Il y a 76 ans et un mois, le 6 août 1945, la bombe atomique était lancée sur Hiroshima
Pour ne jamais cesser de nous en souvenir, on lira ou relira ci-dessous un extrait du texte que publia alors Albert Camus, auquel nous avons ajouté diverses considérations sur les mots de la bombe et la façon dont elle fut alors présentée par la presse. Car l’horreur, l’inhumanité, il y a trois quarts de siècle comme aujourd’hui, sont toujours mises en discours…
La première bombe atomique, mise au point grâce au projet « Manhattan » engagé quelques mois après l’entrée en guerre des États-Unis, fut lancée le 16 juillet 1945 à titre expérimental dans le désert du Nouveau-Mexique, sous le nom de code « Trinity » – la Sainte Trinité (le Père, le Fils et le Saint-Esprit) – et avec le surnom pour la bombe elle-même de « Gadget » car on n’était pas sûr qu’elle exploserait. Puis, les 6 et 9 août 1945, « Little boy » – Petit garçon – et « Fat man » – Homme obèse – s’abattirent sur Hiroshima et Nagasaki.
Les mots ont toujours du sens et ceux-là, un peu plus que tout autre, étaient prémonitoires : de la puissance du religieux qui irait crescendo, des objets de consommation et du superflu, des excès de l’abondance alimentaire dans maints pays, de l’hégémonie du capitalisme financier bien au-delà du quartier de Wall Street. Et de la stratégie d’infantilisation qu’il allait déployer afin de mieux servir ses intérêts et développer, dès le plus jeune âge, l’esprit de la marchandise. Plus, probablement, divers autres sens qui viendront à l’esprit du lecteur.
La bombe fut glorieuse. En France, deux jours après Hiroshima, le 8 août, Le Monde titra, aveuglé : « Une révolution scientifique. Les Américains lancent leur première bombe atomique sur le Japon ». Et dans l’article purement informatif, pas la moindre condamnation, morale ou autre. Dans L’Humanité, le même jour, tout autant aveuglé – « L’Amérique vient de révéler au monde une découverte scientifique qui est bien la plus sensationnelle du siècle » – c’est le rôle des savants français qu’on voulut mettre en avant. Sous le titre : « La bombe atomique a son histoire. Depuis 1938, dans tous les pays, des savants s’employaient à cette tâche immense : libérer l’énergie nucléaire. Les travaux du professeur Frédéric Joliot-Curie ont été d’un appoint énorme dans la réalisation de cette prodigieuse conquête de la science ». Et ainsi de suite dans bien d’autres journaux. Puis vint le temps des correctifs, tels ceux de Beuve-Méry en 1950 ou celui des mobilisations, avec l’essor du Mouvement de la Paix en 1949, au sein duquel se retrouvèrent nombre de communistes, de chrétiens, personnalistes ou non, ainsi que des libres penseurs et autres « hommes de bonne volonté » réunis autour de l’idéal de la paix. Et après encore vinrent l’écologie politique, le mouvement antinucléaire, contre les essais ou les centrales, déjà rappelés dans nos commentaires sur la technocratie. Mais en fait, en ce 8 août, le ton avait été donné…
Seul Albert Camus, dans Combat du même jour, put faire résonner une voix lucide et discordante. Son éditorial, dont nous reproduisons ci-dessous les premiers paragraphes, fut à l’image de son auteur, courageux, révolté, intelligent. Il porta sur la bombe et ses significations essentielles, mais il constitua aussi une leçon de journalisme dont l’écho, hélas, demeure intact :
« Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d’information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes que n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.
« En attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d’abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d’aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d’idéalisme impénitent, ne songera à s’en étonner.
« Les découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu’elles sont, annoncées au monde pour que l’homme ait une juste idée de son destin. Mais entourer ces terribles révélations d’une littérature pittoresque ou humoristique, c’est ce qui n’est pas supportable.
« Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu’une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d’être définitive. On offre sans doute à l’humanité sa dernière chance. Et ce peut-être après tout le prétexte d’une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence. (…) ».
En d’autres termes, relu trois quarts de siècle plus tard, ce que dénonçait Camus, ce n’était pas uniquement la façon dont les technosciences – la bombe en était déjà l’un des produits – peuvent conduire à l’inhumanité extrême, mais aussi la façon dont on nous les raconte, dont on nous les banalise. Découvertes sensationnelles ou effroyables, progrès source de bonheur, de violence, de risque, d’inquiétude ou d’angoisse, conquêtes en gestation ou mises sur le marché entre lesquelles nous devrions trier, via l’expert ou l’expert éthique, alors même que l’internationalisation concurrentielle de la Puissance, l’État et les multinationales, la Recherche et Développement (R&D) ont déjà donné le la, décidé de l’offre, comme pour tout autre bien de consommation ou de consumation. En fait le discours était déjà présent du temps de Camus, en son noyau, et ne demandait qu’à proliférer autant que les produits des technosciences eux-mêmes. Autant que les médias dominants, bavards, aveuglés et propagandistes…
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