Ce que le travail des éboueurs nous dit du capitalisme
Depuis plusieurs années, Jeanne Guien, cette philosophe spécialiste de l’obsolescence des objets, autrice de l’enquête paru aux éditions Divergences en novembre 2021 intitulée Le consumérisme à travers ses objets, également travailleuse sociale et militante anti-pub, accompagne et chronique les luttes des travailleuses et travailleurs du déchet dans son blog.
Gobelets, vitrines, mouchoirs, smartphones et déodorants
Lire conjointement ses textes permet de saisir dans toute sa matérialité l’engrenage destructeur du système de production moderne, au ras des objets qui constellent notre monde, et de leur banalité. « Attirer l’attention, précise-t-elle dans son livre, sur ce que certains fabricants, distributeurs et communicants font au monde, au moyen de discours mais aussi par l’interaction silencieuse des choses matérielles, à travers la façon dont notre corps rencontre des objets et s’adapte au monde qu’ils construisent, et parfois qu’ils détruisent ». Les lire permet de mieux comprendre cet ordre des choses, et ce que nos poubelles disent du monde, car « les formes de socialisation des objets étudiés sont révélatrices de la façon dont s’organisent les sociétés ».
Gobelets, vitrines, mouchoirs, smartphones et déodorants : c’est à cet attelage disparate de choses que se collette l’enquête socio-anthropologique de Jeanne Guien. Ces objets du quotidien, avec leur goût d’évidence, imprimés dans les habitudes les plus anodines, normalisés, nous apparaissent comme « des choses sans passé, sans histoire, sans effets sociaux » —ce processus que Marx nommait « fétichisme de la marchandise » —. Ce leurre, qui façonne l’ordinaire de nos interactions avec les choses, l’autrice l’ébranle en rétablissant leur historicité. Ainsi que celle de l’essaim de représentations sculptées par les industries et les publicitaires au fil du temps, qui leur confèrent cet air de banalité les rendant tout à la fois indispensables et si tôt périssables.
Transformer la flânerie en achat potentiel
C’est, par exemple, au travers des habiles stratagèmes du marketing – propre aux roueries du capitalisme pour se réinventer –, que le déodorant a su prospérer en consolidant des stéréotypes de genre. Le gobelet jetable, quant à lui, s’est rendu incontournable, notamment, grâce à des rhétoriques sanitaires et des récits hygiénistes associant blanchité, propreté et santé, qui ne furent pas sans conséquences sur l’ordonnancement racial des sociétés capitalistes. Le développement des vitrines, pour sa part, a modifié notre rapport à l’espace urbain — en muant tout loisir ou toute flânerie en achat potentiel — et l’éclairage marchand, à la nuit.
En détaillant l’édification de tel ou tel marché, et suivant la piste des objets, le livre oblige à s’extraire de la vision téléologique imposée par le discours du progrès et de l’ « innovation » sous-tendu par ce que Jeanne Guien nomme « culture d’obsolescence », cette grande fabrique sempiternelle de besoins artificiels. Les pages sur le marché du smartphone sont à cet égard édifiantes : outre l’obsolescence technique, très documentée, l’ « esthétique du renouvellement » se traduit en une « obsolescence psychologique » (par laquelle les industries arrivent à rendre sensible et désirable le remplacement des modèles de smartphones à travers le temps).
Jetabilité des travailleuses et travailleurs
Plus encore, le marché du smartphone permet de saisir combien le modèle d’obsolescence du système de production capitaliste est indémêlable de l’exploitation des êtres, et participe d’une « obsolescence de l’homme », pour reprendre la formule de Gunther Anders. Des usines chinoises où l’on se suicide, du travail forcé dans les chaines de production de smartphones à l’assemblage (80 000 Ouighours détenus dans des camps de réduction envoyés travailler hors de leur région entre 2017 et 2019) : à la jetabilité de l’objet correspond la jetabilité des travailleurs (cette « humanité jetable » dont parle Zygmunt Bauman). Le génocide lui-même « repose sur ce discours d’obsolescence », écrit Jeanne Guien. « Dans les discours étatiques, universitaires ou médiatiques, un peuple décrit comme « arriéré » et « pauvre » est appelé à rejoindre la « modernité » et les « valeurs matérielles » par des processus de « rééducation » » et le travail en usine, tout en réduisant opportunément le coût du travail.
« Les travailleurs du déchet doivent être mis au centre de la réorganisation de la consommation »
C’est tout cela que les déchets racontent. Et page 218 du livre de Jeanne Guien, le lien se noue spontanément entre cette longue filature des objets menée par la philosophe, et les paroles d’éboueurs, biffins et autres balayeurs qui peuplent le blog de Jeanne Guien : « dès lors qu’on leur rend toute leur épaisseur, écrit-elle, on se rend compte que ce sont les travailleurs du déchet et les travailleuses domestiques qui doivent être mis au centre de la réorganisation de la consommation ».
Autrement dit, regarder en face les détritus du capitalisme emballés et suremballés, l’ampleur de leur envahissement dans les villes et au fond des océans, et surtout, ceux qui travaillent à leur contact, c’est remettre en question tout un ordre socioéconomique. Le déchet, cette modalité de la matière que l’on a voulu éliminer du monde social, disqualifié par définition, est auréolé du fantasme de leur effacement – cette fausse disparition que symbolise particulièrement bien l’enfouissement des déchets nucléaires.
C’est ni plus ni moins le maintien d’un ordre social qui se joue dans le tri entre le propre et le sale, entre ce qui incombe au monde et ce qui ne doit plus en être, nimbé du tabou qui frappe tout ce qui relève de la souillure – « sujets qui tâchent, sujets qui fâchent » -, plaisante Guien dans un billet d’octobre dernier sur la grève des éboueurs marseillais. Ces ex-biens, extirpés du régime de propriété (comme l’explique la philosophe dans cette émission), ne sont à personne, et sont à tout un chacun. C’est pourquoi le travail du déchet est une fonction si centrale de la vie collective, tout en étant occulté, lieu d’un aveuglement qui pèse très concrètement sur les corps et les vies des travailleurs.
La saleté des autres et le stigmate
« On retrouve ici le « stigmate » porté par les travailleur.ses des déchets », expliquait Jeanne Guien dans son billet sur la grève des éboueurs de Marseille. Et cet apparent paradoxe : « ce n’est pas la personne qui cause une pollution qui est tenue pour responsable de cette pollution, mais la personne qui la traite, la combat, la fait disparaître. Comme souvent, la saleté est associée à la personne qui la nettoie, ce qui engendre (ou renforce) son exclusion sociale ». Finalement, « d’un côté, on admet que les éboueur·e·s jouent un rôle crucial dans la résolution d’un problème écologique grave (puisqu’on les juge coupables de n’avoir pas évité les débordements de déchets). De l’autre, on refuse de leur accorder les moyens et le respect que ce rôle implique ».
C’est pourquoi Jeanne Guien leur tend son micro, et, qui plus est, s’adresse à eux en tant qu’experts. Ecouter les éboueurs ne consiste pas simplement à tenter de contrebalancer une injustice liée à leur invisibilité sociale (sur ce sujet, lire ce texte de Stéphane Le Lay dans le blog « Ateliers travail et démocratie »), mais bousculer le panorama des hiérarchies implicites en leur donnant la place qu’ils méritent. Bobby, éboueur parisien intervenant ici, reconnaît volontiers qu’ils ne sont jamais consultés. « Tout se passe comme si votre expertise sur la consommation, l’écologie, était invisibilisée. Vous êtes pourtant aux avant-postes des problèmes environnementaux », souligne Jeanne Guien. De même que les égoutier·e·s, ajoute Bobby, « qui ont beaucoup d’idées sur la production d’énergie, la gestion des flux, et qui le travaillent au niveau syndical ».
« J’ai connu 3 collègues qui sont parti·e·s les pieds devant avant la retraite »
Cette plongée, via le livre et les texte de Guien, dans les mécanismes et conséquences du sytème consumériste qui malmène et tue les travailleurs (pour les éboueurs, ce sont des troubles musculosquelettiques, oculaires, respiratoires, et des taux d’accidents du travail deux fois supérieur à la moyenne nationale — « J’ai connu 3 collègues qui sont parti·e·s les pieds devant avant la retraite », raconte Sébastien Cravero, d’un collectif d’éboueurs CGT toujours ici) aide à prendre la mesure de la rupture nécessaire et tente de « susciter une réflexion collective sur les objets dont nous pensons avoir « besoin ».
« L’économie doit être subordonnée aux exigences sociales et écologiques de notre temps »
Ce travail indispensable de dénaturalisation et d’historicisation des besoins — et des objets sur lesquels ceux-ci se cristallisent — est également celui du récent ouvrage des Economistes atterrés, chroniqué par l’un de ses co-auteurs dans le Club, l’économiste Eric Berr : « En partant de ce qui compte, de ce dont nous avons vraiment besoin, nous renversons la logique qui prévaut habituellement et réaffirmons qu’il convient de sortir d’une forme « d’économisme » où la satisfaction de nos besoins essentiels dépendrait de supposées lois économiques immuables. Dans ce livre, nous montrons au contraire que l’économie doit être subordonnée aux exigences sociales et écologiques de notre temps. »
Plus encore que démanteler les principes de l’économie orthodoxe, la prise en charge collective d’une redéfinition des besoins implique une « pensée des besoins [qui] ne peut s’articuler qu’en dehors [du système de production] », ajoute Mireille Bruyère, coordinatrice de l’ouvrage, dans un entretien avec Romaric Godin, — et donc d’extraire les notions de besoin, mais aussi celle de choix, du carcan d’idéologie marchande dans lequel le système consumériste l’a réifié : « le système de production produit lui-même les besoins qui lui sont nécessaires. C’est en cela qu’une pensée des besoins ne peut s’articuler qu’en dehors de ce système même ». Aussi faut-il « comprendre le choix non pas comme consommateur face à deux produits identiques ayant des marques différentes, mais comme choix politique que nous prenons collectivement. »
Etendre l’anticapitalisme aux objets, condition de la désaliénation
Enfin, face à un « capital [qui] conçoit des objets en fonction des nécessités de l’accumulation », il faut « étendre l’anticapitalisme aux objets. C’est une condition de la désaliénation », résumait Razmig Keucheyan dans Les besoins artificiels – Comment sortir du consumérisme (Zones, 2019) — lire cet entretien dans Mediapart et ce chapitre du livre dans Contretemps sur sa théorie des biens « émancipés » —. Le chercheur en appelle par ailleurs, pour sortir du consumérisme, à « politiser conjointement » les sphères de la consommation et de la production, à « former des fédérations d’associations de producteurs et de consommateurs chargées de délibérer localement sur la question, « que produire, et pour satisfaire quels besoins? », et d’appliquer les décisions économiques qui les concernent », rapporte Jeanne Guien dans les dernières pages de son livre.
Au cours de cette conclusion, la contributrice ouvre des pistes passionnantes en revenant sur l’histoire des boycotts économiques collectifs, utiles pour dépasser l’alternative entre une écologie résumable à nos initiatives individuelles (ou « écologie de la carte bleue » — lire l’excellent billet de Désobéissance écolo Paris à ce sujet) et notre impuissance face au système productiviste et consumériste.
Blog de mediapart