L’imposture Macron
La planification écologique s’est imposée dans le paysage politique jusqu’à Emmanuel Macron, qui se l’est appropriée dans l’entre-deux-tours de la présidentielle. Retour sur un concept clé qui pousse aussi l’écologie politique à réinterroger son rapport à l’État.
Ce n’est plus qu’une question de temps. Emmanuel Macron devrait nommer sous peu son ou sa Première ministre. D’après l’Élysée, il ou elle se verra « chargée de la planification écologique » : une formule soustraite à son adversaire de gauche, Jean-Luc Mélenchon, qui en a fait un étendard depuis plus d’une décennie. Même si les contours de la planification souhaitée par le président de la République restent flous, elle pourrait entraîner un bouleversement en profondeur de l’appareil d’État. Investi officiellement samedi 7 mai, Emmanuel Macron a de nouveau insisté sur sa volonté de « planifier » en faisant « le serment à la jeunesse de léguer une planète plus vivable ».
« C’est une victoire idéologique pour la France insoumise, dit à Reporterre Martine Billard. Emmanuel Macron est rattrapé par la réalité. Face à la gravité du réchauffement climatique, il n’a plus d’autre choix ». Dès 2009, cette historique du parti de gauche avait déposé une proposition de loi sur le sujet alors qu’elle était encore députée Les Verts à l’Assemblée nationale. Cosignée par Noël Mamère et Yves Cochet, ce texte voulait « instaurer le plan écologique de la Nation », créer « un commissariat à la Planification écologique » et « organiser des conférences de participation populaire » pour élaborer démocratiquement le projet.
La planification est plus qu’une méthode : il s’agit d’éclairer l’avenir, de se donner des objectifs chiffrés – avec l’intention de les tenir ! – et d’organiser avec les territoires la transition écologique dans tous les secteurs : énergie, finance, aménagement du territoire, agriculture, etc.
En 2008, alors qu’il était encore au Parti socialiste (PS), Jean-Luc Mélenchon portait déjà lui aussi cette idée. « Le programme socialiste doit être celui du retour de l’État redistributeur, stratège, protecteur, organisateur du temps long », plaidait-il dans le cadre d’une motion. En parallèle, les intellectuels proches de l’écosocialisme comme Michael Löwy participaient à la diffusion de ce concept dans le milieu universitaire.
« Un mot “obus” pour produire de la conflictualité »
Dès la création du Parti de gauche — l’ancêtre de La France insoumise — fin 2008, Jean-Luc Mélenchon a fait de la planification l’un des principaux marqueurs de son mouvement, une synthèse entre la pensée de Jaurès et celle de l’écologie politique : « On avait besoin d’un mot “obus” pour produire de la conflictualité politique là où tout le monde se réclamait encore du développement durable. C’était aussi une manière de se différencier des autres partis et de souligner la radicalité de notre projet », raconte l’écrivaine Corinne Morel Darleux, l’une de ses plus proches camarades de l’époque.
La formule était loin de faire consensus. Chez les écolos, on se déchirait : « On me traitait d’étatiste », se souvient Martine Billard. « Nous sommes plutôt issus d’une tradition libertaire et régionaliste, héritière de Mai 68, confirme Noël Mamère. Une partie des pionniers de l’écologie politique, comme Ivan Illich, Jacques Ellul ou Murray Bookchin se sont construits contre l’État, son dirigisme et son centralisme. » « Historiquement, les plans, ce n’est pas trop notre truc », observe aussi Alain Coulombel, actuel porte-parole d’Europe Écologie-Les Verts.
Il faut dire que la planification n’a pas toujours été écolo. Né en 1946, sous l’impulsion du général de Gaulle, le commissariat général du Plan avait pour objectif de reconstruire l’économie française dévastée par la Seconde Guerre mondiale. « Il s’est inscrit dans la logique des Trente Glorieuses, marquée par la recherche d’une croissance rapide, décrit le chercheur Dominique Plihon dans une note d’Attac. Les différents plans successifs étaient imprégnés d’une idéologie productiviste et colbertiste. Ses directives se sont imposées aux territoires depuis Paris. » Avec à la clé de grands projets écocides : la révolution verte qui a vidé les campagnes des paysans et détruit les bocages ou le plan Messmer de construction de centrales nucléaires.
Il n’était donc pas acquis que des écologistes s’approprient le concept. Pourtant, au tournant des années 2000, la planification verte est apparue de plus en plus comme une nécessité, face à l’absence de politique de long terme et l’inertie des pouvoirs publics.
« Organiser la décroissance de l’utilisation des ressources naturelles »
En France, le slogan s’est peu à peu étoffé. Pour le sociologue Razmig Keucheyan, la planification écologique est le seul moyen d’imposer un contrôle public du crédit et de l’investissement, arrêter le financement des industries polluantes et organiser leur fermeture, tout en accompagnant massivement les investissements dans la transition écologique. « Jusqu’ici, la planification a été productiviste. La planification écologique, elle, doit organiser la décroissance de l’utilisation des ressources naturelles », écrit-il dans le Monde diplomatique.
Outre-Atlantique, l’idée fait aussi son chemin, à l’aune des programmes de Bernie Sanders et de l’aile gauche du Parti démocrate. Dans l’un de ses derniers livres — Plan B pour la planète : le New Deal vert (Actes Sud, 2019) — Naomi Klein observe que toute réaction sérieuse à la menace climatique se devrait de « retrouver la maîtrise d’un art vilipendé au cours de ces décennies de libéralisme acharné : l’art de la planification ». Cela inclut, à ses yeux, une planification industrielle, un plan d’occupation des sols, un plan agricole, un plan d’emploi pour les travailleurs dont les occupations seraient rendues obsolètes par la transition, etc. « Il s’agit donc de réapprendre à planifier nos économies en fonction de nos priorités collectives et non plus des critères de rentabilité », écrit-elle.
La bataille culturelle était cependant loin d’être gagnée. « Vouloir réhabiliter les idées de planification aujourd’hui peut apparaître totalement décalé dans une société dominée par l’idéologie individualiste de la Start-up Nation, par la logique court-termiste des marchés, et par la dictature du “temps réel” des réseaux sociaux », analysait Dominique Plihon en 2020.
La pandémie de Covid-19 est venue rebattre les cartes. La planification a réussi à s’imposer, même de l’autre côté de l’échiquier politique. En septembre 2020, Emmanuel Macron nommait François Bayrou à la tête du Haut-Commissariat au plan, une nouvelle institution chargée des réflexions prospectives de l’État. Et dans l’entre-deux-tours, le chef de l’État s’appropriait l’idée de planification écologique. Une manière comme une autre d’envoyer un signal à l’électorat de Jean-Luc Mélenchon.
« Le président de la République tente de rallumer la flamme »
Depuis tout s’accélère. Dimanche 8 mai, France Stratégie, un service rattaché à Matignon descendant direct du commissariat général au Plan, a publié un épais rapport dans lequel les auteurs proposent une réorganisation en profondeur des rouages de l’État, avec la création d’un« secrétariat général aux Soutenabilités » sous le giron du Premier ministre, qui serait chargé d’« orchestrer » la transition écologique, en exerçant des missions de prospective, d’expertise et de concertation.
Emmanuel Macron a en partie repris cette idée. D’après ses dernières déclarations, le prochain chef de gouvernement serait accompagné de deux autres ministres : l’un, chargé de « la planification énergétique », déclinera la feuille de route présentée par le président de la République en février à Belfort, à savoir la construction de six EPR et le développement de l’éolien en mer ; l’autre s’occupera de « la planification écologique territoriale », soit la rénovation thermique des bâtiments et la conversion du parc automobile. D’ici à juillet 2023, le gouvernement devra également faire voter une loi de programmation fixant les objectifs énergétiques et une loi de programmation budgétaire censée garantir les dix milliards d’euros supplémentaires de crédits annuels promis pour la transition.
À gauche, on regarde cette appropriation sémantique avec méfiance. « Emmanuel Macron est un avion renifleur. Il saisit au passage ce qui peut lui permettre d’avoir une majorité aux législatives mais, en réalité, il n’a aucune colonne vertébrale écologique », juge Noël Mamère.
« Le président de la République teste des produits d’appel pour pouvoir vendre un second quinquennat plus vert que le premier et retrouver la flamme de la campagne de 2017, où il se présentait comme un champion de la Terre ? », constate aussi Cyrille Cormier, l’auteur du livre Climat, la démission permanente (Utopia, 2020).
Au sein de la majorité présidentielle, la planification écologique est vue comme une nouvelle recette miracle qui accélérerait soudainement la transition. « Mais de quoi manquait réellement Emmanuel Macron dans le quinquennat précédent ? Qu’est-ce qui a conduit à son inaction climatique ? Est-ce la mécanique de l’État, le blocage des hauts fonctionnaires, l’absence de méthode ou le manque de volonté du chef de l’État lui-même », s’interroge Cyrille Cormier.
Depuis quelques jours, dans les médias, on entend une drôle de musique. François de Rugy et Barbara Pompili expliquent que l’absence de planification écologique serait la cause des difficultés qu’ils ont rencontrées au ministère de la Transition écologique lors du mandat précédent. En creux, ils rejettent la faute sur la lourdeur d’un processus, intrinsèque à la mégastructure étatique. L’absence de planification écologique sert d’alibi à leur échec.
« Leur planification et la nôtre »
Pour la gauche, il est urgent de mener un travail de clarification. « Notre planification n’est pas la leur, estime Martine Billard, qui alerte sur le risque d’un dévoiement technocratique. À notre sens, la planification n’est pas simplement une refonte de l’architecture gouvernementale, c’est une nouvelle vision, un imaginaire révolutionnaire de l’action politique. »
Plusieurs éléments devront être étudiés dans les prochains temps pour mesurer le degré d’esbroufe de la proposition d’Emmanuel Macron. Le caractère contraignant des objectifs fixés par la planification en est un. Plusieurs observateurs interrogés par Reporterre ont également peur que cette planification écologique ne serve finalement de mesure dilatoire pour déplacer les problèmes dans le temps et fixer des objectifs sur le long terme alors qu’au même moment, le gouvernement réduit les aides à la rénovation thermique et subventionne, par exemple, le pétrole à la pompe. « Après avoir “grenellisé”, puis “transitionné”, désormais nous allons “planifier”, ironise Alain Coulombel. C’est une habileté rhétorique mais il y a un décalage entre cette proposition et l’urgence d’actions immédiates », dit-il.
Autre problématique : le nucléaire. La planification écologique voulue par le président de la République risque surtout d’être utilisée dans le cadre de la construction de nouveaux EPR et ainsi de faire ressurgir le spectre des anciens plans des années 1970 et 1980, décrétés par le haut et de manière autoritaire. L’inverse de ce que préconisent les fondateurs de la planification écologique, qui voient dans cet outil un moyen de stimuler la démocratie locale, d’établir les besoins et les objectifs à l’échelle des territoires.
reporterre.net