Les violences policières dans la presse écrite
Analyse du traitement médiatique du mouvement des Gilets Jaunes
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Extraits
Si les gilets jaunes et la lutte contre la réforme des retraites sont des mobilisations en partie différentes (située à la périphérie du champ politique pour les premiers, encadrée par les syndicat pour l’autre), leur répression apparaît, elle, similaire. Pas seulement par la violence des forces policières, de plus en plus militarisées, de moins en moins contrôlées, mais aussi par la violence verbale et ces mécanismes désormais bien connus de dénégation des exactions subies par les manifestant-es et de diabolisation de ces derniers. Pour mieux comprendre lesdits mécanismes, que Gérald Darmanin, le Ministre de l’Intérieur, tente de pousser à l’extrême, espérant que les médias suivront unanimement, il importe de revenir à l’analyse précieuse de Pauline Todesco. Si les analyses du mouvement des Gilets Jaunes ont été nombreuses, peu ont étudié leur traitement médiatique en profondeur, ce que fait précisément Pauline Todesco, qui nous livre ici les résultats d’un mémoire universitaire réalisé à l’IHECS de Bruxelles. Elle y déroule une démonstration implacable, sur la base d’une analyse quantitative et qualitative de discours portant sur trois journaux. Elle apporte ainsi une contribution précieuse à l’analyse du rôle des médias dans la légitimation du pouvoir, dont les violences sont cachées ou minimisées, tandis que les mobilisations – ici celle des Gilets Jaunes – se voient constamment renvoyées à une « violence » qui, elle, est hyperbolisée.
En France, le 2 décembre 2018, Zineb Redouane meurt pendant une opération, suite à la blessure provoquée par des éclats de grenade lacrymogène la veille, alors qu’elle fermait sa fenêtre lors de l’acte III des Gilets Jaunes. S’il s’agit de l’unique décès provoqué par une intervention de police lors du mouvement des Gilets Jaunes, Amnesty International a recensé 2500 blessés sur l’ensemble du mouvement, et la plateforme de signalement de David Dufresne Allô Place Beauvau a recueilli 869 signalements, dont 353 personnes été blessées à la tête, 30 éborgnées, six ayant eu leur main arrachée.
Avec ce nombre inédit de blessés lors d’interventions de forces de l’ordre depuis 1968, avec la mobilisation massive des forces de l’ordre – 89 000 le 8 décembre 2018 – ainsi que l’intervention des compagnies de sécurisation et d’intervention (CSI), des brigades anticriminalité (BAC) et de blindés VBRG ; avec 19 071 tirs de LBD 40, 5420 tirs de grenade de désencerclement GMD, 1428 tirs de grenade lacrymogène instantanée GLI-F4 – pourtant toutes catégorisées de type A2, c’est-à-dire « armes de guerre » -, l’usage de fusils d’assaut, notamment des fusils HKG36, réservés en principe aux menaces terroristes, et enfin la hausse de 23,7% des enquêtes confiées à l’IGPN par rapport à l’année précédente, le mouvement des Gilets Jaunes fut le point d’ancrage d’une dérive politique, policière, législative particulièrement inquiétante dans notre pays. S’il a représenté un moment névralgique pour les libertés individuelles françaises, il a aussi éprouvé la faible capacité de la presse à s’instituer comme un contre-pouvoir.
Si les analyses du mouvement des Gilets Jaunes ont été nombreuses, peu en ont étudié le traitement médiatique en profondeur. Face à une institution et un gouvernement de moins en moins scrupuleux à l’égard de la violence policière, la presse doit pourtant veiller à questionner, non pas reprendre des langages et des images dangereuses. Les lignes qui suivent ont pour objectif d’identifier les mécanismes de langage à l’œuvre dans la presse quotidienne française lors de leur traitement des violences policières.
Depuis 2017, la loi autorise les policiers à faire usage de leurs armes pour empêcher quelqu’un de commettre ou de réitérer un meurtre qui vient d’être commis, lorsque l’agent a « des raisons réelles et objectives d’estimer que cette réitération est probable ». Dans tous ces cas, l’usage des armes doit survenir « en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée ». Quant aux LBD, leur usage interdit de viser la tête. Parler de « violences policières » c’est donc désigner l’usage d’armes, de la force physique ou de la menace, quand les principes de légitimité, de nécessité, de proportionnalité, et d’avertissement ne sont pas scrupuleusement respectées.
Dans son ouvrage Qu’ils se servent de leurs armes, paru en 2020, le sociologue Jean-Louis Sirioux résume le traitement médiatique des Gilets Jaunes, du moins de novembre 2018 à janvier 2019, par cette double dynamique : les violences des dominants sont euphémisées et celle des dominés est hyperbolisée.
L’euphémisation consiste essentiellement à occulter, minimiser, relativiser et justifier une violence : parmi ses mécanismes, nous retrouvons le recours à la voix passive, au conditionnel, à la forme réfléchie ou pronominale, les figures de style, notamment la litote et la métaphore, ou encore les expressions éculées ou les mots très globalisants, comme « violence ».
L’hyperbolisation consiste à dramatiser une violence pour la disqualifier – tout en donnant à la violence d’en face « le visage plus acceptable de la légitime défense ». Cette hyperbolisation se situe dans l’opposition entre des actes profanes faisant irruption dans un espace sacré (la capitale parisienne et ses monuments), mais aussi les fêtes de fin d’années et sa consommation perturbée.
À ces deux tendances, une troisième vient s’ajouter : la dépolitisation, qui donne une explication individuelle plutôt que structurale aux violences. L’absence ou la modalisation du terme « violences policières », ainsi que la catégorisation des articles traitant des violences policières dans la rubrique faits-divers, participent à cette dynamique.
Ces trois dynamiques tendent à renforcer la légitimité de la violence du parti dominant, celui des forces de l’ordre, autant qu’elles contribuent à construire l’illégitimité de la violence du parti dominé, celui des manifestants. Elles conduisent en effet à une absence de conception politique des violences policières, participant donc à leurs inexistences en tant que fait social.
Le mois de décembre 2018 étant le mois complet ayant compté le plus de manifestants et le plus grand nombre de signalements sur Allô Place Beauvau, nous avons formé un corpus d’articles sur le mois de décembre 2018 dans les quotidiens les plus lus en France et à Paris : Le Monde, 20 Minutes et Le Parisien. Puisque nous nous intéressons aux propos journalistiques, nous avons exclus les entretiens et tribunes, avons retiré les articles de moins de 150 mots pour plus de pertinence, et nous nous sommes concentrés, dans l’analyse des articles, sur les propos des journalistes plutôt que sur les paroles citées. Ce corpus se constitue des articles dont l’angle principal est
soit la narration d’affrontements entre forces de l’ordre et manifestants lors des actes des Gilets Jaunes, ayant donné lieu de manière explicite à un ou des blessés du côté civil ;
soit la focalisation sur certaines victimes, lorsque les circonstances de leurs blessures ou décès sont narrées. Sont donc retenus, pour le mois de décembre 2018, 70 articles, dont 23 au Monde et au Parisien et 24 articles à 20 Minutes.
Pour suivre nos trois hypothèses, une typologie lexicale composée de six critères a été élaborée. Chaque critère est conçu comme un ensemble de questions fermées, évaluées comme positives lorsque l’article y répond au moins une fois dans un cas pertinent. L’objectif est d’identifier le pourcentage de positivité de chaque critère pour chaque média. Pour autant, nous ne sommes ni dans la mesure ni dans la démarche d’attribuer une intentionnalité aux auteurs des articles.
L’hyperbolisation des violences manifestantes
Le premier critère identifie les verbes et substantifs désignant l’intention et l’action destructrice et dépolitisée des manifestants, ainsi que les adjectifs qualifiant leurs actes. L’étude montre que dans la plupart des cas, il s’agit plus de qualifier négativement les manifestants et leurs intentions que les évènements de violence eux-mêmes. Nous constatons dans les trois médias l’émergence d’une dynamique centrale : celle d’une disqualification du mouvement, incarnée à la fois dans le jugement d’une intention agressive et arrogante des manifestants, et dans l’affirmation du fait que leur violence ne peut qu’éclipser leurs revendications.
Au Monde, l’imputation d’une intentionnalité agressive s’accompagne parfois de l’attribution d’un goût pour le chaos totalement dépolitisé, avec « des casseurs venus profiter de la tension », « venus en découdre » ou encore « les habituels « touristes de l’émeute », sans gilets jaunes, attirés par la perspective de la castagne ». Entre black block et « touriste de l’émeute », l’écart sémantique est bien grand, et il ne nous appartient pas de juger du terme le plus approprié pour désigner les individus que Le Monde mentionne, mais les mots n’étant pas innocents, il eut été sans doute préférable de justifier ce choix, d’autant que le journal choisit de le placer entre guillemets sans indiquer de source.
La vision de manifestants agenouillés mains derrière la tête, face à des policiers, en référence, la semaine précédente, aux lycéens de Mantes La Jolie ayant dû se tenir dans cette position pendant un long moment, a été condamnée plus ou moins explicitement par Le Monde. Le journal y a vu « des manifestants [qui] haranguent les policiers et rejouent … la scène subie par des lycéens », tandis que 20 Minutes évoque « une certaine insolence. Avec ces modalisations péjoratives, les deux médias contribuent à hyperboliser la violence des manifestants, en connotant négativement une action pacifique.
Le Parisien évoque aussi les manifestants les plus belliqueux à travers « des éléments incontrôlés », c’est-à-dire débarrassés de leur libre arbitre. Le mot « élément » pouvant être considéré comme objectivant pour désigner des êtres humains, cette tournure apparaît assez problématique. Le jugement de l’inéluctabilité de la violence se retrouve également au Monde, qui décrit une journée « dont il était évident, dès le matin, qu’elle dégénérerait ». Nous peinons à identifier l’évidence que mentionne le journal : viendrait-elle des intentions des manifestants ou de l’important dispositif policier et militaire déployé ? D’ailleurs, selon le TLF (Trésor de la Langue Française), le verbe « dégénérer » signifie « se transformer en un état inférieur ou pire (…), perdre ses qualités, diminuer de mérite » : il peut donc être largement perçu comme hyperbolique pour désigner une manifestation.
Si parfois les mots choisis ne sont chargés d’aucune connotation morale, les manifestants pouvant être qualifiés de « protestataires », la qualification subjective atteint peut-être son paroxysme avec cette formule de 20 Minutes :
« vrais ‘gilets jaunes’, activistes, ou simples délinquants ? »
La supposée incompatibilité entre le « vrai Gilet Jaune », « l’activiste » et le « simple délinquant » atteste d’une véritable confusion journalistique entre champ judiciaire et politique. Selon le TLF, un activiste peut désigner à la fois le « propagandiste d’un mouvement politique ou syndical » et le « partisan de l’action directe », ce qui ne s’oppose a priori pas à ce que l’on pourrait entendre par « vrai gilet jaune ». Le mot « délinquant » désigne quant à lui une personne ayant commis un délit. Au regard de la loi, certains actes activistes, même non-violents, peuvent constituer un délit. Un activiste, tout comme un « vrai gilet jaune » peut donc être un délinquant. Toutefois, contraindre l’usage du mot « délinquant » à l’adjonction du mot « simple » lui retire toute dimension politique.
Quel que soit le mot choisi, le résultat semble similaire pour les trois médias : les violences ont « éclipsé le message » porté par les Gilets Jaunes. Ce verbe revient dans deux articles de 20 Minutes et une fois au Parisien. Le Monde quant à lui titre « Près de l’Arc de triomphe, les doléances des « gilets jaunes » recouvertes par le bruit des émeutes », et inscrit dans le corps de l’article « les revendications des gilets jaunes … seront peu à peu passées au second plan ». Ainsi la presse inscrit, dans le récit de la manifestation, un discours d’échec qui n’est plus informatif mais bien performatif. Les dynamiques pour ce premier critère ont une intensité plutôt faible, comportant un écart notable entre les trois médias : 23% de positivité au Parisien, contre 29% de positivité au Monde et 32% chez 20 Minutes.
Le deuxième critère retenu est la présence d’un discours axé sur la nécessité de l’intervention des forces de l’ordre – une répression supposant une menace qui l’a précédée. Pour repérer cet élément, nous relevons les verbes appartenant aux champs lexicaux du nécessaire (le verbe « devoir »), de la riposte (les verbes « répliquer » ou « riposter ») et enfin du succès (les verbes « parvenir » ou « réussir »). Il s’agit d’identifier des termes qui valorisent l’initiative ou le résultat de l’action policière, et contribuant ainsi à une mise en récit journalistique de manifestants particulièrement violents.
L’usage de verbes tels que « répliquer », « riposter », « répondre » revient dans 33 articles sur 70, avec de très faibles écarts entre chaque média. En revanche, Le Monde et Le Parisien n’emploient que très peu de verbes assimilant les opérations policières à des succès, et 20 Minutes n’en emploie aucun. Au Parisien, nous pouvons notamment lire à deux reprises que « l’important dispositif policier permet pour le moment de limiter les dégâts », tandis que Le Monde se montre plus littéraire :
« Les policiers parviennent à rétablir l’ordre en début de soirée, avec l’appui d’un hélicoptère, éclairant la place d’un puissant projecteur. Le gaz se dissipe à peine lorsque la fête des Lumières commence, dans une atmosphère irritante ».
Cette seconde approche évalue également, dans le cas où des intervenants sont cités dans l’article, la place occupée par ces derniers dans le discours sur l’action policière et la violence des manifestants. Si l’article cite exclusivement des intervenants condamnant la violence des manifestants, plaignant ou félicitant le corps policier, ou plaidant pour une action policière plus répressive, le critère est évalué positivement.
C’est massivement le cas : pour presque un article sur deux à 20 Minutes, et pour plus d’un article sur trois au Parisien, les intervenants sont unanimes concernant la menace que représentent les manifestants, et la nécessité d’une riposte des forces de l’ordre. En revanche, le corpus du Monde compte seulement trois articles pour lesquels personne ne contredit les discours négatifs à l’égard des manifestants, ou positifs à l’égard des forces de l’ordre. Le critère 2 est donc relevé avec 30% de positivité au Parisien, 26% au Monde, et 24% pour 20 Minutes.
L’euphémisation de la violence policière
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