Une humoriste proche du point de rupture
Mais qu’arrive-t-il à Blanche Gardin ? Depuis la guerre à Gaza et son sketch controversé sur l’antisémitisme, la stand-uppeuse engagée broie du noir. Rencontre avec une comédienne en panne, comme percutée par l’époque.
En ce matin mouillé de janvier à Paris, la place de la République a mauvaise mine et Blanche Gardin pleure, le visage dans les mains. L’entrée en matière avait donné le ton : « Comment je vais ? Comme le dit la blague juive, en un mot, bien, en deux, pas bien. » Depuis quelques mois, la comédienne au verbe acerbe a disparu des plateaux de télé et de cinéma. Elle n’a plus envie de rire. Même plus de ce « rire pourri », comme le qualifie le metteur en scène Alain Degois, alias Papy, qui l’a convaincue, il y a plus de dix ans, de monter son premier seule-en-scène — ce rire né du malaise que sa verve comique a si bien su fouiller jusque-là. « La mécanique de la vanne est grippée », confie la stand-uppeuse de 47 ans en regardant sa chienne Rita mâcher du plastique sous la table.
Depuis les massacres du 7 octobre 2023 et le début de la guerre Israël-Hamas, Blanche Gardin oscille « entre désespoir et sidération ». Le sujet la hante. Les enfants de Gaza engloutis sous les décombres, la « capitulation morale » de la France, refusant de reconnaître le nettoyage ethnique opéré par le gouvernement d’Israël dans l’enclave palestinienne… En juillet dernier, la situation empire avec la diffusion d’un sketch casse-gueule, coécrit et joué avec Aymeric Lompret, lors d’une soirée caritative en soutien aux Gazaouis. La vidéo met en scène, sur le modèle des Alcooliques anonymes, un groupe de parole de personnes antisémites. Dans son viseur ? Les appuis de la politique de Netanyahou qui instrumentalisent la lutte contre l’antisémitisme pour neutraliser les défenseurs de la cause palestinienne. Étrillé par la presse de droite et d’extrême droite, qui reproche à Blanche Gardin de suivre la même pente que Dieudonné, le sketch qualifie au passage la chroniqueuse de France Inter Sophia Aram d’« islamophobe ». Celle-ci répond quelques jours plus tard dans une lettre à Blanche Gardin publiée dans Le Parisien : « Votre point de vue tient en deux points, l’islamophobie est partout et l’antisémitisme, nulle part. »
Un flot de haine submerge les réseaux sociaux et la page Facebook de Blanche Gardin. Insultes, appels menaçants en provenance d’Israël, l’artiste est même agressée verbalement dans la rue. Elle nous demandera de ne pas révéler la ville où elle vit la majeure partie du temps depuis quatre ans, délaissant le 20e arrondissement de Paris et l’entre-soi du monde du spectacle. Les SMS de soutien et les prises de position publiques pour sa défense, Blanche Gardin les compte sur les doigts d’une seule main. « Le sentiment de solitude m’a surprise plus que les réactions au sketch. Le sursaut des artistes contre ce qui se passe à Gaza n’a pas eu lieu. » Et la voilà devenue hautement radioactive. Elle qui manipulait sans se brûler des sujets inflammables, surfant sur l’angoisse existentielle et la misère sexuelle, semble s’être pris l’air du temps en pleine tête.
Ce n’est pourtant pas la première fois qu’elle navigue à contre-courant. En 2019, elle refuse d’être décorée de l’ordre des Arts et des Lettres par un gouvernement qui laisse des gens à la rue. Au risque de s’aliéner des producteurs, l’actrice n’assure pas non plus, ou très rarement, la promotion de ses films : « Je ne suis pas à l’aise en agente du divertissement. » Invitée en 2023 à participer au jeu LOL : qui rit, sort !, diffusé sur Amazon Prime, elle décline, taclant une entreprise qui « utilise la main-d’œuvre des camps de concentration ouïghours » et la « somme affolante » offerte aux stars participantes, quatre fois supérieure à celle remportée par l’association de leur choix. Certains candidats, tels Ahmed Sylla ou Ramzy Bedia, ont peu apprécié.
Blanche Gardin gardait toutefois la faveur populaire, celle-là même qui a rempli les salles où elle a joué ses spectacles, en 2015 (Il faut que je vous parle), 2017 (Je parle toute seule) et 2019 (Bonne nuit, Blanche). Mais aujourd’hui ? Elle n’a pas tourné depuis L’Incroyable Femme des neiges, de Sébastien Betbeder, réalisé au printemps, et son dernier seule-en-scène remonte à plus de cinq ans. Ses posts Facebook ont remisé les vannes au profit de ses engagements. En novembre, lors de la cérémonie satirique des Pics d’or, qui distinguent les pires dispositifs anti-SDF, elle a prononcé un discours sérieux, à rebours de ses petits camarades. « La misère, dans nos sociétés capitalistes, en devenant une “cause”, cesse d’être une conséquence de nos choix politiques », a-t-elle déclaré.
Un peu à la façon de l’actrice Adèle Haenel, avec qui elle vient de partager en Belgique l’affiche d’une soirée de soutien aux Palestiniens, elle délaisse de plus en plus le paysage artistique pour le terrain politique. Même si L’Incroyable Femme des neiges sera bientôt projeté à la Berlinale, Blanche Gardin est désormais plus active en manif que sur les écrans. Elle a déclaré ne plus vouloir du financement de Vincent Bolloré, patron de Canal+ et bailleur de fonds du cinéma français. Et ne s’exprime plus que dans des médias alternatifs et décoloniaux — du moins jusqu’à ce que Télérama demande à la rencontrer.
Blanche Gardin, trop radicale pour un milieu de plus en plus frileux ? À l’image de sa position sur scène, silhouette droite et immobile derrière le micro, l’humoriste est surtout d’une rare constance. Issue d’une famille d’intellectuels de gauche, elle milite très tôt. En août 1996, on la voit à la une de L’Humanité, embarquée par les CRS avec d’autres militants solidaires des familles de sans-papiers réfugiés à l’église Saint-Bernard, à Paris. Blanche Gardin a 19 ans. Elle est l’héritière d’une lecture marxiste du monde, d’une culture de la solidarité. Dans sa vie, la prise de risque tient le premier rôle. En témoigne une fugue, à 17 ans : initialement suicidaire (« Ne vous inquiétez pas, faites comme si j’avais un cancer », disait la note laissée à ses parents), le périple s’achève avec des punks à chien dans les rues de Naples. D’où, peut-être, sa fascination pour les marges, « les toxicomanes, les sans-abri, les cailleras qui entrent dans la police ».
Ses études de sociologie et son expérience d’éducatrice en banlieue parisienne enfoncent le clou. Le stand-uppeur Yacine Belhousse, qui l’a connue à l’époque du Jamel comedy club où ils ont débuté, se souvient d’une fille « sans barrières sociales », à la conscience politique aiguisée. « Elle s’était embrouillée avec Jamel parce qu’elle avait refusé un projet de pub pour McDo. On était de parfaits inconnus, mais personne, pas même Jamel, n’aurait pu la convaincre de se vendre à une marque de burgers. » Anciens et multiples, les engagements de Blanche Gardin ont souvent eu lieu sous les radars médiatiques. Les maraudes, les distributions de sandwichs pour les plus pauvres, son travail avec la Fondation pour le logement des défavorisés (ex-Fondation Abbé-Pierre) — en 2019, les recettes du spectacle qu’elle avait joué au Zénith de Paris ont été reversées à des associations contre le mal-logement.
À sa sortie du Jamel comedy club, ses textes sont déjà très politiques. « À tel point, raconte Papy, qu’elle et moi avions imaginé lui faire incarner un personnage de Marianne vénère en passe de quitter la France. » Pionnière, elle a ouvert la porte à une génération de femmes humoristes en exposant son intimité pour mieux décortiquer des mécanismes sociétaux — la domination masculine, l’âge de « péremption » des femmes… « Elle a libéré la parole bien avant MeToo et accompli un travail d’empowerment dont elle n’a pas tout à fait conscience, estime Jessie Varin, la directrice de La Nouvelle Seine. Même dans le stand-up, elle reste sociologue. Ses propos résonnent très fort avec l’époque. »
Blanche est une femme libre et sincère, qui n’a jamais demandé à être un emblème. Guillaume Meurice, humoriste et chroniqueur
Sur la scène des Molières, en 2017, Gardin s’en prend à l’indulgence avec laquelle le milieu du cinéma sépare l’homme de l’artiste. « C’est bizarre […] on ne dit pas d’un boulanger : d’accord il viole un peu des gosses dans des fournils, mais il fait une baguette extraordinaire ! » Punchline largement relayée, érigeant l’humoriste, quelques mois avant l’affaire Weinstein, en porte-drapeau d’une révolution à venir. Mais, lors des Césars, en mars 2018, elle écorne son image de passionaria féministe en arborant un ruban blanc contre les violences faites aux femmes et… un pin’s à l’effigie de son mentor, l’humoriste américain Louis C.K., en disgrâce pour s’être masturbé devant des femmes sans leur consentement. Devenue sa compagne, Blanche Gardin passe pour traître à la cause. « Je considère qu’une définition du féminisme est la liberté des femmes à disposer de leur cul », se justifiait-elle dans nos pages en 2020.
N’empêche, l’image est brouillée. Aux yeux d’une partie de l’opinion, Gardin est désormais suspecte. Elle en joue. Ainsi, dans Bonne nuit, Blanche, elle ironise sur les tweets BalanceTonPorc : « Je ne les lisais pas, ça m’excitait trop. » Une interview au magazine Le Point, dans laquelle elle fustige les excès des néoféministes, n’arrange pas son cas. On la juge tantôt progressiste, tantôt réac. Une ambivalence qu’illustre la réception de sa série La Meilleure Version de moi-même, diffusée par Canal+ en 2021, dans laquelle elle joue un avatar d’elle-même quittant l’humour pour se lancer dans le développement personnel. Certains, dont Télérama, ont vu dans cette autofiction acerbe une réjouissante satire du nombrilisme contemporain. D’autres, à l’image du journaliste Daniel Schneidermann, se sont insurgés contre « une machine de guerre bolloréenne contre les féministes d’aujourd’hui ». Quant au Figaro, triomphant, il a cru y déceler une charge antiwoke, dans un papier titré « Blanche Gardin est-elle de droite ? »
Aucune contradiction, selon ses proches. « Ce n’est pas parce qu’elle n’est pas habillée tous les jours en violet, la couleur des féministes, qu’elle ne l’est pas, s’agace Nadine Descousis, productrice de ses spectacles. Blanche peut être provoc, car elle refuse toute récupération. Elle assume tout, y compris ses paradoxes. Je ne l’ai jamais vue varier sur ses valeurs, elle est restée intègre. » C’est aussi l’avis de Guillaume Meurice : « Blanche est une femme libre et sincère, qui n’a jamais demandé à être un emblème. » Tous le rappellent : « Elle est punk ! » Dans une époque qui demande à chacun de choisir son camp, elle a longtemps assumé l’humour en zone grise. « Je refuse d’être militante car le militantisme exclut la distance et l’humour », disait-elle dans les colonnes de Télérama il y a quatre ans.
Aujourd’hui, elle semble avoir atteint un point de rupture — le premier degré a remplacé le second. De son propre aveu, elle n’arrive plus à se distraire, compulsant frénétiquement des ouvrages pour trouver des clés de compréhension du monde. Elle essaie d’écrire mais « tout ce qui [lui] vient est très noir ». Et, pour l’instant, aucun projet ne se profile. « Depuis le sketch sur Gaza, je ne reçois plus de proposition au cinéma. » Dans le milieu, on confirme que « des acteurs ne veulent plus tourner avec elle ». Selon le réalisateur Sébastien Betbeder, « certains ont réagi négativement quand j’ai annoncé travailler avec elle. On lui reproche probablement d’avoir le courage que beaucoup n’ont pas ».
Et maintenant ? « Pour elle, c’est un moment de combat, mais je crois qu’elle ne voudrait pas vivre autre chose », estime son amie, l’humoriste Audrey Vernon. Blanche Gardin, elle, espère rebondir : « Je m’en suis toujours remise au destin. J’ai souvent provoqué des chocs qui m’ont permis de prendre la tangente. » Telle la Marianne quittant la France imaginée à ses débuts ? « Pourquoi pas… Mais pour aller où ? »
Telerama
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