Lettre d’une Lycéenne “fichée S” à Cerbère

Du Jardin aux Enfers

En France, plus de 20 000 personnes seraient « fichées s ». Un S pour « atteinte à la sûreté de l’État ». Selon quels critères se retrouve-t-on doté de cet anti-sésame ? Aucun. Il en va du bon ou mauvais vouloir de tel ou tel fonctionnaire de la DGSI ou de la DRPP. Comment fonctionne une fiche « s » ? A chaque contrôle de police, notamment lors des passages de frontière, votre passeport ou votre CNI déclenche l’apparition de consignes à l’attention de l’agent de police. « Sans attirer l’attention », celui-ci doit discrètement soutirer quelques informations : d’où vous venez, où vous allez ainsi que l’identité des éventuels accompagnants. Dans les faits, la scène est souvent plus rocambolesque. Certains partent une heure appeler leurs collègues de la DGSI quitte à vous faire rater le train ou l’avion, d’autres s’improvisent fins limiers et se lancent dans des interrogatoires improvisés en feignant s’intéresser à vos vacances. Une lycéenne de 17 ans nous a transmis ce joli texte dans lequel elle raconte ce que cela fait de figurer dans ce fichier de la police politique, d’être une « atteinte à la sûreté de l’État », en soi.

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Quand je circule, j’ai l’impression que la Terre vous appartient. C’est ce que j’ai appris, ce que j’ai vu, ce que j’ai ressenti, ce que j’ai subi. Vous êtes partout, quand je veux vous échapper, aller le plus loin possible : quitter vos nations pour ma famille, mes origines, mes racines, et le Soleil, les Olives et la Mer ; je dois passer par vos épreuves.

J’ai l’impression de me baigner, plus souvent de me noyer dans votre contrôle. Plonger dans votre monde, comme le corps ressent l’eau couler sur la peau : je ressens votre désir voyeur. Ce monde semble vous appartenir, celui que vous avez scarifié violemment, en versant des océans de sang pour marquer vos frontières dites “nationales” . Les pays sont devenues des nations, les cultures effacées par l’hyper mondialisation, les frontières ont limité le passage libre et libéralisé le passage excessif de marchandises.

Rousseau demandait à qui appartient la Terre ? Vous lui avez répondu. Répondez à moi aussi, jusqu’où va votre Terre ?

Cerbère, tu es à chaque aéroport, à chaque frontière, je te confronte l’été, je t’aperçois seulement quand tes maîtres ont décidé qu’il fallait que tu te fasse plus discret en Europe. Certains t’appellent la Police Aux Frontières, la P.A.F., (PAF-PAF-PAF) dans les bandes dessinées tu es une onomatopée brusque, ce n’est pas si différent en vrai.

Tu es Cerbère, fidèle chien de ton maître, tu gardes les Enfers, les entrées et les sorties, tu les surveilles, tu les entraves ou tu les tolères. Une sorte de geôlier fixé et à double sens. Sans valeurs personnelles, tu es un chien, défini par la subordination aveugle aux valeurs de tes maîtres. Tu gardes ce monde des Enfers, contrôlé, surveillé, docilisé, où la Vie disparaît au fur et à mesure. Le monde que tu gardes est un monde des morts où les plus vivants n’ont plus leur place. La Vie se dissipe entre ces postes de frontières, il semble que cette Vie disparaît partout où vous êtes. Dans la queue à l’aéroport pour passer devant toi, chacun se perd. Certes chacun a ce prénom, ce nom de famille, cette date de naissance, mais pourquoi ? Avant de passer devant toi, les parents disent aux enfants d’arrêter de jouer, de se taire, chacun reste silencieux devant toi, chacun se plie à toi. Certains te sourient parfois, tu entraves leurs mouvements, mais ils te sourient avec sincérité, c’est si absurde que ça en devient drôle. Le passeport et le sourire honnête sont dans l’antiquité le gâteau au miel que les morts offraient à Cerbère pour passer dans les Enfers.

Je n’ai aucun gâteau au miel à te présenter. Quand je passe devant toi maintenant, il n’y a plus cette absurde politesse et ce paisible. Il n’y a plus ces sourires, mais mille questions. Tu veux me dévorer, tu me suspectes, tu me manges de ta haine que tu ne comprends pas toi-même.

Tu scannes mon passeport, tu me regardes, je te souris sournoisement. J’ai la boule au ventre, je sais que ce qui arrive n’est pas très grave, mais c’est plus que désagréable. Malgré la notification, en rouge clair, en haut de ton écran “Ne pas attirer l’attention” : tu feras tout le contraire. S’en suivent tout un tas d’intrusions dans ma vie familiale, personnelle, de façon incongrue et absurde. Absurde aussi, parce que cette fiche stigmatisante et qui porte sa réputation dramatique depuis les attentats de 2015 m’a été attribuée simplement dans la farandole sécuritaire du régime actuel. Je serai un risque à la sûreté de l’Etat. Un risque aux Enfers. D’une part cela est une fierté, comme une reconnaissance qu’il y a encore des êtres qui s’opposent aux Enfers, il parait que tu en as fiché des milliers d’entre nous avec tes qualifications si ubuesques et marrantes : “Ultra-gauche” ;“mouvance” ;“anarcho-autonome”. C’est franchement des mots qui font peur au néophyte ! Sache que nous sommes plus que tu ne le penses. Certes, regroupés avec d’autres ennemis du régime qui ne sont pas des copaines, mais bon !

D’autre part, Cerbère, je trouve ton voyeurisme méprisable, ça m’insupporte de devoir faire attention à mes alentours, tu ne te trouves pas absurdes de devoir épier une adolescente ? De devoir m’interroger pendant 17 minutes 41 secondes (chronométrées) à un poste frontière ? Même toi tu es surpris par ton écran, tu passes des coups de fils pour confirmer que la lycéenne devant toi est le danger que ton écran indique. Rare sont les choses qui m’ont donné autant de papillons dans le ventre que l’angoisse de passer devant toi Cerbère, je t’écris d’une passion véhémente et pleine de colère. J’aime la Vie plus que ce que je ne te déteste. Il y a des papillons que tu ne peux voir d’où tu es.

Cerbère, je t’écris pour te demander : où es tu ?

lundi.am