La dynamique syndicale qui devait appuyer le mouvement social de remise en question profonde du libéralisme, cette dynamique est éteinte.
Le mouvement est mort. Les casserolades ne relanceront pas une vague de fond révolutionnaire. Ne pas pouvoir critiquer les stratégies de nos luttes, se faire refuser cette critique, c’est s’exposer à l’échec perpétuel.
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Je suis un militant politique de base. Je suis syndiqué. Je suis investi. Irrégulièrement, maladroitement parfois, dans des collectifs de lutte. Je ne suis porte-parole de rien – sauf à égalité avec tout-es d’un collectif super local. Je ne suis pas connu du mouvement social, ou des médias, même locaux. C’est dire si je ne suis ni un saint, ni un moine-soldat. Comme beaucoup. Comme la plupart.
Néanmoins.
Je réclame le droit de critiquer les stratégies syndicales.
Cela ne revient pas à tenir un « discours antisyndical ».
Critiquer d’ailleurs ne sous-entend pas qu’on ne fasse pas preuve de discipline, qu’on ne soit pas solidaire, et présent dans les luttes. Critiquer ça veut dire « choisir », « discerner » (c’est le sens du terme en grec).
Je critique la stratégie imposée par le haut depuis plus de 15 ans par les centrales. Et quand je dis 15 ans c’est vraiment par retenue.
Je suis syndiqué depuis longtemps, et je réclame le droit de critiquer le syndicalisme actuel dans sa stratégie. Comme je réclame le droit de tout critiquer. Je ne suis pas un marxiste-léniniste, le petit doigt sur la couture du pantalon, ni un dogmatique. J’ai trop peur de m’exposer au risque du révisionnisme, du maquillage des faits, de la réalité.
Mais j’en ai marre qu’on appelle « discours antisyndical » toute remise en question du syndicalisme, et même la simple interrogation de l’efficacité tactique, stratégique, doctrinale.
Tout comme je mets en doute fondamentalement qu’il y ait eu un appel sincère à la grève générale de l’intersyndicale. Si ça avait été le cas, les cheminots seraient bien plus massivement dans la rue ainsi que les postiers, et les autres secteurs. Si ça avait été le cas, il y aurait eu une stratégie d’ensemble, une grève continue, ou en tout cas articulée par jours et par secteurs. Ça n’est encore une fois pas le cas. Nous sommes dans la rue tous les jeudis, et nous sommes de moins en moins nombreux.
Comme d’habitude, depuis longtemps (depuis toujours ?), le syndicalisme est derrière le mouvement social. C’est bien normal, du reste. Mais qu’il le freine, qu’il se pose comme seul interlocuteur du patronat-gouvernement, qu’il n’intègre pas ou mal les revendications plus profondes, révolutionnaires, pour se concentrer sur l’emploi, c’est encore une fois une erreur. La charte d’Amiens ne dit pas qu’il faut séparer politique et travail, elle dit qu’il faut séparer partis et syndicalisme, justement pour qu’il y ait davantage de politique dans le mouvement social.
Comparés aux mouvement sociaux d’Amérique latine par exemple et à leur organisation par le bas, radicale, où le syndicalisme s’articule de manière réfléchie dans un ensemble plus large, nous sommes à côté de la plaque.
Mais je refuse qu’on me fasse dire ce que je n’ai jamais dit : que je tiendrais un discours antisyndical. Ça m’irrite au plus haut point parce que précisément c’est cette attitude qui provoque la division et non la remise en question de stratégies.
Je suis, comme un nombre important de gens, sur toutes les luttes, syndicalement, politiquement, par l’acte et par le témoignage. Ça c’est de la discipline et de la conscience qu’il faut lutter par tous les moyens à la fois.
Parfois je suis fatigué, même un peu désespéré, et je reste chez moi avec un bouquin, ou alors je fais la sieste, ou je vais au café ou dans la forêt. Ça c’est pour recharger les batteries.
Parfois aussi je fais des mises au point à la suite de mes lectures, ou des discussions de café, avec les copain-es, à la suite de réunions. Ça c’est pour avancer, progresser, adapter.
Mais jamais je ne désempare. Jamais je n’ai abandonné le mouvement. Pourtant, la critique, ma critique, comme celle de bien d’autres, serait irrecevable : il ne faut pas désespérer Montreuil, comme à un époque il ne fallait pas désespérer Billancourt, n’est-ce pas ? Critiquer mettrait en péril… tout.
Certains de mes camarades libertaires se rendent tout aussi coupables que les léninistes les plus dogmatiques lorsqu’ils refusent que soit discutée l’efficace syndicale, sa place et son rôle actuels. Comme si questionner le syndicalisme nous mettait au risque d’être critiqué-es, à notre tour, par la bourgeoisie, comme si la critique nous affaiblissait. La critique nous renforce, la critique permet de rendre spécifique une tactique, garantit l’autonomie et la justesse de luttes locales, sectorielles, envisage aussi la diversification des tactiques en ouvrant le syndicalisme comme un outil parmi d’autres. La critique permet l’adaptation, l’ajustement. Elle permet surtout l’autonomie – qui reste à construire.
Au lieu de quoi on met en garde : critiquer le syndicalisme c’est s’exposer à l’attaque bourgeoise, capitaliste.
Mais c’est déjà le cas. Depuis deux cents ans. Il s’agit d’une lutte à mort entre eux et nous.
La bourgeoisie n’a pas attendu que notre camp soit divisé pour l’attaquer. Et ça n’est pas la critique qui divise notre mouvement, ce sont les forces conjuguées de notre rigidité et du capitalisme qui nous affaiblissent. Ne pas questionner nos tactiques, nos positions, c’est justement figer celles-ci dans la défensive. Assortie de moulinets des bras et de grandes phrases, mais une défensive.
Ce qui fragilise ça n’est pas l’ouverture à d’autres formes de lutte, ni la souplesse tactique. Ce qui fragilise c’est évidemment la rigidité, comme le savent n’importe quel-les pratiquant-es d’arts martiaux, ou de sports.
Critiquer c’est diviser ? Non. Diviser c’est diviser. Mettre ici le syndicalisme et là le mouvement social c’est diviser. Mettre ici les Black Blocs et ici les gentils et sages syndicalistes qui font leur police dans les cortèges et empêchent la Confédération paysanne de se joindre aux manifs (comme ce fut le cas dans plusieurs villes de France), c’est diviser. Vouloir une hégémonie sur les luttes parce qu’il fut un temps où le Parti ou le syndicat était tout puissants, c’est diviser. Vouloir négocier sans position de force, c’est diviser.
Appeler la bourgeoisie à ne pas faire ce qu’elle a décidé de faire, avec « solennité », c’est diviser. C’est diviser parce que c’est prétendre que la violence bourgeoise n’existe pas, que nous ne sommes pas entré-es dans un nouveau paradigme qui suppose radicalité et force, qui supposera bientôt clandestinité et action directe violente. Continuer de jouer le jeu de l’ancien paradigme où Etat, Patronat et Syndicats s’entendaient sur un (pseudo) statu-quo, c’est diviser parce que c’est refuser de prendre en compte le fait que le monde n’est plus celui de 1980. Ni de ’95. Refuser de regarder le changement en face c’est diviser le mouvement social. C’est le réduire à l’impuissance.
Je suis libertaire, pas inscrit au PCF pour obéir aveuglément et tout trouver bien parce que c’est la doxa.
Le mouvement social a besoin d’être appuyé pour produire quelque chose de formidable qui pourrait être une révolution. Produire quelque chose de formidable qu’on sent en germe, non seulement en France mais partout depuis 10 ans. Quelque chose de formidable qui pourrait être à tout le moins, une remise en question sérieuse du régime.
En se mettant devant, ôte-toi-de-là-que-je-m ‘y-mette, le syndicalisme – celui des Centrales – divise le mouvement social en ne le laissant pas autonome. En l’empêchant d’être protéiforme. En s’empêchant, lui le syndicalisme, d’emboîter le pas au mouvement, de tenir sa place, de soutien, de base d’appui. En voulant sans cesse récupérer le mouvement social, comme si le syndicalisme était propriétaire des luttes. Voilà bien un réflexe hérité du PCF et de la logique partisane, et qui devrait sérieusement interroger tout-e libertaire qui se respecte, tout-e personne qui déclare s’inspirer du zapatisme, du confédéralisme démocratique et autres. Tel que l’avait imaginé Pouget, l’articulation de la société en syndicats pourrait former l’ossature et le noyau de l’organisation de la société, et de son animation. Cette ambition qui est aujourd’hui mise en œuvre concrètement chez les Kurdes, au Chiapas, à Oaxaca, dans plusieurs mouvements latino-américains, propose simplement de « s’organiser ensemble » pour les affaires qui nous concernent : c’est à dire toutes. Elle ne consiste pas à circonscrire l’organisation en syndicats au seuls domaines du travail et de l’emploi à quoi le capitalisme nous astreint.
Le syndicalisme est une forme d’organisation de la société, il n’est en rien une méthode uniquement dévolue à la défense des travailleurs-euses. Il est autrement plus ambitieux, et plus humble.
On se divise ? On se divise quand on manque de souffle et d’ambition.
C’est le cas.
On se divise quand on a l’orgueil de vouloir tout régenter, au lieu d’avoir l’humilité de laisser au mouvement social ce qu’il génère, d’accompagner avec modestie, de prêter la main là où elle est nécessaire (les luttes écologistes par exemple, les luttes paysannes aussi, les questions féministes, anti-racistes) au lieu des maladroites récupérations, uniquement de posture, que les faits démentent.
Je n’ai pas besoin, nous n’avons pas besoin qu’on nous donne l’autorisation de critiquer ce que nous trouvons critiquable – et dont nous voulons bien discuter, que nous voulons bien aider à améliorer, adapter – je refuse, nous refusons les procès d’intention.
Ce terme dans lequel il y a le mot « procès », qui est le mot des juges et des flics.
Qui est le mot de l’autoritarisme et de l’emprise. Qui est le mot de la division.
Vidal Cuervo, militant libertaire, abonné·e de Mediapart