Radicalité de mai 68

En 1967, Raoul Vaneigem publiait le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, certainement l’ouvrage le plus subversif, incisif et décisif de son époque

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Extraits

Le soulèvement de mai 68 lui donna raison en tous points et l’ouvrage devint le livre de chevet de toute une génération de révolutionnaires. Raoul Vaneigem nous a confié ce nouveau texte : par-delà toute nostalgie morribonde, il revient sur la puissance et la radicalité de 68 lorsqu’il s’agissait davantage de donner une réalité expérimentale à un projet révolutionnaire que de le nommer. Il propose de puiser dans ce passé encore proche les apprentissages que requiert notre présent : la haine de l’exploitation, l’efficacité de l’auto-organisation, la nécessaire abolition de la marchandise. Il s’agit de se doter d’un lexique : l’État comme machine de déchainement oppressif de sa propre nullité, le travail comme double mouvement de prélèvement/transformation de chair vive en force de production, et mai 68 : « un grand mouvement subversif qui ne s’éteignit qu’en jurant de se réitérer ».

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Ce que le mensonge journalistique ordinaire appelle “les événements de Mai 1968” a surgi d’une époque où l’économie était florissante et les salaires assez élevés pour s’investir dans la grande vague de colonisation consumériste qui commençait à déferler. En France, le conservatisme était encore stable, louvoyant, de bon aloi. Le progressisme pouvait s’enorgueillir d’un socialisme paré des lauriers des vieilles luttes ouvrières et d’un Parti, dit communiste, dont l’importance numérique et chiliastique pesait sur l’échiquier politique.

Le capitalisme découvrait dans le secteur de la consommation une source de profits supérieurs à ceux que le secteur de la production et de son dynamisme industriel lui avait assuré jusqu’à la fin des « années cinquante. » Les usines traditionnelles, où trimaient les salariés, donnèrent en quelque sorte naissance à ces véritables usines de consommation qu’étaient les supermarchés. Là, à la différence des cadences infernales, l’insouciance et le laisser-aller étaient de mise. L’attrait des plaisirs prêtait un sens à l’absurde labeur quotidien. Les lieux étaient dévolus à une totale liberté, hormis l’ impératif absolu d’en payer les acquis à la sortie.

On croyait s’évader du boulot, jouir d’un centre de loisirs. En fait, on travaillait deux fois pour le même patron. Comme producteur, en lui garantissant la plus-value habituelle, comme consommateur, en lui restituant son salaire pour prix d’une verroterie de bon sauvage.
N’y avait-il pas de surcroît – comble de la paix sociale ! – matière à calmer l’agressivité revendicatrice, à assoupir la conscience de classe, à faire le lit d’un capitalisme heureux ?
Une réalité miroitait dans les effets stroboscopiques des édens de néon. Son semblant de crédibilité autorisait le capitalisme à prophétiser une ère nouvelle. “ L’état de bien-être ” illustrait de façon plausible l’idéologie progressiste d’une classe dominante qui s’enorgueillissait de mener les prolétaires vers un monde meilleur. Désormais, le sacrifice quotidien ne se perdrait plus dans les vaines espérances d’une gloire céleste, que les religions véhiculaient de plus en plus péniblement. L’enfer du travail débouchait sur un paradis terrestre, livré clé sur porte.
Les conditions historiques, économiques, sociales, politiques, psychologiques étaient propices à un obscurantisme invoquant le salut commun et prônant l’instauration citoyenne d’un bonheur à hauteur de toutes les bourses.
Le “Welfare state” était indéniablement un slogan plus convaincant que “ Arbeit macht frei. ” On aurait pu conjecturer qu’il suscitât une adhésion massive. Or, ce qui se diffusa dans l’air du temps fut, en dépit de la propagande médiatique, un frémissement de répulsion, une réaction de dégoût, un écœurement nauséeux. Il y eut – sans qu’il s’exprimât à haute voix – un rejet spontané de ce qui était pressenti comme une gigantesque escroquerie dont la vie ferait les frais.

Ce fut une époque où se manifesta, tel un malaise épidémique, la déchirure entre le trouble passionnel de l’existence et l’intelligence intellectuelle qui en rendait compte. Henri Lefèbvre avait attiré l’attention sur la vie quotidienne, qui revêtait les aspects d’un objet d’autant moins connu qu’il était familier. A l’intelligence sensible du corps empreint de désirs, Antonin Artaud opposait la fonctionnalité de l’Esprit, dont la froide rationalité s’employait en vain à gérer l’instinct de vie. On eût dit que, rechignant au bonheur morose qui gangrenait la chair et la pensée, une inspiration rebelle issue de la Renaissance et des Lumières s’ébrouait de son silence et, de ses coups de semonce, houspillait furieusement le siècle.
Ce sont les lueurs de la conscience vécue qui, dès les années 1960, alarmèrent sur l’incompatibilité entre notre désir d’exister et les représentations fictives qui nous étaient imposées sous le sceau de la réalité objective.
Bien que boycottées de toutes parts et maintenues sous le boisseau, les idées radicales d’une poignées de penseurs s’échinant tant bien que mal à n’être pas des têtes pensantes, explosèrent littéralement dans un grand mouvement subversif qui souleva Paris et la France pendant près de deux mois. Il ne s’éteignit qu’en jurant de se réitérer. Depuis les flamboiements de la Révolution française, de la Commune de Paris, des soviets russes de 1905 et de 1917, des collectivités libertaires espagnoles de 1936, il n’y eut, en dehors du Mouvement des Occupations et de l’intrusion zapatiste au Chiapas, qu’une longue lassitude subversive, ponctuée de tumultes sans grandes conséquences.

La naissance du Joli Mai fut marquée par une radicalité qui allait s’ancrer dans l’histoire et creuser pendant une cinquantaine d’années une sape progressive des valeurs marchandes qui, depuis des siècles, déshumanisent les mentalités et les mœurs.

Vers 1960, la colonisation consumériste dont les premières vagues allaient déferler mit en lumière l’urgence d’opposer à l’impérialisme marchand un projet de société où l’humain l’emporterait sur le profit. Ce projet existait mais les mains qui le portaient dégoulinaient du sang des prolétaires massacrés au nom du prolétariat. Les makhnovistes écrasés par Lénine, les marins de Cronstadt fusillés par Trotski illustraient – sans patauger plus avant dans les abattoirs de Staline et de Mao – la vocation émancipatrice du prétendu communisme. Lorsque le tsunami mercantile eut raison du mouvement de Mai 1968, ce fut avec la complicité des palotins politiques et syndicaux dont les résidus tentent aujourd’hui d’exorciser leur peur des Gilets jaunes et du refus des chefs.

Le projet de société humaine avait moins besoin d’un nom que d’une réalité expérimentale. Les collectivités libertaires de la révolution espagnole eurent le temps de démontrer, avant d’être écrasés par les staliniens, que vivre selon ses désirs dans une société qui s’emploie à les harmoniser, est parfaitement possible. Auto-organisation, acratie, pouvoir du peuple pour et par le peuple, junte de bon gouvernement, zone d’autodéfense du vivant, risquent de n’être que des appellations de perchoirs intellectuels si elles n’émanent pas de cette priorité absolue qu’est le retour à la vie.
Tous les modes de gestion de l’homme et de la femme ont, sans exception aucune, instauré la prééminence de l’inhumain. L’autogestion de la vie quotidienne est le seul choix qui nous reste.

Après la défaite du Mouvement des Occupations de Mai 1968 – et pendant un demi-siècle – , la machine à décerveler publicitaire se mit au service du politique et travailla sans relâche à l’avilissement des consciences.
Cependant, l’intelligence sensible ne dort que d’un œil. On s’en avise au déclin d’un consumérisme qui, érodé par la paupérisation croissante, éteint aujourd’hui ses néons. Le tocsin des pillages retentit non loin des paradis consommables. On voit ainsi resurgir de sa semi-clandestinité une critique radicale qui, dès l’amorce des années 1960, avait attaqué à la hache le projet eschatologique d’une félicité concoctée par le libre-échange.
Faut-il le rappeler ? Le libre-échange est la pratique économique à laquelle on doit l’essor de la marchandise, la fin de l’Ancien Régime et la disparition de l’immobilisme agraire, la liberté du commerce et le commerce de la liberté, qui sert si bien d’enseigne à la boutique des démocraties totalitaires.
L’ironie de l’histoire a voulu que la liberté de l’homme et des idées s’autorisât de la libre circulation des marchandises pour susciter un mouvement d’émancipation humaine, résolu de combattre les despotismes, à commencer par celui qu’avait érigé ce même libre-échange qui avait, en 1793, décapité l’absolutisme de droit divin.

Au nombre des acquis de Mai 1968, il faut compter le mépris et le refus du travail. Le célèbre slogan « Ne travaillez jamais ! » n’eût été qu’un glaviot à ses thuriféraires s’il ne nous remémorait que ce qui constitue par excellence le propre de l’être humain, c’est la création, la faculté de se construire en reconstruisant le monde. Un des pires crimes de la civilisation marchande est d’avoir dénaturé la création en la réduisant à cette transformation de l’être en objet, que l’on appelle travail.

Le travail est une activité parasitaire. Ah la belle hypocrisie que le mépris du labeur chez les aristocrates du passé. Sous un hédonisme de bravache, ils n’avaient de cesse de travailler à faire travailler les autres. Les bourgeois, eux, ne s’en cachaient pas. Ils en étaient fiers. Parfois, dans le dynamisme industriel, ils laissaient la créativité cligner d’un œil et leur fourbir l’une ou l’autre innovation utile au profit et accessoirement à l’humanité. Avec la paupérisation et le déclin du secteur de la consommation, ils ont dû se rabattre sur un productivisme qu’ils avaient délaissé pour plonger directement la main dans la poche des flâneurs de supermarchés. Les exigences budgétivores du profit privilégient, aux dépens de tout bénéfice social, de grands travaux inutiles – trains à grande vitesse, autoroutes, complexes hôteliers et touristiques, 5G, capture des eaux, abattage des forêts. Mettre fin au capitalisme, c’est en finir avec le travail.

Le refus du travail entraîne entre autres conséquences l’abolition de ce sacrifice originel qui exige de prélever, jour après jour, une livre de chair vive pour la transformer en force de production. Érigés par toutes les religions sans exception, les autels où le sang de la mutilation existentielle obligatoire coulait à flot ont généralisé et ritualisé la culpabilité. Car où règne l’exploitation de l’homme par l’homme, on ne satisfait jamais assez aux normes, on ne travaille, on ne s’échange, on ne s’économise jamais assez. La peur et la culpabilité ne nous lâchent pas d’un pouce. Ses gendarmes infestent nos labyrinthes existentiels.
De cette existence-là, nous ne voulons plus. Nous voulons vivre et non survivre, tel est le cri dont le Mouvement des Occupations s’est fait le porte-voix.
L’ironie de l’histoire a plus d’un tour dans son sac. Alors que le renoncement, l’autoflagellation, le puritanisme étaient inhérents à la nécessité de produire, l’importance croissante du secteur de la consommation se mit – par pure cupidité – à valoriser les plaisirs, à célébrer l’hédonisme, à céder à la tentation d’assouvir ses envies en échange d’un peu de monnaie. Si frelatée que fût la démocratie de supermarché, c’était une démocratie de proximité, on y choisissait librement de quoi se satisfaire dans ce luxe d’abondance, que hantait, en nos profondeurs ancestrales, le mythe de l’Age d’Or.
Nous avons sous-estimé ce qu’il y avait de chiliastique dans le génie du capitalisme. Or, ce génie, c’est le capitalisme lui-même qui nous remontre aujourd’hui qu’il est de pacotille, comme les libertés qu’il faut payer pour franchir une caisse enregistreuse hérissée de matraques.
On invoquait la ruée vers l’or et voilà que les filons sont taris, sinon pour les gestionnaires des profits ultimes, du moins pour les démocrates de supermarché.
Impossible de faire marche arrière. Le pouvoir s’est pris à sa propre nasse. Le mensonge s’est si bien rapproché des flammes de la vie qu’elles le consument. Le refus de toute autorité, de tout Pouvoir, laïc ou religieux, que préconisait le courant libertaire avait pu paraître outrecuidant ou excessif. Que dire de la désinvolture pour le moins dissolvante avec laquelle les rayonnages des grandes aires de distribution laissent s’avoisiner la Bible et le godemiché en n’établissant entre eux d’autre différence que leur prix ? On conviendra que la démarche ne joue pas en faveur de la sainteté ni du caractère respectable du contenu sous emballage. En se sacralisant, la marchandise a tout désacralisé. On s’en réjouirait si, dans la même volée, elle n’emportait pas vers le néant la barbarie et la résistance à la barbarie.
Le profit qui ne produit rien d’autre que lui-même propage un nihilisme qui arase pareillement les valeurs humaines et les instruments qui les déshumanisent.
La seule évidence à laquelle nous sommes confrontés, c’est l’incompatibilité de la conscience du vivant avec un système qui la détruit.
Il n’y a pas de dialogue avec l’État. Il n’est plus que le déchaînement oppressif de sa propre nullité. Qu’on ne nous accuse pas de vouloir l’abattre, il s’abat de lui-même. Tout simplement, nous ne voulons pas qu’il s’abatte sur nous.

L’autogestion hante le monde
Elle est née d’un rappel à la vie, qui sort de son cauchemar une existence réduite à survivre en travaillant à s’appauvrir.
Nous ne sommes pas nés pour assumer un destin de bêtes de sommes, ni pour masquer sous des rôles de prestige, de plus en plus pitoyables, l’insupportable médiocrité d’un monde où l’entraide est sacrifiée à la prédation, l’effusion amoureuse à la haine, l’être à l’avoir, la femme, l’homme et l’enfant à la marchandise.
La jungle est le modèle social de la civilisation marchande. Maintenant que la chose est patente et qu’il se publie partout que le capitalisme nuit gravement à la santé, quand allons-nous jeter les bases d’une société humaine ? La question est captieuse, car la réponse est présente partout où le refus des nuisances prélude à la création des zones d’autodéfense du vivant. Redécouvrant leur fertilité spontanée, notre corps et notre terre sont la base d’une civilisation radicalement nouvelle. Le génie d’êtres humains passionnés par l’invention du vivant me paraît plus important que les rituels d’exorcismes censés accabler une civilisation de mort, aujourd’hui moribonde.

L’autogestion émane davantage de la sensibilité vitale que de la rationalité intellectuelle qui prétend la gérer. Il est important que son expression poétique l’emporte sur un langage séparé du vécu. Un mot d’ordre est toujours aux ordres d’un maître.

L’autogestion relève de l’autodéfense immunitaire. Elle n’a besoin pour se développer que de la conscience humaine qui donne son sens à la nature. Elle est à la bifurcation de deux chemins, l’un où l’humanité joue son devenir, l’autre où elle s’anéantit.
Il est bon de ne pas l’oublier : la vie à laquelle on renonce a tôt fait de s’inverser. Le chant de la terre et du vivant s’abîme en une célébration funèbre. La haine se repaît de l’énergie éperdue dont l’amour s’est départi. La menace s’intensifie chaque fois que la prédation l’emporte sur l’entraide.
Le danger résulte d’une structure caractérielle qui, en entravant l’instinct de vie en chacun de nous, propage une peste émotionnelle dévastatrice. Celle-ci sévit de l’extrême droite à l’extrême gauche. On l’a vue à l’œuvre sur l’échiquier où le principe du « diviser pour régner, » inhérent à tout Pouvoir, incitait les citoyens à s’écharper pour une « affaire » de vaccins.
Les esclaves qui se combattent les uns les autres sont la bénédiction des maîtres. Dans la guerre picrocholine des inoculations contre le coronavirus, les monopoles pharmaceutiques s’empressèrent de ramasser la mise et de rétribuer leurs complices.

Le vivant tend à l’unité. Sa conscience met fin à la séparation que la division du travail en fonction intellectuelle et fonction manuelle a propagée partout. L’entraide autogestionnaire implique le dépassement des contraires.