Pourquoi va débuter la deuxième saison des actions du collectif « Les Soulèvements de la Terre » ?
Pierre Bitoun et Yves Dupont exposent quelles sont à leurs yeux les principales raisons qui font des paysans et de leurs sociétés de parfaits boucs-émissaires de la modernité. Cette lecture, complémentaire à celle de l’appel des Soulèvements de la Terre, devrait renforcer la détermination de chacun à participer à cette deuxième saison.
Presque parvenus à la fin de ce livre, il nous a paru ainsi indispensable de rassembler, sous une forme aussi exhaustive et succincte que possible, les raisons de ce sacrifice. Elles sont – au moins – sept et elles renvoient toutes, de façon réelle ou symbolique, à l’archétype humain qu’est le paysan :
- L’homme, ancêtre de l’humanité, symbole de sa préhistoire et des toutes premières formes de sociétés humaines, que le civilisé ne tardera pas à tenir pour sauvage, le progressiste pour archaïque, le productiviste forcené pour une entrave à la marchandisation généralisée. Autrement dit, « un brouillon d’humanité » qu’il faut sacrifier sur l’autel de l’Histoire et du Développement.
- L’homme en relation immédiate – ou supposée immédiate – avec la nature, l’animal, la matière ou les matières (terre, corps, chair, sang, excréments, etc.). En cela, il fait peur et incarne l’antithèse de la modernité hygiéniste, aseptisée, plus encline à l’apparente propreté des choses qu’au contact direct avec l’organique. En cela, il est le païen – du latin « paganus», le paysan –, le polythéiste, contraire à la religion de l’Un, Dieu ou la Science. En cela, il est l’opposé, non de l’artefact humain, mais de l’artificialisation illimitée portée par le projet de maîtrise et de possession de la nature, le productivisme machinique, le laboratoire des technosciences. L’inverse, en résumé, du cyborg.
- L’homme de l’autonomie précapitaliste, de l’oïkos grec et de la petite production marchande, de l’économie encastrée dans le tout social et subordonnée au fait de « faire communauté ou société », des moyens et des fins conçus ensemble. Par là, il est à nouveau une antithèse : de la généralisation de la valeur d’échange et de la monétarisation, de l’Homo economicus et du capitalisme-productiviste mondialisé, du développement illimité des forces productives, de la production des moyens devenue la fin de l’existence humaine. Il est, en un mot, l’antiprométhéen.
- L’homme de l’auto-organisation politique, corollaire logique de l’autonomie précapitaliste. Qu’on envisage la longue histoire de ses rébellions ou de ses constructions sociales communautaires, qu’on le regarde comme l’un des acteurs du « trésor perdu » des révolutions ou le porteur le plus résolu et désobéissant de la société prudente, solidaire et pluraliste, il dessine de toute façon un imaginaire contraire à celui de la domination de l’État moderne, du capitalisme, de la bureaucratie et de la démocratie représentative des citoyens. Il est, en cela, le dominé le plus rétif à l’hétéronomie politique, et c’est donc aussi à ce titre qu’il faut continuer sa liquidation ou son absorption en tant qu’agriculteur.
- L’homme de la culture quotidienne, où le savoir, le travail, la fête, les rapports humains, les relations à l’animal ou à la nature s’entremêlent et composent, par-delà la dureté de la condition et les différences de classe, un monde commun, un socle culturel partagé. En cela, il s’oppose à la culture moderne puis postmoderne où, par-delà les moments d’effusion collective, dominent le culte rendu à l’individu, la consommation de la marchandise et de l’objet-lieu muséifié ou folklorique, la fragmentation des domaines de l’existence individuelle et des sphères de la vie sociale. Autrement dit, le monde du paysan doit être détruit pour que progressent la division, la séparation par lesquelles l’homme fait éclater son unité et s’éloigne de ses semblables.
- L’homme de la valeur d’usage, de l’espace limité, de la lenteur du temps et de l’acceptation de la puissance de la nature et de la succession des saisons. Par là aussi, il apparaît étranger à quelques-unes des valeurs cardinales du déploiement capitaliste-productiviste et de l’ethos d’Homo consumeris et connecticus: la vitesse, l’instantanéité, l’éphémère, la contraction de l’espace et du temps par la circulation, l’obsolescence programmée, la prédation, l’illimitation, etc. Il est signe de permanence là où la modernité fonctionne à l’accélération, il est symbole de prudence là où domine l’hubris, il porte le lien là où s’organise la dé-liaison. Il est, en un mot, l’habitant, dont il faut se défaire pour que progresse la perte des habitudes.
- L’homme de l’attachement à la terre et à la Terre. En cela, il est une nouvelle fois une figure antithétique de la modernité et du capitalisme productiviste et prométhéen. Face au projet univoque de déracinement, de mobilité et de précarité généralisées, il a toujours symbolisé plus que tout autre l’homme aux attaches, inscrit dans le milieu, dépendant de la terre comme du ciel, et il réaffirme aujourd’hui le « vivre au pays », l’exigence de stabilité, le souci de la diversité, les mérites des racines, désormais ouvertes sur l’universel. Face au projet de mobilisation totale et à la transformation de toute « chose » (espèces végétale, animale ou humaine, richesses du sol ou du sous-sol, créations des technosciences ou de la culture, etc.) en « ressources » d’un processus productif et marchand illimité, il incarne mieux que tout autre l’homme précapitaliste, l’homme à qui la nature est prêtée, l’homme du sol et non du « hors sol », l’homme pour lequel la technique doit être subordonnée au besoin humain du monde et de la Terre. Face au projet de conquête, de colonisation de l’espace et d’un déménagement possible de l’espèce humaine sur une autre planète, il est enfin la figure la plus terrestre de la vie terrestre. Une nouvelle fois, l’habitant, qui doit disparaître afin que progresse le « décollage ».
À lire ces raisons du sacrifice de l’homme-paysan, on comprend beaucoup mieux en quoi il a été et reste encore un parfait bouc émissaire de la modernité […]
Extrait du livre de Pierre Bitoun et Yves Dupont, Le Sacrifice des paysans, L’Echappée, Paris, 2016, pp. 279-282