Les sanctions contre les enseignantes et enseignants syndicalistes et militant.e.s pédagogiques connaissent un récent regain.
L’affaire Kai Terada à Nanterre le montre.
Il est temps d’en faire une priorité politique.
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En juillet 1922, le ministre de l’Instruction publique Bérard appelait les recteurs à réprimer toute manifestation « contraire aux institutions républicaines ». La période était à la « chasse aux rouges », ces instituteurs et institutrices jugés coupables de trop grande proximité avec le régime soviétique. Entre 1920 et 1924, une soixantaine d’enseignants furent victimes de la répression gouvernementale, soupçonnés d’avoir participé à des meetings politiques, distribué L’Humanité, milité contre la guerre : avertissements, révocations, censure, réprimande, déplacement d’office …
Un siècle plus tard, comme un funeste anniversaire, les sanctions contre les enseignantes et enseignants militants, syndicalistes, semblent connaître un regain alors que l’on croyait la liberté syndicale et la liberté d’expression solidement installées. Parmi les cas les plus récents – sans doute au milieu d’autres dont nous ignorons l’existence – celui de Kai Terada, professeur de mathématiques au lycée Joliot Curie de Nanterre et co-secrétaire départemental de Sud Éducation. Ce dernier a reçu, la veille de la rentrée, l’annonce de sa suspension pour quatre mois, sans aucun motif. On l’a prévenu depuis qu’il risquait une mutation « dans l’intérêt du service ». Kai enseigne dans ce lycée depuis 16 ans mais l’administration prétend, toute honte bue, qu’il ne s’agit pas d’une sanction, et que son appartenance syndicale n’a rien à voir avec cette décision.
La similitude avec d’autres cas récents saute aux yeux et inquiète. On pense aux collègues de Bobigny, de Melle, de l’école Pasteur de Saint-Denis, à Hélène Careil et d’autres dont la vie a brutalement bifurqué contre leur gré, à la suite de mutations forcées qui n’étaient « pas des sanctions » non plus. Certaines et certains n’ont pas repris le travail et tiennent à coups d’anti-dépresseurs ; d’autres se battent contre l’absurdité d’une administration qui, « dans l’intérêt du service », a clairement choisi de ne pas s’encombrer de préoccupations humaines.
C’est donc « dans l’intérêt du service » que des élèves de Joliot Curie n’ont pas retrouvé leur professeur de mathématiques, l’un des piliers de l’établissement, celui qui connaît les familles, les fratries et aussi « dans l’intérêt du service » que des petits d’une école de Saint-Denis ont été privés d’enseignantes et enseignants collectivement investis dans un métier qu’ils aimaient sans doute trop pour répondre aveuglément aux critères d’une institution de plus en plus maltraitante.
À ce stade, c’est l’intérêt des sévices qui semble plutôt l’emporter
L’histoire bégaie. En 1923, l’instituteur syndicaliste Jacquet, dans le Rhône, était déplacé d’office parce qu’il ne plaisait pas au maire. Marie Farget, institutrice d’Oullins, recevait un blâme la même année à la suite d’une plainte de son directeur parce que trop souvent malade. Dans les années 1930, la répression s’intensifiait encore contre les enseignantes et enseignants antifascistes, anticapitalistes, communistes, anarchistes. Avec la complicité de la police, ils furent surveillés, traqués, harcelés. Madeleine Faraut, institutrice dans les Alpes maritimes, décrite comme « agitatrice » après avoir participé à une manifestation de chômeurs à Nice en 1932 : déplacée d’office ! En 1936, une institutrice de Mouans-sartoux fut elle aussi mutée d’office parce que son mari était communiste. La répression subie par Élise et Célestin Freinet, couple d’instituteurs et institutrices à Saint-Paul de Vence, s’inscrit également dans ce contexte. Toutes et tous furent soupçonné.e.s de faire de la propagande communiste en classe. Des accusations la plupart du temps infondées car les inspections ne trouvaient rien ; qu’à cela ne tienne, on bidouillait les dossiers administratifs …
Les dossiers de nos collègues d’aujourd’hui sont aussi vides que ceux de nos collègues d’antan. Leurs crimes ? pratiquer des pédagogies différentes, alternatives, se soucier davantage du bien-être des enfants et de leurs propres rythmes d’apprentissages que de leurs performances pour les enquêtes PISA ; militer dans des syndicats qui portent haut et fort la défense des droits et d’un métier soumis de toute part aux coups de l’austérité et d’un management autoritaire décomplexé. En ligne de mire, Sud Éducation, syndicat honni par Jean-Michel Blanquer, l’artisan de ce regain de répression dans l’Éducation nationale.
Le message est clair : détruire toute influence de Sud-Éducation, épuiser les militantes et militants par des mesures de coercition et dissuader les solidarités en instillant la peur dans les établissements. Ne nous y trompons pas, si aujourd’hui SUD est visé, les autres syndicats suivront si on ne fait rien. C’est d’ailleurs déjà un peu le cas. La réforme de la fonction publique, en instaurant la possibilité de ces déplacements d’office sans procédure disciplinaire nous met à la merci du plus violent arbitraire.
Ensemble nous devons faire savoir qu’il nous arrive à bas bruit ce que nos camarades ont subi à France Télécom ou à la Poste. Il nous faut rappeler que certains y ont laissé leur vie. À l’heure où la profession peine à recruter, où l’urgence de sauver l’école publique est criante, il en va d’une responsabilité collective qui s’étend bien au-delà de nos corporatismes. C’est l’ensemble de la société qui doit faire savoir que toute atteinte aux droits, à l’humanité et à la dignité des enseignants est un coup de plus porté à leurs enfants et à la démocratie.
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