Un livre de Günther Anders qui vient de sortir chez l’éditeur l’échappée
Quand Günther Anders dénonçait dans un roman le mensonge des totalitarismes
Dans La Catacombe de Molussie (1938), roman dystopique traduit pour la première fois cette année en français par les éditions de L’Échappée, Günther Anders met en scène un dialogue sans fin entre deux prisonniers. À travers leurs récits allégoriques, il dénonce les dispositifs d’aliénation et le règne du mensonge à l’œuvre en Molussie, pays imaginaire symbolisant l’Allemagne des années 1930 mais qui présente aussi certaines similitudes avec les totalitarismes contemporains.
Le philosophe Günther Anders (1902–1992), élève de Husserl et de Heidegger, est avant tout célèbre pour ses ouvrages sur la technique, en particulier L’Obsolescence de l’homme, publiée en français en deux tomes (Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle et Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle).
Dans ses essais, Anders médite les mutations anthropologiques profondes causées par le bouleversement de nos modes de vie au moment de la première révolution industrielle. Il s’inquiète d’une artificialisation du monde qui occulte le fait que l’homme avait vécu jusque-là dans un environnement majoritairement naturel. L’avènement de la technique moderne implique selon lui un changement sans précédent : l’homme ne produit plus seulement des artefacts – ce qu’il a toujours fait – il laisse la possibilité aux machines de produire d’autres machines. Et c’est ce redoublement, cette répétition du « principe du machinisme », qui serait dangereux.
La « mégamachine »
Anders estime que nos vies sont désormais peuplées de machines qui, d’une part, sont produites par des machines et qui, d’autre part, nécessitent encore des machines pour leur entretien. Le monde que le philosophe décrit est celui d’un réseau autonome et interdépendant, la « mégamachine », qui nous dépasse par sa taille et sa perfection. Cette structure artificielle met à l’épreuve à la fois nos représentations et notre sentiment de responsabilité. Dès lors, que signifie exactement être un homme dans un tel univers, capable d’engendrer les camps de concentration et l’arme atomique ?
Cette interrogation sur l’homme, Anders l’avait déjà menée sur un mode fictionnel. Avant de devenir ce grand penseur de la technique, il avait écrit un roman engagé, « antifasciste » selon ses propres termes, une dystopie, La Catacombe de Molussie. Le livre fut commencé en 1930 en Allemagne, puis continué lors de ses exils en France en 1935 et aux États-Unis en 1938, avant sa publication la même année par les éditions munichoises C. H. Beck. Tombé dans l’oubli après la Seconde Guerre mondiale, le livre ne fut réédité en langue originale qu’en 1992. Et c’est seulement cette année, grâce aux éditons de L’Échappée, que le lecteur francophone peut y avoir accès.
La Catacombe de Molussie contient déjà nombre des grandes intuitions du philosophe. Et ce pays fictif est déjà connu des lecteurs d’Anders puisqu’il s’y réfère parfois explicitement dans ses essais. Qu’est-ce que la Molussie exactement ? Un pays totalitaire – une métaphore de l’Allemagne dont Anders fut le contemporain – dirigé par un individu, Burru, qui maîtrise les codes de la propagande moderne. « Mein Kampf est présent dans La Catacombe de Molussie. C’est le livre mondialement célèbre dans lequel Burru racontait son apothéose, livre dans lequel il s’était glorifié lui-même et avait glorifié son futur gouvernement avant même son coup d’État », soulignent Annika Ellenberger, Perrine Wilhelm et Christophe David, les trois préfaciers de cette traduction inédite.
Ce führer imaginaire enferme ses opposants politiques dans une prison où ils sont laissés à l’abandon sans que le moindre geôlier ne vienne leur rendre visite. Pour éviter de sombrer dans la folie ou dans le désespoir, les deux seuls prisonniers de la catacombe, Olo et Yegussa, commencent une discussion qui va occuper la totalité de leur vie. « Seule la sociabilité que Yegussa et Olo entretiennent par leurs dialogues leur permet de créer du temps […], c’est-à-dire de surmonter l’absurdité de leur existence. Les deux prisonniers ne cessent ainsi de se mettre en garde contre deux postures antagonistes mais tout aussi nihilistes l’une que l’autre compte tenu de leur situation : ils ne peuvent ni espérer, c’est-à-dire attendre quoi que ce soit du monde au-dessus d’eux […], ni se laisser aller à un désespoir inactif, c’est-à-dire céder à ce qu’Anders appelle la « colère noire ». »
Dispositifs d’aliénation
Que raconte ce livre à la forme étrange, que l’avant-propos fictif désigne comme un simple « document », comme une compilation de « retranscriptions » ? Il raconte les échanges infinis entre Olo et Yegussa, le premier ayant pour rôle d’initier le second à un savoir capital sur le mode de fonctionnement de la Molussie afin qu’il le transmette, le moment venu, aux meneurs de la révolution. Les échanges, qui décrivent les dispositifs d’aliénation mis en place par le régime, se présentent sous une forme non théorique et relèvent esthétiquement de la fable ou de l’allégorie. Les préfaciers insistent sur un point : « Il nous semble important de commencer par plaider pour ce roman en tant que roman. » En effet, il ne s’agit pas, en lisant cette fiction d’Anders, d’identifier les concepts cachés derrière cet objet littéraire mais de considérer l’objet littéraire en tant que tel.
« C’est l’histoire d’un Socrate qui engendre un Socrate censé engendrer à son tour un Socrate »
Extrait de la préface de La Catacombe de Molussie (L’Échappée, 2021)
Il est d’ailleurs possible de dégager plusieurs influences qui ont présidé à l’élaboration de cette œuvre singulière. Anders parlait de La Catacombe de Molussie comme d’une « swiftiade », en référence à Jonathan Swift, père d’une des plus célèbres dystopies, Le Voyage de Gulliver (1726). Il estimait également que son livre ressemblait aux « dialogues platoniciens de la maturité ». « Les « modèles » d’Olo et Yegussa sont très probablement les prisonniers de la caverne du livre VII de La République de Platon », suggèrent Ellenberger, Wilhelm et David. La Catacombe de Molussie, « c’est l’histoire d’un Socrate qui engendre un Socrate censé engendrer à son tour un Socrate ». Mais la forme du livre rappelle peut-être encore plus celle des Mille et une nuits. Comme Shéhérazade, qui doit continuer de raconter pour ne pas être tuée, Olo et Yegussa racontent pour transmettre une doctrine dans un dialogue et un exercice de mémorisation sans fin.
Si La Catacombe de Molussie est bien une allégorie de l’Allemagne des années 1930 où Hitler est incarné par Burru, Heidegger par Règedie, Louis II de Bavière par le prince Gey ou encore Anders par Yamyam, l’ouvrage ne résume pas à cela. Anders met en cause, non pas seulement le nazisme de l’Allemagne, mais également son capitalisme, son militarisme, son rapport à la culture et au travail. Déjà, Anders pressent ce qui va caractériser les sociétés industrielles et belliqueuses du XXe siècle. Plus particulièrement, La Catacombe de Molussie dénonce la mécanique du mensonge à l’œuvre dans les totalitarismes, et c’est peut-être cela sa spécificité. À travers certaines paraboles, Olo dénonce la confusion généralisée entre la vérité et le mensonge : « Ils prendront par mégarde la vérité pour la vérité, comme il leur arrive aujourd’hui de prendre le mensonge pour la vérité. Et la vérité ne sera qu’un mensonge parmi d’autres. »
Günther Anders met en lumière le rôle de la propagande politique moderne dans la diffusion du mensonge
Günther Anders met aussi en lumière le rôle de la propagande politique moderne dans la diffusion du mensonge : « Pour Burru ET pour la paix / Pour Burru ET pour la Molussie / Pour Burru Et pour les parias Pour Burru Et pour la liberté. En procédant ainsi, Burru avait inclus l’alternative dans l’objet même de l’élection. Qui optait contre Burru optait en même temps contre la paix. Qui se prononçait contre Burru se prononçait contre la liberté. Qui votait contre Burru votait contre la Molussie. » Des Passages qui ne sont pas sans rappeler la tonalité du 1984 de George Orwell (1949) ou du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932).
L’utilisation de la fiction plutôt que de l’essai n’est pas un choix anodin de la part d’Anders. Premièrement, elle lui a permis d’échapper miraculeusement à la censure. Mais surtout, la dystopie, par son caractère anhistorique, accentue la portée universelle du message. Si, comme le disent les préfaciers, « La Catacombe de Molussie [est] l’autopsie d’une Allemagne morte du mensonge », elle constitue aussi une mise en accusation de tous les mensonges politiques, ceux d’hier, d’aujourd’hui et demain.
usbeketrica.com