Le risque d’un désastre atomique
Incendies, inondations, sécheresses à répétition. Malgré un monde instable dû au chaos climatique, l’État mise tout sur le nucléaire. Pas de panique, grâce à un « guide pratique pour les habitants d’un territoire contaminé », on surmontera en douceur tout accident. Une politique glaçante, estime Celia Izoard.
Quoi que nous fassions pour freiner les émissions de CO2, le monde dans lequel nous allons vivre ces prochaines décennies est un monde instable. Plus encore que ce que nous avons connu ces dernières années, c’est un monde de canicules et d’incendies, de tempêtes et d’inondations. Nous allons cohabiter avec des phénomènes que nous ne pourrons pas maîtriser. Personne n’a pu maîtriser les feux australiens qui ont ravagé en six mois 200 000 km2, l’équivalent en superficie de la Slovénie ou d’Israël, et détruit près de 6 000 bâtiments. Personne n’avait anticipé la violence des pluies qui se sont abattues sur l’Europe en juillet dernier, causant plus de deux cents morts et de nombreux glissements de terrain. Il paraît étrange d’avoir à démontrer que dans un tel contexte, conserver des installations nucléaires n’est pas une bonne idée. C’est pourtant l’enjeu surréaliste du débat actuel : le nucléaire est-il une solution face à la crise climatique ?
Tout réacteur en fonctionnement se transforme très rapidement en bombe s’il n’est pas constamment approvisionné en électricité et en eau pour son refroidissement. Les centrales situées en bord de mer sont exposées aux tempêtes et aux raz-de-marée, comme l’a rappelé Fukushima en mars 2011 et, plus près de nous, l’inondation des systèmes de refroidissement de la centrale du Blayais, dans l’estuaire de la Gironde, en décembre 1999.
Les réacteurs dont le refroidissement dépend de fleuves ou de rivières sont de plus en plus souvent arrêtés en période de sécheresse parce qu’ils ne peuvent rejeter de l’eau chaude dans des cours d’eau de faible débit sans menacer leur faune et leur flore [1]. Les canicules mettent en danger la possibilité même de contrôler ces installations dont une partie des équipements, notamment électriques et électroniques, ne doivent pas être soumis à une température de plus de 50 °C [2] : locaux des diesels de secours, locaux des pompes de traitement et de réfrigération des piscines abritant les combustibles irradiés [3]. C’est la raison pour laquelle on a dû arroser en urgence les murs de la centrale de Fessenheim au jet pendant l’été 2003. Enfin, plus de 1,6 millions de m3 de déchets radioactifs sont stockés en surface un peu partout sur les sites nucléaires du pays [4]. L’Agence de sûreté nucléaire (ASN) constate déjà que les opérateurs n’arrivent pas en temps normal à éviter qu’ils ne contaminent les milieux [5]. Qu’en sera-t-il en cas d’incendies ou d’inondations ?
L’État publie des « fiches pratiques pour la vie quotidienne en territoire contaminé »
Les événements climatiques à venir seront déjà suffisamment difficiles à affronter, pour nous-mêmes, pour nos enfants, sans qu’il soit besoin d’y ajouter la menace d’un désastre atomique. L’électricité nucléaire est peut-être meilleure pour le climat que l’industrie fossile, mais « le climat est antinucléaire » comme le dit La Parisienne libérée dans son livre Le nucléaire, c’est fini (La Fabrique, 2019). Pour la plupart d’entre nous, la nécessité de ne pas superposer la catastrophe de la contamination radioactive à la catastrophe climatique justifie de tourner le dos à l’une et à l’autre pour changer de mode de vie. À l’évidence, cette nécessité prévaut sur le projet de croissance « décarbonée » des industries de l’automobile, du numérique, de l’aérospatiale et de la défense qui justifie les effarantes prévisions actuelles d’un doublement de l’usage de l’électricité dans les pays développés d’ici à 2050.
Mais de son côté, l’État français prépare depuis des années la relance de « l’électricité nucléaire peu émettrice de CO2 ». Et l’accident nucléaire fait partie de ce scénario. Après avoir juré pendant des décennies qu’il était impossible, nos dirigeants semblent aujourd’hui considérer qu’il faut s’y préparer. La possibilité de la catastrophe est, en quelque sorte, incluse dans la « transition ». Ainsi, en mai 2021, l’ASN a publié un fascicule intitulé « Guide pratique pour les habitants d’un territoire contaminé par un accident nucléaire ».
Au fil de cinquante-deux pages illustrées, on y découvre une série de « fiches pratiques pour la vie quotidienne en territoire contaminé ». « Quelles sont les bonnes pratiques à la maison ? » Réponse : « Les bonnes pratiques à la maison consistent à appliquer les règles d’hygiène domestique habituelles. Elles suffisent à se protéger. » « Faut-il changer d’alimentation ? Une alimentation équilibrée et variée est toujours un principe diététique à respecter. Les aliments servant à la préparation des repas doivent être mesurés ou contrôlés s’ils proviennent d’une zone contaminée. » Puis : « Comment nettoyer au mieux les lieux de vie ? Après l’accident, il est conseillé de faire une première fois un grand nettoyage (aspirateur, lavage des sols, etc.) puis de revenir à des pratiques d’entretien habituelles. » Avec, au fil du texte, plusieurs mentions en rouge : « À renseigner en situation réelle. » On apprend aussi comment prendre une douche pour limiter la contamination — « sans frotter, avec un savon doux (pour éviter d’agresser la peau et créer des microlésions qui pourraient permettre la pénétration des radionucléides dans la peau) ». Bonne nouvelle : que soit à l’extérieur ou à l’intérieur, « il n’y a pas de raison de porter un masque parce que […] le risque d’inhalation de particules radioactives est négligeable ».
Finalement, un accident nucléaire — quel qu’il soit, ni sa nature ni son ampleur ne sont précisées dans le guide — est tout à fait vivable. Il suffit de respecter certaines règles, toujours les mêmes, martelées tout au long du document : avoir une bonne hygiène de vie et suivre les consignes des pouvoirs publics. Si vous tombez malade, ce sera votre faute : vous n’aurez pas scrupuleusement testé les aliments et les jardins avec votre dosimètre, vous n’aurez pas tenu compte des interdictions d’aller dans tel parc ou dans telle forêt. Il faudra restreindre vos déplacements, adopter « une alimentation industrielle » et surtout croire les pouvoirs publics dont vous devenez l’otage jusque dans le moindre aspect de votre vie.
Nous vivons déjà en régime « post-accidentel »
Par sa manière de démontrer qu’une catastrophe nucléaire n’est pas un drame, que tout est supportable « à condition de », ce manuel est glaçant. Le plus frappant à sa lecture est qu’il dessine un monde que nous connaissons déjà. Au fond, c’est celui de la pandémie. Car nous vivons déjà en régime « post-accidentel ». Après l’accident, il n’est plus question de se demander si ce qu’on vit est le fruit de l’élevage intensif ou d’une fuite de laboratoire à la suite de recherches sur les gains de fonction des virus, autant de maux dénoncés par des écologistes et des scientifiques depuis des années pour exiger des changements avant qu’il ne soit trop tard. Il n’est plus question de rechercher des causes et des responsables, et de changer la société en conséquence.
La responsabilité du monde techno-industriel y est neutralisée, effacée par l’ampleur même des conséquences qui nécessitent de fait leur collectivisation. Cette responsabilité vous est transférée sous forme d’injonction à la discipline. Vous vous soumettez aux consignes les plus absurdes et contradictoires faute de pouvoir remonter la piste mystérieuse de leur origine. Vous êtes prié d’éviter les polémiques. Il suffit d’importer dans la vie de tous les jours les gestes et les précautions qui sont de mise dans un laboratoire de virologie ou dans une centrale nucléaire. Leur monde devient notre monde et l’impensable, notre vie quotidienne.
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Notes
[1] Depuis les canicules de 2003 et 2006, l’ASN autorise des rejets thermiques exceptionnels « si la sécurité du réseau électrique est en jeu ». Cf. Rapport de l’ASN sur l’état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France en 2020, 2021, p. 302.
[2] « Pour éviter la surchauffe, EDF arrose un réacteur nucléaire en Alsace », AFP, 03/08/2003.
[3] L’Institut de radioprotection de sûreté nucléaire s’inquiète que « de nombreux matériels importants pour la sûreté présentent de faibles marges entre leur température maximale admissible et la température calculée dans les locaux qui les abritent », Avis n°2020-00010.
[4] Andra, Les Essentiels de l’Inventaire national des matières et déchets radioactifs, 2020, p. 14.
[5] Sur la gestion par Orano des déchets de la Hague, lire le Rapport de l’ASN sur l’état de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France en 2020, 2021, p. 302. À Cadarache, « des contaminations ont été mesurées dans le sol et les eaux souterraines » du fait de 28 000 m3 de déchets entreposés (CLI, n°43, mai-juin 2013).
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Pour en savoir beaucoup plus (il y a des cartes)
https://reporterre.net/Au-milieu-du-chaos-climatique-le-risque-d-un-desastre-atomique