Kyle Schwarting, fermier américain, est en guerre ouverte contre les concessionnaires de tracteurs hyperconnectés, dont il espère reprendre le contrôle.
Ceresco, sud-est du Nebraska, au cœur d’une région agricole vallonnée et verdoyante. Kyle Schwarting, un agriculteur de 36 ans, marié, trois enfants, vit dans une ferme isolée qu’il est en train d’agrandir. Il ne possède pas de terres mais exploite à lui seul plus de 800 hectares que lui louent de grands propriétaires. Il a acheté un gros tracteur d’occasion, de la marque Case IH, ainsi qu’une moissonneuse-batteuse et un semoir John Deere.
Comme beaucoup de fermiers, Kyle a installé à côté de sa ferme un atelier mécanique pour entretenir et réparer ses machines. Or, ce travail, qu’il considère comme un second métier, est de plus en plus compliqué car les nouveaux modèles sont bourrés d’électronique :
« Un tracteur récent contient entre cinq et dix boîtiers informatiques ainsi que des dizaines de capteurs qui contrôlent le moteur et mesurent toutes les tâches de production – semis, épandage, pulvérisation, récolte… Il y a aussi le GPS, qui nous aide à tracer les sillons. »
Toutes ces données sont transmises vers les data centers des constructeurs par un émetteur satellite juché sur le toit du tracteur. Les données de production agricole sont revendues aux fabricants d’engrais et de pesticides, et à des cabinets de consultants agronomiques.
Monopole de fait
Mais l’informatique sert aussi à empêcher les agriculteurs de réparer eux-mêmes leurs machines. Les ordinateurs de bord sont verrouillés ; seuls les concessionnaires agréés possèdent les logiciels permettant de diagnostiquer une panne puis, après réparation, de faire redémarrer le moteur. Ces logiciels servent aussi à « authentifier » les pièces de rechange fabriquées par le constructeur, ce qui empêche les clients d’utiliser des pièces détachées génériques moins chères.
Les organes essentiels – moteur, injection, échappement, boîte de vitesses… – sont devenus zones interdites. Depuis octobre 2016, le constructeur John Deere fait signer à ses clients un contrat leur interdisant de modifier leurs engins, d’intervenir sur les ordinateurs et d’examiner les logiciels pour comprendre leur fonctionnement. Le système profite aux concessionnaires, qui jouissent d’un monopole de fait et pratiquent des prix élevés. En revanche, les petits garages indépendants commencent à faire faillite.
Pour Kyle Schwarting, cette situation est intolérable : « Les petits fermiers sont mis en difficulté. Ils achètent une machine qui coûte des centaines de milliers de dollars mais ils n’en sont pas vraiment propriétaires, ils ne peuvent pas en faire ce qu’ils veulent. » En période de semailles ou de moisson, quand les machines tournent à plein régime, les pannes sont fréquentes.
Les concessionnaires, débordés, mettent des jours avant d’envoyer un technicien, et quand les pièces manquent, les réparations peuvent durer des semaines. En attendant, la récolte ne se fait pas, ou trop tard… Or, le plus souvent, la panne est une avarie banale, que les agriculteurs ou les garagistes locaux auraient pu réparer rapidement et à moindre coût – s’ils avaient eu accès aux logiciels.
Kyle Schwarting a donc choisi l’action directe. Les systèmes informatiques de ses machines John Deere et de son tracteur Case IH sont incompatibles, chaque fabricant voulant se créer un marché captif. Mais Kyle a trouvé la solution : il a acheté discrètement à un informaticien indépendant de l’Iowa un logiciel permettant de piloter une machine John Deere sans passer par le système du tracteur. Puis il l’a chargé sur une tablette informatique, qu’il a vissée à côté du tableau de bord de son tracteur et reliée par câble aux engins remorqués.
Contrefaçon de programmes ukrainiens
Sur sa lancée, Kyle est parti à la recherche d’un logiciel pirate permettant de réparer et de modifier ses machines : « Les fermiers de la région l’appellent le “software ukrainien”. Selon la rumeur, il a été créé en Ukraine pour être vendu clandestinement. » Kyle l’a trouvé très facilement : « J’ai tapé le nom du logiciel sur Google et je suis tombé sur un site qui le vendait pour seulement 300 dollars. Le téléchargement a duré trois minutes. »
Selon lui, ce logiciel n’est pas une création ukrainienne, mais une simple copie pirate du logiciel constructeur : « D’ailleurs, j’ai vérifié, le site est en Lituanie. » Il a lu sur le Net que dans certains pays, les constructeurs américains n’ont pas de concessionnaires et fournissent leurs logiciels aux garages locaux. Là-bas, il est donc sans doute assez facile de faire des copies illicites.
Kyle a installé son logiciel « lituanien » sur un ordinateur portable, et s’en sert pour réparer ses machines et augmenter la puissance de son tracteur. Il a aussi acheté à bas prix une moissonneuse-batteuse endommagée lors d’un incendie et va la remettre en état. Ses logiciels ne pourront pas bénéficier des mises à jour du constructeur, mais il espère que son fournisseur proposera bientôt des versions plus récentes.
En fait, le choix est vaste : pour des prix allant de 100 à 500 dollars, divers sites Internet vendent toute la gamme des logiciels des tracteurs américains : diagnostic, calibrage, redémarrage, reprogrammation… Ils sont domiciliés en Bulgarie, en Ukraine, en Scandinavie ou en Chine. Un site russe de téléchargement illicite de films et de jeux vidéo propose aussi des logiciels John Deere, sur fond de musique techno.
Bataille politique et avocats d’affaires
Parallèlement, les agriculteurs du Nebraska ont déclenché une bataille politique. Ils se sont organisés pour promouvoir un projet de loi baptisé « Fair Repair Act » visant à obliger les fabricants à leur fournir les fameux logiciels. Le leader informel de cette rébellion, Kevin Kenney, 53 ans, est un ingénieur mécanique, inventeur d’un procédé réduisant la pollution des moteurs diesel. Il gagne sa vie en modifiant des moteurs de camion afin qu’ils fonctionnent à la fois au diesel et au gaz naturel.
A force d’obstination, Kevin a créé un mouvement réunissant des agriculteurs, des garagistes et des responsables syndicaux : « Nous sommes dans notre droit, la loi fédérale nous autorise à réparer et modifier nos machines. Nous sommes coincés uniquement par les contrats et par la politique commerciale des constructeurs. »
Il a aussi reçu le soutien d’éleveurs comme Danny Kluthe, propriétaire d’une porcherie, qui s’est doté d’une installation pour transformer le lisier en gaz méthane : « Certains pensent que le lisier est un déchet, dit-il en riant, mais c’est une denrée précieuse. » Il se sert du gaz pour produire de l’électricité et pour faire tourner ses camions et ses vieux tracteurs, dont il a modifié les moteurs. Il voudrait en faire autant avec ses nouveaux tracteurs, si le fabricant lui fournissait les logiciels.
Avec l’aide de l’association nationale Repair.org, qui lutte pour le droit des consommateurs à réparer, modifier et reprogrammer leurs appareils électroniques, Kevin Kenney et ses amis obtiennent le soutien officiel du Farm Bureau du Nebraska (référent étatique pour l’agriculture), rédigent un premier projet de loi et le présentent à l’Assemblée de l’Etat. En 2016, la sénatrice Lydia Brasch, par ailleurs femme d’agriculteur, s’en empare et le présente en commission.
Dans sa version actuelle, le texte est ambitieux car il vise tous les types d’appareils électroniques. Du coup, il s’est heurté à l’opposition de tous les géants de l’industrie informatique américaine, y compris Apple. Début 2017, la ville de Lincoln, capitale du Nebraska, d’ordinaire très calme, a été envahie par une armée d’avocats d’affaires et de lobbyistes venus de New York ou de San Francisco, ayant pour mission de bloquer le projet.
Selon John Deere et ses alliés, le Fair Repair Act violerait la législation sur le copyright. En outre, si on laissait les clients bricoler les ordinateurs des tracteurs, cela pourrait aggraver les émissions de polluants et compromettre la sécurité des systèmes. La sénatrice Brasch a été assiégée : « Un lobbyiste n’a pas hésité à me dire que si la loi était votée, le Nebraska deviendrait la nouvelle Mecque des hackeurs ! » Elle tient bon mais, en revanche, de nombreux élus se laissent convaincre par les lobbyistes. Depuis mars 2017, le texte est bloqué en commission, et aucun vote n’a été prévu.
Business parallèle
En attendant mieux, de nombreux agriculteurs veulent profiter des « softwares ukrainiens », au point qu’une industrie parallèle a vu le jour. Mike, employé comme réparateur chez un grand concessionnaire, travaille aussi à son compte. Le soir et le week-end, il emprunte l’ordinateur contenant les logiciels des constructeurs et va réparer les tracteurs de ses amis et de ses voisins pour 60 dollars de l’heure, au lieu de 120 dollars. Il reste discret car il se fait payer au noir mais, dans sa région, des tas de gens sont au courant : « Des agriculteurs viennent me proposer du travail, mais si je ne les connais pas, je refuse, c’est trop risqué. »
D’autres vont plus loin. L’un des collègues de Mike vient de démissionner et a ouvert un atelier de réparation dans un hangar appartenant à sa famille. Il a acheté à un marchand local d’outillage un ordinateur qui contient des logiciels de diagnostic et de redémarrage fonctionnant sur plusieurs marques de tracteurs. Ils viendraient du Québec, mais leur origine réelle reste incertaine.
Par curiosité, Mike les a testés : « Ce n’est pas une copie d’un logiciel de constructeur. Tout est différent, les menus, les schémas, les codes… D’après moi, ils ont été écrits à partir de rien, par des gens très forts. » Les fameux Ukrainiens ? « Je l’ignore, tout est rédigé en anglais. Ils ne fonctionneront pas sur les tracteurs les plus récents, mais les petits agriculteurs gardent leur matériel longtemps. » Pour tenter d’apaiser la rébellion, John Deere devrait bientôt proposer aux agriculteurs de leur vendre par abonnement un accès limité à certains de ses logiciels – tout en leur interdisant de les ouvrir, de les modifier ou de les remplacer.
Lemonde.fr