Il y a une volonté massivement partagée par une majorité de la population de relever la tête et de « prendre le fer » contre tous les coups déjà pris par les couches populaires depuis vingt ans au moins.
Aussi se révèle-t-il inventif, autogéré et largement autonome par rapport aux centrales syndicales.
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Nous assistons à un mouvement social d’une ampleur sans précédent depuis longtemps, contre la réforme des retraites mais aussi contre toutes les autres attaques de l’oligarchie au pouvoir, de la destruction des droits des chômeurs et précaires, déjà mise en place sans remous, à celle des mal logés et sans logis (projet de loi Kazbarian-Bergé) et à celle des travailleurs migrants (projet de loi Darmanin) pour ne citer qu’elles.
Or il y a dans ce mouvement une coordination et une jonction entre secteurs sans précédent, une énergie qui ne faiblit pas, mais au contraire attire chaque jour de nouveaux secteurs, étudiants et enseignants, jeunes précaires, personnels hospitaliers et secteur social…
Ce mouvement reflète la volonté massivement partagée par une majorité de la population de relever la tête et de « prendre le fer » contre tous les coups déjà pris par les couches populaires depuis vingt ans au moins, du fait de la succession de « réformes »-casses de tous nos acquis sociaux.
Aussi se se révèle-t-il inventif, autogéré et largement autonome par rapport aux centrales syndicales, mettant côte à côte dans la lutte des membres de syndicats et de partis politiques différents.
Ce qui frappe surtout est l’intelligence collective déployée pour sortir des chemins éculés de la lutte sociale, des manifestations sporadiques derrière des ballons après lesquelles chacun rentre chez soi : sont expérimentées enfin de véritables actions de blocage des flux du capital, des coupures d’énergie ciblées, des mises à l’arrêt de ports, de raffineries, de centres de tri des déchets.. des actions visant à porter atteinte à la rentabilité et au profit que font sur le dos des travailleurs toutes les entreprises multinationales et qui publiques ou privées ont été mises aux mains du capital.
Cette inventivité, ce choix stratégique de couper les flux du capital, sont des facteurs de victoire possible ; mais il nous faut les développer si nous voulons gagner ; il leur sera nécessaire de recourir toujours davantage à des formes d’action dont l’histoire a révélé l’efficacité, et dont plusieurs publications récentes nous rappellent l’urgence :
• le sabotage. Nous en avons vu des exemples récents, comme celui du sabotage effectué par 300 jeunes écologistes de la cimenterie Lafarge des Bouches du Rhône en décembre, et le 6 mars dernier celui de la cimenterie Béton Lyonnais, à Décines-Charpieu, enfreignant la réglementation environnementale. Les activistes, soutenus par Youth for Climate et Extinction Rébellion, ont cimenté les bétonnières, car pour eux, « il y a urgence et ça ne marche pas de demander gentiment. ».
Plusieurs ouvrages recommandent cette forme d’action en s’appuyant sur les luttes qui ont gagné dans l’histoire. Andreas Malm cite la lutte des Suffragettes, ou celle de l’ANC en Afrique du Sud, ou le mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis, dans son ouvrage Comment saboter un pipeline ?. Et il ajoute : « Le sabotage peut se pratiquer doucement, délicatement même », insistant sur l’intérêt de « varier les tactiques, conjuguer travail souterrain et de surface ».
Dans son Histoire du sabotage. I. Des traine-savates aux briseurs de machines (Ed. Libre, 2022), Victor Cachard définit le sabotage comme tout acte visant à restreindre ou interrompre la soumission du travail au capital. S’appuyant sur les exemples de résistance aux bureaux de placement en 1886, au chantier du métro parisien en 1909 et à la mobilisation pour la guerre en 1914, il montre que le sabotage n’intervient plus seulement sur le lieu de travail mais contre les formes de domination comme celle s’exerçant par l’exploitation infinie et la destruction des ressources terrestres.
Enfin dans Full spectrum resistance. Vol. 2. Actions et stratégies, (Ed. Libre, 2021), Aric McBay revisite les résistances victorieuses et en dégage comment les mouvements combinent leurs savoirs et capacités pour agir efficacement.
• Grèves et blocages reconductibles. Le mouvement de blocages qui se déroule depuis deux mois en France révèle l’efficacité des seules grèves reconductibles dans des secteurs-clef de l’économie, tels que les raffineries, les ports, le rail, le ramassage des ordures et leur traitement, même si le gouvernement a empêché par une petite hausse de salaires les transporteurs routiers de se joindre au mouvement. L’intelligence collective apparaît là aussi par la prise de conscience que les grèves coûtant cher en perte de salaire, elles doivent être soutenues par des caisses de grève et se coordonner de façon tournante entre différents secteurs.
• Les actions surprise, manifestations et actions « sauvages ». La prise de conscience s’est développée sur la nécessité de ne plus attendre les rendez-vous syndicaux pour organiser la lutte, entre collègues, voisins, pour s’en emparer et en décider des formes à la base. Paru dans Lundimatin N°366 le 16 janvier dernier, un article anonyme recommande de « ne pas se contenter de manifestations à la papa, de partir de partout, de multiplier les fronts sans en avertir les forces dirigeantes, de pulluler dans l’ »espace et dans le temps ». Ces dernières semaines, malgré l’ampleur des moyens de police déployés, les si bien nommées « forces de l’ordre » semblaient parfois dépassées et épuisées…
• Hacking. Cette forme de lutte n’est pas assez expérimentée. De plus en plus de flux économiques et financiers passent par la fibre; or on peut la couper. De même la mise en place d’une surveillance informatisée généralisée, d’un contrôle social total tel que la pandémie du Covid 19 a permis de l’expérimenter, nécessitent de développer la résistance numérique avant que nous ne soyons tous pucés ou transhumanisés..
Pour terminer, nous nous référons au bel hommage de Raoul Vaneigem (auteur de Retour à la vie, L’Insomniaque, décembre 2022) aux Gilets Jaunes le 31 décembre 2022 : « La secousse sismique qui ébranle la société planétaire ne se réduit ni à une émeute, ni à une révolte, ni à une révolution. Elle marque le sursaut d’une vie que la civilisation du Profit a condamné à dépérir. (…) Débarrassée des tribuns, des manipulateurs, des intellectuels fiers de l’être, la rébellion du vivant fraie spontanément les voies d’une liberté authentiquement vécue ».
Par Evelyne Perrin, Stop Précarité, Abonné·e de Mediapart