Démission de Jean-Michel Aphatie

La victoire des faussaires de l’histoire

La démission de Jean-Michel Aphatie de RTL est un triste symbole de ce que devient le débat public. Le 25 février, dans un débat sur les tensions entre la France et l’Algérie, il avait invoqué les massacres d’Algériens « jamais reconnus » par la France pendant la phase de conquête à partir de 1830, en les comparant à celui d’Oradour-sur-Glane.

Des historiens lui ont donné raison, comme Alain Ruscio, qui a récemment consacré un livre à ce sujet. C’est sur cette documentation historique imposante que le journaliste s’est appuyé : « Ce que j’ai lu dans les livres écrits par des historiens méticuleux m’a horrifié. […] Les propos que je tiens sur ce sujet depuis des années sont liés à ce sentiment », a écrit Aphatie dans le tweet où il a annoncé sa démission.
En refusant de reconnaître avoir commis une faute, le journaliste a fait acte de dignité. Mais cet épilogue jette une lumière crue sur l’état avancé de sclérose du débat public, où la haine et le mensonge ont micro ouvert, l’extrême droite ayant parallèlement réussi à accaparer la « liberté d’expression » contre les « censeurs ».

« Je vois bien que ce n’est pas un discours qui est majoritaire ou qui est tenu régulièrement dans les médias, où la culture de la négation de l’histoire domine »a confié Aphatie à Mediapart. Si la vague obscurantiste qui s’abat sur la science aux États-Unis donne l’illusion par contraste que l’université française est un havre de paix, celle-ci subit depuis des années des attaques de même nature, entre paupérisation, sciences sociales vilipendées, traque de l’« islamo-gauchisme » et du « wokisme ».

Cette entreprise de délégitimation, menée de longue haleine par l’extrême droite sur le front des idées, porte ses fruits dans les médias, dans l’édition ou encore sur les réseaux sociaux avec la complicité de milliardaires intéressés. Que faire face à cette asphyxie du débat démocratique ? Ces derniers temps, on quittait X et on boycottait l’empire Bolloré. Désormais, on démissionne de RTL, propriété du groupe Bertelsmann.
Inexorablement, l’espace du débat préservé des manipulations des faits se réduit. Mais ce sont encore les contempteurs de la prétendue « cancel culture » que l’on entend se lamenter le plus. « Par un incroyable détournement, tout effort de protéger le débat démocratique est brocardé comme une atteinte à la “liberté d’expression” », note le professeur de droit public Thomas Hochmann dans un livre à paraître. C’est ce grand détournement que l’affaire Aphatie éclaire en creux. Il est encore temps de l’empêcher.

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Jean-Michel Aphatie : « La culture de la négation de l’histoire domine dans les médias »

Après sa mise en retrait d’une semaine pour des propos sur l’histoire coloniale en Algérie, Jean-Michel Aphatie a annoncé qu’il ne retournerait pas sur RTL. Le journaliste voit dans son cas personnel l’illustration du triomphe du révisionnisme historique dans le discours médiatique et politique.

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 Je ne reviendrai pas. » Écarté de l’antenne par RTL pour avoir simplement rappelé les crimes coloniaux commis par la France en Algérie, Jean-Michel Aphatie a finalement annoncé sur X qu’il mettait fin à sa collaboration avec la station, propriété du groupe Bertelsmann. Initialement, il était prévu que le journaliste reprenne le travail après avoir purgé une suspension d’antenne d’une semaine. Il en a finalement décidé autrement.

« J’ai d’abord trouvé que RTL avait géré la situation avec beaucoup de tact et de respect à mon égard, réagit l’éditorialiste auprès de Mediapart. Puis j’ai pris conscience, en étant absent de l’antenne pendant une semaine, qu’y retourner, c’était convenir que ma mise à l’écart était justifiée et que j’avais donc fait une erreur, commis une faute. Et ça, je ne peux aller jusque-là, ce serait brouiller un message qui me semble important. »

La direction de RTL a pris acte dimanche de cette décision.

Le journaliste Jean-Michel Aphatie, à Deauville, le 3 septembre 2016. © Charly Triballeau / AFP

La polémique a éclaté le 25 février, lorsque Jean-Michel Aphatie débattait dans la matinale de RTL de la brouille diplomatique entre la France et L’Algérie, en présence de Florence Portelli, la vice-présidente LR du conseil régional d’Île-de-France. Au cours de la discussion, le journaliste a tenté d’expliquer les tensions persistantes entre les deux pays, invoquant les massacres d’Algériens « jamais reconnus » par la France pendant la phase de conquête à partir de 1830. Il a ensuite estimé que les relations seraient peut-être différentes « si la France présentait des excuses pour cent trente ans de massacres, de meurtres, de paupérisation d’un peuple, d’une violence incroyable… cent trente ans d’occupation ».

De vives réactions de la droite et de l’extrême droite

« Chaque année, en France, on commémore ce qui s’est passé à Oradour-sur-Glane, c’est-à-dire le massacre de tout un village. Mais on en a fait des centaines, nous, en Algérie. Est-ce qu’on en a conscience ? », finit-il par ajouter. Le 10 juin 1944, ce bourg du Limousin est décimé par une partie de la division Waffen SS Das Reich. « On n’a pas fait Oradour-sur-Glane en Algérie », a très vite rétorqué Thomas Sotto, le présentateur de la matinale de RTL, tous les matins au côté d’Amandine Bégot. Mais « on s’est comportés comme des nazis ? », a-t-il interrogé. « Les nazis se sont comportés comme nous », lui a alors répondu Jean-Michel Aphatie.

Pas rancunier vis-à-vis de RTL, le journaliste dit comprendre la réaction de la station et l’émotion suscitée par ses propos parmi les auditeurs et les auditrices. « Je vois bien que ce n’est pas un discours qui est majoritaire ou qui est tenu régulièrement dans les médias, où la culture de la négation de l’histoire domine », développe Jean-Michel Aphatie.

Pour appuyer son propos, il cite entre autres les déclarations récentes de Marine Le Pen, qui déclarait dans un entretien sur LCI fin janvier que « venir dire que la colonisation était un drame, ce n’est pas vrai », énumérant « les infrastructures » et « le capital » apportés par la France en Algérie et qui, selon la députée d’extrême droite, « auraient dû lui permettre de se développer et de devenir la Norvège du Maghreb ».

« Il est là le problème : l’opinion publique ne peut pas évoluer sur cette question si les dirigeants importants de ce pays ne l’évoquent jamais, ou, quand ils l’évoquent, le font de manière aussi scandaleuse », déplore Jean-Michel Aphatie.

Ne ratant d’ailleurs jamais une occasion d’instrumentaliser à des fins électoralistes les mémoires vives de la colonisation de l’Algérie, des élu·es de droite et d’extrême droite en ont profité pour jeter du sel sur les plaies, à l’instar du président du RN, Jordan Bardella, qui fustige « une odieuse falsification de l’Histoire et une insulte à tous les rapatriés d’Algérie », ou son allié Éric Ciotti, pour qui « Jean-Michel Aphatie a endossé le rôle d’un prédicateur algérien ».

Loin de prendre le parti des faits face au révisionnisme historique d’une partie de la droite et de l’extrême droite française et alors que nombre d’historien·nes (comme dans cette tribune) ont depuis donné raison à Jean-Michel Aphatie, RTL a justifié la mise à l’écart de son éditorialiste.

« D’habitude, le mercredi, Jean-Michel Aphatie est avec nous pour débattre, avait déclaré Thomas Sotto ce 5 mars, à l’antenne de RTL Matin, juste après 9 heures. Ce matin, Jean-Michel n’est pas là. En effet, mardi dernier, lors d’un débat face à vous, Florence Portelli, Jean-Michel a effectué un parallèle entre certains actes commis pendant la colonisation de l’Algérie et des crimes nazis. Une comparaison que la direction considère inappropriée et qui a choqué beaucoup, beaucoup d’entre vous. »

Deux poids deux mesures

Il n’est pas inutile de rappeler que RTL accueillait régulièrement sur son antenne Éric Zemmour comme chroniqueur politique entre 2010 et 2018. En dépit des nombreuses condamnations pour provocation à la haine raciale et de l’opposition farouche de la rédaction, la direction de RTL avait continuellement soutenu le polémiste. La radio avait d’ailleurs reçu, à deux reprises, des mises en garde du régulateur des médias pour des propos tenus par le patron du parti d’extrême droite Reconquête.

« J’ai toujours pensé qu’il y avait un deux poids deux mesures, observe Jean-Michel Aphatie. Dieudonné et Alain Soral, ce sont des antisémites, et ils ont été légitimement écartés de l’antenne pour cela. Quelqu’un comme Éric Zemmour, qui a été condamné par la justice française pour incitation à la haine, à la haine raciale ou à la haine religieuse, a au contraire trouvé des promotions dans les médias. »

Selon le journaliste, qui officie également dans l’émission « Quotidien » sur TMC, l’impossibilité d’aborder sereinement le sujet de la colonisation en Algérie tient en partie son origine dans « des peurs très anciennes ». « La peur de l’islam, la peur des Arabes, mais aussi le regret, la nostalgie de l’époque où la France était grande et forte, tout cela est refoulé et se réactive à travers l’actualité », analyse Jean-Michel Aphatie.

L’éditorialiste tient toutefois à préciser que son départ de RTL se fait sans animosité, ni « agressivité ». Toujours est-il que la station, qui prend acte de sa décision, va devoir lui trouver rapidement un remplaçant. Dans tous les cas, le sort de son prédécesseur ne manquera pas de lui servir de leçon.

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