques développées et utilisées doit être préservé par les chercheurs, les autorités, les industriels, etc.
Dans le cas du nucléaire, qu’il soit militaire ou civil, le secret s’explique à l’évidence par le danger qu’il y aurait à dévoiler des éléments pouvant être utilisés par des ennemis, quels qu’ils soient, puissances étrangères, terroristes, industriels concurrents ou autres.
Mais, pour les organismes génétiquement modifiés (OGM), qui doivent nourrir l’humanité, ou les médicaments, qui la soignent, comment justifier le secret dont s’entourent les sociétés qui les produisent ?
L’une des revendications de ce qu’on a appelé un temps « la société civile » a été d’être informée d’une façon « transparente », notamment sur les avancées technologiques majeures dans des industries telles que le nucléaire, la pharmacie ou les biotechnologies, ou encore dans le domaine des communications par ondes, sans oublier la volonté de connaître la vérité sur les crises sanitaires (virus de l’immunodéficience humaine-sida, maladie de Creutzfeldt-Jakob ou « vache folle », pandémies diverses, etc.).
Cependant, l’information, du fait même de la complexité technologique d’une centrale nucléaire, d’un centre de retraitement des déchets radioactifs ou du processus d’obtention des OGM, n’est pas accessible à l’ensemble de la société civile : les prérequis en matière de connaissances scientifiques sont trop importants pour que n’importe qui puisse comprendre ces technologies.
C’est dire qu’en soi, certaines technologies sont antidémocratiques parce qu’elles utilisent des bases scientifiques que nous ne sommes pas tous à même de comprendre.
C’est pour cette raison que la propagation de ces technologies est non seulement économique, mais aussi et surtout politique, puisqu’il faut bien que la population les accepte, qu’elle en comprenne ou non l’enjeu par rapport à la démocratie.
PERTE DE DÉMOCRATIE
Apparaît une contradiction majeure, de nature exclusivement politique : un système démocratique peut choisir, dans des domaines aussi fondamentaux pour sa survie que l’approvisionnement en nourriture, en énergie et en médicaments ou dans celui des communications, de développer et d’utiliser très massivement des technologies que le peuple lui-même est incapable de comprendre du fait de leur complexité, et dont il ne peut déceler les éventuels dangers qu’en croyant sur parole des experts.
Le plus souvent, ces spécialistes sont eux-mêmes liés à l’industrie qu’ils sont chargés d’expertiser, et l’on constate ainsi qu’ils commettent des « erreurs » de diverses natures afin de persuader le grand public de l’innocuité des technologies qu’ils évaluent.
Depuis le début du XXIème siècle, le phénomène des lanceurs d’alerte n’a fait qu’entériner ce fait paradoxal : les expertises autour des technologies à risque effectuées par des experts commissionnés ne valent que pour les oreilles qui veulent être rassurées à peu de frais.
Les individus critiques doivent écouter plutôt les lanceurs d’alerte, qui se situent, de fait, à la marge du monde scientifique officiel.
C’est-à-dire qu’il y a bel et bien désormais, et toujours plus, deux vérités scientifiques qui s’affrontent, celle des experts des commissions, y compris « éthiques », et celles des lanceurs d’alerte.
Chaque citoyen choisit dès lors son camp technologique en fonction de convictions en dernière analyse politiques – et non scientifiques – car, dans les deux cas, le parcours intellectuel du citoyen lambda est le même : incompréhension face à la complexité technique ; volonté de comprendre ; recherche d’opinions d’experts ; choix nécessaire entre les experts officiels et les francs-tireurs ou lanceurs d’alerte.
Or, c’est ce dernier choix qui est fondamental, et il relève du domaine politique.
La frontière se situe entre l’acceptation du consensus technologique, des idées de transparence et de sûreté, la croyance en la bienveillance des autorités. Ou, à l’inverse, la conviction que tout danger technologique n’est pas écarté, que la parole des experts est douteuse, ou encore que le principe de précaution n’est plus qu’un vœu pieux, ce qui conduit à la mécréance critique et à l’abandon du consensus pro-technologique.
Le choix se résume à : oui à tout progrès et optimisme, ou scepticisme et opposition au culte du progrès.
LE GRAND BASCULEMENT
L’histoire de l’imposition de l’utilisation des rayonnements radioactifs est éclairante et permet de dater précisément le moment du grand basculement dans l’idéologie du progrès.
La radioactivité naturelle fut découverte en 1896, par Henri Becquerel, et aussitôt les premiers cas de cancers induits par ces rayons furent recensés, en avril et août de cette même année.
Comme l’écrit Jean-Philippe Desbordes dans Atomic Park, « les médecins comprirent donc très vite que ces rayonnements, emprisonnés de tout temps dans la matière, étaient néfastes pour les organismes, à tel point que l’on considéra d’emblée qu’il n’existe pas de seuil en-deçà duquel le risque serait égal à zéro. Mais, après 1945, l’affirmation du caractère politique de l’atome, à travers la course aux armes thermonucléaires, le développement de la filière plutonium et ensuite celui des programmes électronucléaires, la vision normative du problème sanitaire accoucha d’une position de principe opposée aux données du savoir médical accumulées durant la première partie du XXème siècle. »
La vérité scientifique avait à la fois entraîné une application technologique par les physiciens et une réaction immédiate des médecins devant le nouveau danger. Mais la vérité médicale devint taboue car contraire en l’occurrence au progrès, et les médecins durent se taire afin de ne pas gêner le développement des filières nucléaires.
La rationalité technologique – créer des armes encore plus puissantes et une filière nucléaire « civile » – impliquait une rationalité politique de caractère dictatorial : cacher la vérité médicale aux citoyens des pays prétendument démocratiques.
Ce moment du basculement de la technologie dans un monde incompréhensible pour le commun des citoyens, donc inaccessible à tout contrôle démocratique, peut être daté avec précision au tout début du XXème siècle.
Qu’il s’agisse des rayonnements radioactifs ou de tous les bouleversements scientifiques et technologiques dus à la théorie einsteinienne de la relativité – exposée à partir de 1905 –, la charnière entre les XIXème et XXème siècles correspond en effet au moment où, comme le reconnaît Stephen Hawking, un homme même instruit ne peut plus comprendre les avancées scientifiques, sauf dans les quelques domaines où il excelle.
Ce fait culturel est essentiel. Il signe une dépossession radicale de notre capacité à comprendre le monde.
LE MODÈLE : LA MÉGAMACHINE
La technologie ne s’est pas invitée dans nos vies et dans le système économique qui domine le monde moderne en quelques brèves étapes. Toute une architecture idéologique s’est mise peu à peu en place, qui domine aujourd’hui.
L’idée que les techniques doivent servir l’homme constitue le cadre, simple et très efficace, au triomphe de la technique, qui n’est, au départ, qu’une continuation de la main.
La complexification des techniques, en s’accompagnant de l’élaboration d’un discours technologique qui la justifiait, aboutit, de nos jours, à ce que les technologies ne sont plus seulement des continuations de nos mains, mais de tout notre corps et même de nos cerveaux.
Les algorithmes en sont l’expression actuellement la plus achevée puisqu’ils permettent de penser les solutions à des problèmes que nous ne parvenons plus à résoudre autrement qu’en posant des équations innombrables. Le mythe du Big Data en est l’incarnation quasi divine.
Tout pourrait être pour le mieux dans le meilleur des mondes si ce saut qualitatif, de la main au cerveau, s’était effectué sans autre conséquence qu’une amélioration – accréditée par les citoyens des pays industrialisés – de nos standards de vie, comme le signale Marcuse.
Or, les technologies se sont peu à peu émancipées, non pas de l’humain, comme on le lit bien trop souvent dans une vision totalisante, mais de ceux qui ne sont plus capables de les comprendre et qui constituent certes l’immense majorité de l’humanité, mais pas l’humanité en soi.
C’est ainsi que les experts apparaissent comme les maîtres du monde à la masse d’ignorants que nous formons.
Tel est le modèle de la Mégamachine, décrit par Lewis Mumford dans un ouvrage qui est sans doute destiné à rester longtemps encore la description prophétique de notre monde actuel, Le Mythe de la machine.
Le pouvoir tient désormais à la fois dans les humains qui l’incarnent, les experts qui connaissent la partie de la Mégamachine à la maîtrise de laquelle ils ont été formés. Il tient également à l’incapacité de ces mêmes experts à émettre un point de vue global sur le système. Sans oublier, bien sûr, l’acceptation passive par les masses de leur domination par ce système.
En effet, les masses sont satisfaites des avantages que leur procure la Mégamachine, grâce pour l’essentiel à l’élévation du standard de vie dans les pays industrialisés, même si, de nos jours, la peur l’emporte sur la satisfaction – mais la peur est encore un allié de la Mégamachine puisqu’elle est peur de perdre ce qui a été acquis.
Quant aux experts, ils rechignent à tenter une approche globale du système, car, s’ils le font, ils perdent la reconnaissance de leur expertise par leurs pairs et s’abaissent au rang soit de lanceurs d’alerte, soit de citoyens communs sans impact sur le système dans son ensemble.
Ainsi, la Mégamachine se définit non seulement comme un mode de production, incarné dans des humains qui la servent ou l’acceptent, mais aussi comme un discours sur le pouvoir, un discours politique, qui cache la réalité de la domination derrière la rationalité de la technologie mise en œuvre et acceptée par les humains.
Dès lors, la rationalité politique n’est plus compréhensible par les citoyens puisque, précisément, elle est dominée par une autre rationalité, cachée, celle d’un système économique dominé par des réalités technologiques.
Parmi ces réalités, l’immédiateté née de l’Internet et le mode de gouvernement par les algorithmes jouent un rôle-clé. Mais l’industrie nucléaire, les biotechnologies ou l’industrie du pétrole, sans oublier l’industrie culturelle, ont, elles aussi, été les protagonistes, depuis un siècle environ, de l’émergence de ce modèle politique, fondé sur une rationalité technologique.
DÉPASSER LA RATIONALITÉ TECHNOLOGIQUE : REPOLITISATION !
Le retour à la démocratie authentique implique non seulement des options politiques, sociales et culturelles, mais également technologiques.
Le débat n’est pas de savoir s’il peut exister une science émancipatrice, mais d’imaginer s’il est possible qu’une science soit émancipatrice si la société ne s’est pas émancipée, auparavant, de la domination de la rationalité technologique.
Or, de nos jours, la rationalité technologique a envahi le champ du politique, comme Herbert Marcuse l’indiquait il y a déjà cinquante ans dans L’Homme unidimensionnel.
Depuis 1965, des événements aussi fondamentaux que la naissance du nucléaire civil ou l’omniprésence des ondes wifi sont venus confirmer son intuition et ont amplifié encore davantage notre dépossession, rendant encore plus illusoire une émancipation politique, culturelle et sociale, sans repolitisation du corps social.
Philippe Godard
https://sciences-critiques.fr/la-technolo
*Parce que les écrits, même sur Internet, ne restent pas toujours, nous avons entrepris en 2024 de republier 30 des textes (tribunes libres, « Grands Entretiens », reportages, enquêtes…) que nous avons mis en ligne depuis février 2015.
Cette tribune a été publiée pour la première fois le 4 septembre 2017.