Une arnaque organisée
Depuis une quinzaine d’année, une fable nous est servie sur un plateau par les industriels : la méthanisation transformerait des déchets en énergie verte et amenderait les sols pour le plus grand bonheur des paysans et paysannes… Il s’agit pourtant d’une industrie subventionnée à outrance qui pollue l’environnement et appauvrit les sols, avec un rendement énergétique très médiocre. Physicien et chercheur au CRISMAT, Daniel Chateigner nous détaille cette imposture.
Le nombre de méthaniseurs explose. En France, 150 à 250 usines sortent de terre chaque année depuis 2018. Sur les 2000 unités actuelles, plus de 500 accidents ont déjà été recensés depuis leur mise en service (incendies, explosions, pollutions, etc), causant même la mort de plusieurs personnes. Ces trois dernières années, la méthanisation engendre une pollution aquatique par mois en moyenne. À Chateaulin (Finistère) en 2020, plus de 150 000 personnes ont été privées d’eau potable pendant une semaine après le déversement des résidus de fermentation dans l’Aulne. À cela s’ajoutent les odeurs nauséabondes ainsi que la pollution de l’air et des sols alentours. Tout le long de la chaîne de production, des émissions nocives et toxiques sont avérées, comprenant des composés organiques volatiles (plus de 50 dont des molécules cancérigènes), des métaux lourds, des bactéries antibiorésistantes (plus de 30 espèces), des résidus médicamenteux, des nano- et micro-plastiques, des pathogènes divers et dangereux, des dérivés génétiques, des PFAS… Le mythe de l’énergie verte s’écroule déjà.
Évidemment, les populations environnantes ont vite déchanté. On compte aujourd’hui plus de 320 associations et collectifs locaux qui bataillent en France contre des méthaniseurs existants ou en projet. Une bonne partie s’est regroupée dans le « Collectif national vigilance méthanisation canal historique » (CNVMch), bientôt rejoint par le « Collectif scientifique national méthanisation raisonnable » (CSNM), pour battre en brèche tous les arguments fallacieux développés par les industriels et les pouvoirs politiques.
Du « bio » gaz
Cette technologie vieille de plus de 140 ans consiste à faire fermenter sans oxygène de la matière organique ou « biomasse » (végétaux, effluents, déchets ménagers, boues de stations d’épurations, résidus d’abattoirs et d’industries alimentaires, etc.), ce qui génère des gaz, et en particulier du méthane (CH4, notre gaz naturel). On peut utiliser ce dernier afin de produire de l’électricité, ou l’injecter dans les tuyaux gaziers. Des déchets pour de l’énergie, que du positif ! Pourtant, il aura fallu attendre l’an 2000 pour déclencher un engouement sans précédent. Étonnant non ? La seule raison plausible expliquant cette frénésie réside dans le soudain manque d’énergie et la flambée de ses coûts. En effet, la France est majoritairement dépendante du pétrole, alors à chaque épisode de crise pétrolière, la méthanisation revient dans l’actualité !
En Bretagne vers l’an 2000, on ne sait que faire des cuves à lisiers qui créent des algues vertes. C’est le démarrage, poussif. Tout s’emballe entre 2013 et 2015 lorsque le ministre PS Stéphane Le Foll vante « en même temps » le retour du carbone organique dans les sols, tout en ouvrant les subventions à la méthanisation… qui retire ce carbone du sol afin de le transformer en méthane. Et c’est en 2018, dans le Lot, le Lot-et-Garonne et alentours, que des usines XL sont mises en place par Fonroche, racheté en 2019 par Total Énergie.
Indigestats et mise en concurrence
Après méthanisation, il reste en moyenne 90 % de résidus, appelés digestats. Pour une technique sensée réduire les déchets, bonjour l’efficacité. Pour mieux les écouler, on leur voue des propriétés fertilisantes et d’amendement hors pair. Mais ces épandages de digestats retournent aux sols tout un tas de composés indésirables, pathogènes, antibiorésistants, métaux lourds, plastiques, etc. De surcroît, ils vont aggraver l’eutrophisation des sols par leur saturation en azote. En effet, lors du processus de méthanisation, une partie du carbone présent se transforme en méthane. Logiquement, à la sortie, le digestat possède moins de carbone que les intrants. C’est, de plus, un carbone à chaîne longue, difficile à digérer par les micro-organismes du sol. Mais surtout, dans les intrants, on mélange d’autres produits aux lisiers des fermes : des végétaux, des boues d’épuration, etc. Ces derniers apportent de l’azote supplémentaire. Au final, une ferme qui récupère du digestat épand plus d’azote et moins de carbone que n’en nécessite l’équilibre naturel. Résultat, les sols s’appauvrissent encore davantage. À l’inverse, les fumiers sont très riches en carbone et peu en azote disponible. Ils sont importants car ils aident les sols à se reconstituer après avoir été cultivés.
Le comble dans toute cette histoire, c’est que les effluents (lisiers et fumiers d’élevages) censés constituer la nourriture des méthaniseurs ont un pouvoir méthanogène très faible. La raison est simple : ils ont déjà été digérés par les animaux d’élevages, et contiennent peu du carbone nécessaire pour obtenir le gaz méthane. Il faut donc y ajouter des cultures « énergétiques », dîtes principales ou intermédiaires, entre deux semis. Et cela tombe bien, car le maïs est 20 à 30 fois plus méthanogène que du fumier. Mais faire pousser des cultures végétales à méthaniser nécessite beaucoup d’énergie, ne donne pas à manger aux gens et entre en concurrence avec la souveraineté alimentaire. Et puisque ces cultures demanderont aux sols de produire deux fois par an là où ils ne fournissaient qu’une seule récolte, la méthanisation est bel et bien une intensification de l’agriculture intensive : on diminue l’humus des sols, ça nécessite de plus en plus d’engrais et les rendements diminuent. On va dans le même sens, en doublant le pédalier !
Nourrir la population ou produire du gaz ?
Les 2000 méthaniseurs en service en France ne produisent que l’équivalent de 6 % de la consommation de gaz naturel – elle-même en constante augmentation. Pour remplacer totalement ce dernier, il faudrait plusieurs dizaines de milliers d’usines. Pourtant, ces 6 % nécessitent déjà la surface de presque un département français de cultures, et les concurrences engendrées par la méthanisation sur la biomasse sont déjà telles qu’il devient difficile pour certains éleveurs de trouver de la paille, du fourrage ou ne serait-ce que des betteraves. Elles ouvrent la voie à des phénomènes spéculatifs tels qu’il peut devenir plus rentable de produire du gaz que de nourrir ses bêtes… Pour certains bergers, les prairies commencent à manquer pour faire paître leurs moutons. Normal, puisque les multinationales du pétrole nouent des partenariats avec les grandes succursales de l’industrie agro-alimentaire pour rafler de la biomasse (Total Énergie avec Cristal Union par exemple). Des concurrences qui nécessitent d’importer plus d’alimentation, de toujours plus loin. Les tourteaux de soja de la déforestation ne cessent de venir du Brésil quand nos betteraves sucrent… les méthaniseurs ! Dans un scénario récent, tout cumulé, l’ADEME envisage pour 2050 que la moitié de la Surface agricole utile métropolitaine et le tiers des forêts pourraient être utilisées pour faire du gaz.
La distance moyenne actuelle entre les usines en fonctionnement sur la surface agricole utile n’est que de 13 km, et celles-ci vont déjà chercher la biomasse jusqu’à 45 km en moyenne et épandent leurs digestats jusqu’à 26 km des réacteurs chimiques ! On est bien loin du mythe du méthaniseur qui avale les effluents de quelques fermes environnantes… Alors avec 10 000 usines, soit une tous les quatre kilomètres en moyenne, le scénario 2050 de ll’ADEME est tout simplement ubuesque. Une chose est sûre, au fur et à mesure du développement de cette industrie, les paysan·nes verront la concurrence à la surface se renforcer et se rajouter aux concurrences multiples auxquelles ils sont déjà confrontés.
Greenwashing au CO2
Comme dans toutes les solutions avancées par le capitalisme vert, l’objectif de la « neutralité carbone » est brandi comme un étendard incontestable. Il est pourtant bien mal choisi puisque le nombre total d’atomes de carbone sur terre ne changera pas quoiqu’on fasse. On restera neutre en carbone. Ce qui compte c’est la « neutralité climatique ». Or il s’agit de regarder où se trouve le CO2 et les autres gaz à effets de serre (GES). En haut dans l’atmosphère, le CO2 nous réchauffe. En bas, dans les champs et les forêts, il est stocké dans les sols et les végétaux, il ne participe pas au réchauffement. La méthanisation consiste justement à prendre du carbone au sol (le lisier, ou les cultures en les brûlant) pour l’envoyer dans l’atmosphère ! Et croire que compenser émissions et stockage de carbone suffirait pour obtenir une neutralité climatique est un mensonge : quand il y a émission de GES, 45 % est capté par l’atmosphère – pour des centaines à des milliers d’années – et par les océans, contribuant à leur acidification. On peut ensuite planter autant d’arbres et de cultures qu’on voudra, ça ne permettra pas de revenir en arrière d’ici 2100. Il est donc indispensable de réduire ces émissions, pas de les compenser. Or, avec la méthanisation, on fait tout le contraire.
Une étude a même démontré que la méthanisation émet plus de GES que le gaz naturel, lorsque l’on prend en compte toutes les contributions : construction de l’usine, cultures, épandages, torchages, accidents, distribution, stockages, épuration, trajets, mesures de pureté… et même fuites de méthane : ces dernières ont été mesurées sur une panoplie de méthaniseurs dans le monde et sont évaluées à 4,8 % du méthane produit en moyenne, sans compter les fuites des réseaux de distribution (+1 %). La méthanisation ne contribue donc pas à diminuer les GES, au contraire : elle émet entre trois et cinq fois plus de GES que l’utilisation du gaz naturel en France ! Sans compter que stocker le carbone dans les sols au lieu de l’envoyer dans les réacteurs chimiques de la méthanisation permettrait d’absorber plus d’eau et de limiter les inondations. En effet, quand on laisse le carbone dans le sol, l’humus retient l’eau. Quand on enlève l’humus, il n’y a plus d’absorption et l’eau ruisselle…
Rendements médiocres
Le plus surprenant, dans cet engouement pour cette filière, c’est qu’on ignore son défaut principal : en termes de production d’énergie, son résultat est catastrophique. La très faible énergie développée par la biomasse fait en effet de la méthanisation l’énergie la moins efficace de tous les approvisionnements connus : son « taux de retour énergétique » est très faible, probablement inférieur à 1. En comparaison, une surface d’un hectare de panneaux solaires produit 100 à 200 fois plus d’énergie qu’un hectare de cultures envoyées dans un méthaniseur : 0,3 GWh d’un côté, 40 GWh de l’autre, même avec des panneaux qui auraient un rendement faible de 10 % ! Utiliser la biomasse pour faire de l’énergie, c’est donc une idée saugrenue : il faudrait 34 000 installations pour que la méthanisation arrive à remplacer le gaz naturel…
Pourtant, l’État arrose le secteur de subventions hors normes. Plus de deux milliards ont servi à la construction du parc actuel, soit des centaines de milliers d’euros par méthaniseur, et jusqu’à dix milliards pour le rachat de gaz à des taux subventionnés. Ne parlons pas de création d’emploi, puisque chaque poste créé aura coûté en moyenne un million d’euros d’argent public ! Évidemment, ces subventions ne vont qu’aux exploitations importantes, ou à des regroupements de gros céréaliers ou de gros éleveurs, capables de contracter des prêts de plusieurs millions d’euros.
Industrialisation de l’agriculture
Comme si cela ne suffisait pas, les multinationales qui investissent dans les méthaniseurs (TotalEnergie, Engie, Shell, Suez, Paprec, Eni, Exxon) rachètent les petits équipementiers originels (comme Vol-V) pour maîtriser la construction de leur nouveau jouet. Et comme elles sont les pros du tour de passe-passe, il suffit que les agriculteur·ices possèdent tout juste 51 % des parts d’un méthaniseur – et un pouvoir de décision bien limité – pour que la société bénéficie de subventions réservées aux structures agricoles. L’attribution des subventions est donc injuste, allant uniquement à ceux qui n’en ont pas besoin et pas aux plus vertueux, permaculteurs, agroforestiers, bio locaux, etc.
On pourrait imaginer une forme de méthanisation « raisonnable », avec de petites structures paysannes consommant uniquement des vrais déchets (ceux d’aujourd’hui n’en sont pas), en circuits énergétiques courts. Mais cultiver des CIVE à grands coups de subventions ne contribuera en rien à la baisse d’émissions de GES, à la transition énergétique ou au bien-vivre des paysan·nes. Ce qu’il faut c’est éviter d’utiliser du gaz… et de créer du gaz qui n’existait pas (comme celui provenant des cultures). Or, ce soi-disant « biométhane » ne vient pas en substitution du gaz fossile, dit « naturel ». D’ailleurs, dans la communication des industriels, ce dernier est devenu « fossile » dès le moment où il a fallu faire une distinction et vanter le gaz de la méthanisation, soi-disant « naturel » ! Le langage se vautre dans les appellations mensongères jusqu’à naturaliser les réacteurs chimiques de la méthanisation… Évidemment, ces projets peuvent compter sur de solides appuis dans la sphère politique : en 2023, trois ministres du gouvernement Borne, ainsi que des sénateurs et députés étaient actionnaires de Total Énergie…
Fuite en avant
Pour faire perdurer encore un peu les profits provenant de la méthanisation subventionnée, les industriels ont quelques pseudo-solutions pour gérer les émissions de CO2 générées par la filière. Capter le CO2 pour l’utiliser dans les serres, ou l’enfouir. Mais les serres n’offrent qu’un petit débouché vu la croissance du secteur, et les projets d’enfouissements semblent, eux, faire partie des rêves éveillés, au regard des budgets nécessaires et de l’énergie à mobiliser. Autre solution miracle pour gérer ce carbone : le combiner à du dihydrogène (H2). C’est ce que l’on appelle la méthanation. Pour ça, il faut fabriquer du H2, ce qui nécessite énormément d’électricité. Alors même que nous ne sommes pas encore capables d’obtenir suffisamment « d’électricité verte » pour satisfaire tous nos autres besoins électriques. Deux autres technologies sont développées : la pyrogazéification et la gazéification hydrothermale. Ou en gros, comment faire du gaz à partir de biomasse qui n’est pas décomposée par méthanisation : on vise ici le bois et toutes les matières organiques ligneuses. Ces deux méthodes nécessitent de hautes températures et de hautes pressions pour fonctionner. Bilan, leur efficacité globale est encore moins bonne, et il faut très probablement consommer plus d’énergie que ce que l’on pourra en retirer ! Le « en même temps » revient : d’un côté on vante la méthanisation en disant que son digestat solide ramène un amendement au sol, et de l’autre on développe des techniques pour décomposer celui-ci (et autres biomasses comme le bois) pour faire plus de méthane, en oubliant savamment de dire qu’ainsi on ne ramène plus rien au sol où la biomasse a poussé !
NB : Tous ces points découlent des bases de données du CSNM, construites sur la littérature scientifique, que certaines instances régionales et l’ADEME aimeraient nous voir partager. Nous pouvons légitimement nous demander si les promoteurs de ces usines à gaz ont eux aussi lu tous ces travaux. www.cnvmch.fr/csnm
NDLR : À relire dans l’Empaillé : « Méthanisation dans le lot : ça gaze pour ces gars-là ! », l’Empaillé n°9, 2023.