Inégalités et désastres socio-écologiques
Le texte qui suit est tiré du livre « La machine est ton seigneur et ton maître », publié aux Éditions Agone en 2015.
Un article sur partage-le.com
extraits
La classe créative des campus et le zoo des manufactures
Une dizaine de géants de la sous-traitance se divisent le marché de l’électronique mondiale. La plupart sont taïwanais (Foxconn, Pegatron, Quanta Computer, Compal Electronics) ou américains (Flextronics, Jabil) mais tous ont des usines en Chine. Fondée en 1974, l’entreprise Foxconn (ou Hon liai Precision Industry), plus d’un million de salariés, troisième employeur privé au monde, fabrique à elle seule près de la moitié de l’électronique mondiale. Ses principaux clients sont Apple, Amazon, Cisco, Dell, Google, Hewlett-Packard, Microsoft, Motorola, Nintendo, Nokia et Sony. Depuis les consoles de jeu Atari en 1980 jusqu’aux Blackberries, iPad, iPhones et Kindles, en passant par les ordinateurs, scanners, imprimantes, etc. la majeure partie de l’électronique grand public consommée dans le monde est sortie d’usines chinoises, et notamment de celles de Foxconn.
À Shenzhen Longhua, « Foxconn City », le site de production historique du groupe, rassemble plus de 35o ooo ouvriers dans un espace de trois kilomètres carrés. Pour une soixantaine d’heures de travail par semaine, on gagne jusqu’à l’équivalent de 5oo euros par mois. La plupart des travailleurs sont des jeunes migrants des campagnes, qui vivent là dans des chambrées d’une dizaine, sans intimité. Les fenêtres de ces bâtiments de douze étages sont grillagées depuis la médiatisation d’une vague de suicides au printemps 2010. Depuis lors, la direction a consenti des hausses de rémunérations tout en déménageant une partie de la production dans de nouvelles villes-usines à l’intérieur du pays pour faire travailler une main-d’œuvre locale à des salaires plus bas.
Chaque détail du quotidien de ces ouvriers de l’électronique rappelle l’extrême mesquinerie sur laquelle repose le grand capital : en particulier dans le secteur manufacturier, les petites économies font les grandes fortunes. Les réunions obligatoires de début et de fin de journée ne sont pas payées. Il est interdit de parler à son voisin de chaîne et de lever la tête. La nourriture est insipide et insuffisante. À l’usine Jabil de Wuxi, le recrutement est payant à chaque étape, y compris la visite médicale, et dans les dortoirs, l’eau potable n’est pas fournie. Sur tous ces sites, cancers, maladies respiratoires et neurologiques sont légion, résultats de l’exposition aux poussières d’aluminium, fluides de coupe et solvants.
La figure du fondateur et PDG de Foxconn, Taïwanais multimilliardaire, évoque un patronat cruel et suranné tout droit sorti des romans de Dickens. M. Terry Tai-ming Gou est aussi l’auteur d’un livre de maximes qui sont reproduites sur les murs de ses ateliers : « Un dirigeant doit avoir le courage d’être un dictateur pour le bien commun. » La cent quatre-vingt-quatrième fortune mondiale selon le magazine Forbes) ne tient pas ses employés en haute estime. En juin 2014, lors d’une conférence de presse, il posait dans les bras d’un robot. Assumant publiquement de vouloir se débarrasser de ses travailleurs humains dès que possible, il a lancé une production massive de « foxbots ». En 2012, fatigué de « gérer un million d’animaux », il conviait le directeur du zoo de Taipei, Chin Shih-chien, à donner un cours de management animalier : « Pendant son exposé sur l’estrade, rapporte l’édition taïwanaise du China limes, Chin a expliqué à l’auditoire quel comportement adopter vis-à-vis des différentes espèces d’animaux en fonction de leurs caractéristiques. Après l’avoir écouté attentivement, Gou a demandé à Chin de se mettre à la place du PDG de Hon Hai, au grand amusement des douze directeurs du management présents. »
On dirait l’enfer et le paradis. Sons le soleil de la Californie, sur le campus de Mountain View, siège de Google, on se réunit dans une piscine à balles pour favoriser les brainstormings. Des salles de gym ouvertes jour et nuit sont à la disposition des employés, qui gagnent 7 dollars par demi-heure qu’ils y passent. Leur salaire médian avoisine les 100 000 euros par an. Le site compte une trentaine de restaurants, tous entièrement gratuits. « Le chou frisé est à l’honneur, expose un critique gastronomique de la baie en visite dans l’établissement du chef Hillary Bergh. C’est la base chromatique des beignets maïs, noix de pécan et courges de la ferme bio Baia Nicchia. Leur saveur est sucrée et terreuse, avec une surprenante note de lavande. Le poisson, tout juste pêché dans la Half Moon Bay, est ce qu’on trouve de plus frais localement, à l’exception des tourteaux. En plus de faire du compost, de cultiver des potagers et de fabriquer sur place les produits de base comme le pain et le miel, Google et le groupe Bon Appétit suivent à la lettre les préconisations de la Monterey Bay Seafood Watch. Vous ne verrez ici ni thon rouge ni saumon d’élevage de l’Atlantique. […] En dessert, il y avait des barres de pécan — légères et délicieuses a point, avec une subtile nuance d’érable, et sans gluten, grâce à la farine de pois chiche. Pour les pauses, les bâtiments disposent de nombreuses “mini- cuisines” regorgeant de fruits, de snacks aux fèves de soja japonaises, de chips à la banane et de carrés de chocolat noir Tcho concoctés par les petits artisans chocolatiers de San Francisco. Pour les besoins de café, il y a toujours un barman professionnel à proximité. »
Le parc édénique qui sert de siège à Facebook est connu, quant à lui, pour ses « vélos communautaires » en libre accès et ses magasins de bonbons gratuits. Chez Apple, les activités philanthropiques que mènent les employés en dehors de leur travail sont rémunérées 25 dollars de l’heure. Voilà qui rappelle que le modèle de la Silicon Valley, désormais hégémonique, s’est historiquement forgé autour des ex-hippies de la culture hacker, animés par l’espoir de créer un monde plus juste, plus éclairé et pacifié par la mise à disposition de tous des « outils informatiques ». Apple n’a-t-elle pas commencé avec la vente par deux copains californiens d’un appareil permettant de passer des appels gratuits en piratant la société de télécom AT&T ? Tout comme le slogan historique de Google, « Don’t be evil » [« Ne soyez pas malveillants »], témoigne des ambitions morales de l’entreprise, les salariés d’Apple se réjouissent encore aujourd’hui du reflet angélique que leur renvoie leur activité : leur principal motif de satisfaction au travail serait « le sentiment de fabriquer un monde meilleur par la technologie ».
Comme dans un conte pour enfants, le rêve californien d’une technologie libératrice figure l’exact revers du quotidien des ouvriers chinois sur les chaînes de fabrication. Dans l’univers lisse des technopoles mondiales, les conditions de production des « innovations » sur lesquelles repose l’économie des grandes puissances sont taboues : invisibles, les immenses villes-usines perdues dans le smog de la Chine lointaine. L’électronique grand public qui a déferlé sur nos quotidiens est produite dans ces usines depuis le début des années 1980. Pourtant, il a fallu attendre 2006 pour qu’une enquête sur les conditions de travail dans le secteur paraisse dans les médias. Trente ans de refoulement. Ce ne sont pas seulement les conditions de production des supports numériques qui sont frappées d’invisibilité mais leur matérialité même. À mesure que les campus et les labos de R&D se sont multipliés, à mesure que l’économie des pays industrialisés a été placée sous le signe de la « production de connaissances » et de l’« échange d’informations », le déferlement de haute technologie qui rendait tout cela possible s’est vu, par une opération idéologico-magique, « dématérialisé ».
La fable platonicienne, permise par l’essor de l’informatique, d’une économie fondée sur les « idées » n’a pas seulement participé à forger « le nouvel esprit du capitalisme » : elle a aussi accompagné une division mondiale du travail qui repose, dans les pays riches, sur l’évacuation pure et simple de la production des biens matériels alors même qu’ils sont de plus en plus nombreux, de plus en plus voraces en énergie et en matières fossiles, de plus en plus rapidement obsolètes. Ce qui, en une génération, a créé la situation paradoxale dans laquelle nous sommes : le monde de l’usine et du travail à la chaîne n’a jamais été aussi éloigné de l’imaginaire et du quotidien des classes moyennes mondialisées alors même que le nombre d’usines et de travailleurs à la chaîne sur la planète n’a peut- être jamais été aussi élevé.
L’un des principaux impacts de cette invisibilité est de fausser notre rapport à la technologie en nous empêchant de penser ses effets sociaux globaux. Ingénieurs, entrepreneurs et éditorialistes font souvent preuve d’une imagination débordante pour décrire les avantages que telle ou telle technologie pourrait apportera la société : tout comme on s’est enthousiasmé à la fin des années 1990 pour les téléphones-portables-sauveurs-de-femmes-en-détresse, on anticipe aujourd’hui sur les bienfaits des futurs drones ambulanciers, de l’étiquetage électronique des aliments qui permettra au frigo de proposer des recettes et de la brosse à dents connectée qui signalera quand terminer le brossage. Mais les mêmes acteurs semblent totalement dépourvus d’imagination quand il s’agit de mettre ces bénéfices sociaux attendus en balance avec le coût humain et écologique de la production de nouveaux objets électroniques. Comment se fait-il qu’on prenne autant au sérieux les « services » que pourraient nous rendre robots et drones dans la vie quotidienne relevant au mieux du gadget et ayant toutes les chances de s’avérer socialement désastreux et qu’on ignore autant les problèmes autrement plus graves nue leur diffusion de masse va engendrer ? Quels matériaux, extraits de quelles mines, dans quelles conditions et au prix de quels conflits géopolitiques ? Combien d’usines faudra-t-il construire, avec quels effets sur le milieu ? Quelle durée de vie pour ces gadgets ? Quid des déchets et de la consommation d’électricité ? Questions qui se poseront peut-être, trop tard, quand, « dans cinq ans, il sera aussi banal de posséder un robot de télé-présence qu’aujourd’hui un smartphone » à en croire Bruno Bonnell, PDG de la société Syrobo et pilote du plan robotique de la nouvelle France industrielle.
La start-up de robotique Aldebaran, fondée par un Français en 2oo5, a reçu des dizaines de millions d’euros de fonds publics pour développer plusieurs générations de robots humanoïdes, dont « Nao » et « Romeo ». Grâce à la « robolution », grand programme lance par les pouvoirs publics pour robotiser la filière de l’aide à la personne, Aldebaran bénéficie généreusement, via les partenariats public-privé, des résultats des meilleurs laboratoires de robotique du pays, comme ceux du LAAS-CNRS de Toulouse. Rachetée début 2015 par le japonais Softbank, Aldebaran est aujourd’hui associée à Foxconn pour lancer la production de masse de robots semi-androïdes dénommés « Pepper ». Ces créatures d’un mètre vingt dotées d’un écran plat sur le thorax sont des robots de compagnie : « Il ne fait pas le ménage, ni la cuisine, explique la société, mais en se basant sur les émotions universelles (joie, surprise, colère, doute et tristesse) et en analysant vos expressions faciales, votre langage corporel et vos mots, Pepper devine dans quel état vous vous trouvez et s’adaptera. Il pourra par exemple essayer de vous remonter le moral en passant votre morceau préféré ! » Qui a besoin d’un robot de compagnie ? Dans un article du Monde, on apprend que la région Rhône-Alpes a acheté trois modèles « Beam » de la française Awabot tandis que l’académie de Versailles a acquis cinq robots « Nao » d’Aldebaran. L’investissement est payant, car il suffit d’en introduire un dans la classe pour résoudre tous les problèmes de l’Éducation nationale : « Le responsable du numérique éducatif de l’académie, Franck Dubois, raconte cette scène “jamais vue en 20 ans d’enseignement !”. Des élèves de quatrième qui oublient la récré. Si, si, jure-t-il, cela s’est passé tout récemment dans un collège de Sèvres. Il avait apporté Nao. “Au départ, les élèves étaient assis normalement, puis ils sont venus s’accroupir tout près de moi. Ils sont restés ‘scotchés’ durant une heure.” » Il y a dix ans, l’idée de se promener avec un micro-ordinateur portatif pour lire des livres paraissait aussi incongrue et peu nécessaire qu’aujourd’hui celle de confier ses états d’âme ou la garde de ses grands-parents à un robot. Mais si la commande publique s’empare de cet objet a priori superflu pour en équiper maisons de retraite, écoles et hôpitaux, si les riches commencent à en faire un symbole de leur standing, alors il s’intégrera au parc électroménager déjà très vaste des classes moyennes urbaines.
Comment une société peut-elle être aussi matérialiste tout en entretenant un tel déni de ses propres conditions de possibilité matérielles ? Quand les suicides en série chez Foxconn ont révélé au monde entier les conditions de production de l’électronique, comment expliquer que le consumérisme induit par les nouvelles technologies soit si peu remis en cause ? Pourquoi des milliers de voix ne s’élèvent-elles pas pour critiquer les orientations de la recherche en informatique et en robotique, a fortiori lorsqu’elles répondent à l’appel grotesque de la « robolution » ? Cela tient sans doute notamment à notre croyance dans la toute-puissance de la technologie, telle qu’on la croit capable, dans l’univers moderne des pays riches et des capitales mondiales, de résoudre tous les problèmes auxquels l’humanité est confrontée. Jusqu’au début des années 2000, la disparition des usines de notre champ de vision a réellement laissé planer l’idée que l’aliénation du travail à la chaîne avait été « dépassée ». La production automatisée, nous avions surmonté le stade du fordisme et du taylorisme pour entrer dans l’ère de l’information et de la communication. Enfin, le « progrès » nous avait libérés du fardeau du travail physique et routinier au profit de tâches intellectuelles et créatives. Du fait des proportions qu’a prises le développement industriel de la Chine, mais aussi grâce au militantisme des ONG, il a fallu reconnaître que l’usine d’antan, avec ses cadences abrutissantes et ses contremaîtres à l’affût, avait peut- être été plus déplacée que dépassée. A tout le moins, il fallait bien que les machines ayant permis d’automatiser les usines européennes aient été produites quelque part ! Mais cette mystification ne s’est dissipée qu’au profit d’un autre fantasme : les robots vont libérer les travailleurs du Tiers Monde, qui seront à leur tour promus à des tâches de conception.
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