Une intervention de Michel Desmurget
Après avoir expliqué l’abrutissement des jeunes générations par leur surexposition aux écrans dans La fabrique du crétin digital (Seuil, 2019), Michel Desmurget, docteur en neurosciences et directeur de recherches à l’INSERM, publie Faites les lire ! (Seuil, 2023). Un plaidoyer pour les vertus de la lecture sur papier, dans lequel il appelle à cesser d’écouter « les belles âmes progressistes » et défend un retour aux fondamentaux.
Usbek & Rica : Jadis excellents lecteurs, les jeunes Français sont aujourd’hui relégués au niveau de leurs homologues américains et loin derrière ceux des grands pays asiatiques. À quand remonte le décrochage et comment l’expliquer ?
En réalité, c’est l’ensemble des pays de l’OCDE qui décrochent par rapport aux nations asiatiques. Prenez le programme international de comparaison PISA : en lecture, nous nous battons pour savoir si nos ados de 15 ans sont un peu meilleurs que les Italiens ou les Allemands, mais en prenant un peu de recul, on réalise que nous jouons tous en seconde division. La France est aussi loin de l’Estonie (493 contre 523 points), leader au sein de l’OCDE (en moyenne à 487 points), que l’Estonie est elle-même loin de la Chine (555) ou de Singapour (549). Les données sont similaires en maths et en sciences. Si rien ne change, nous sommes clairement en voie de paupérisation intellectuelle et, par suite, économique, si l’on veut bien considérer le lien entre éducation, PIB et niveau de vie.
« Lorsqu’ils arrivent à la maternelle, certains enfants ont 400 mots de vocabulaire, quand d’autres en ont 1 200 » ; Michel Desmurget
Ce décrochage n’est pas surprenant : nos enfants ne lisent plus. Bien sûr, il y ces sondages disant qu’ils n’ont jamais autant lu. C’est facile : si vous comptez tous les types de « livres », y compris les coloriages, BD, mangas et ouvrages de bricolage, alors vous obtenez autour de 80 % à 90 % des lecteurs qui lisent entre 25 et 35 livres dans l’année. Si on regarde les enquêtes les plus solides, comme celles du ministère de la Culture, il apparaît que dans la catégorie d’âge 15–28 ans, nous sommes passés en cinquante ans de 35 à 11 % de gros lecteurs – ce dernier taux correspond au pourcentage de lecteurs identifiés comme « avancés » par le calssement PISA (9 %). Plus de 70 % des collégiens français ne dépassent pas le niveau « basique », qui se limite à la compréhension d’énoncés simples et explicites.
On ne réalise pas à quel point la performance collective de nos écoliers est piteuse. Ce déclin est principalement lié à la pénétration des écrans récréatifs. Les journées n’étant pas extensibles, il faut, pour absorber l’allongement de nos loisirs numériques, prendre du temps ailleurs. La lecture, le sommeil et les devoirs sont des cibles de choix.
Vous montrez qu’on lit 20 % moins vite qu’en 1960. Ça peut sembler contre-intuitif car la parole s’est accélérée, le débit est plus rapide sur les plateaux télé comme dans les fictions audiovisuelles. Côté écrit, nous sommes bien plus sollicités qu’avant avec les SMS, mails et notifications que reçoivent même ceux qui ne lisent pas de livres. Comment, alors, expliquer ce dévissage ?
Certes, il y a eu une accélération à l’oral, en raison notamment d’une simplification des énoncés. Mais dans le même temps, à l’écrit, les lycéens sont passés, en situation de compréhension préservée, de 240 mots lus par minute dans les années 1960 à 190 aujourd’hui. Or, la vitesse est un marqueur d’efficience. Plus vous nourrissez le logiciel de lecture, plus il lit vite.
Il est vrai que nous restons très exposés à l’écrit, mais en termes de bénéfices, tous les contenus ne se valent pas. La littérature scientifique montre clairement que la lecture de livres, principalement de fiction, a un impact très bénéfique sur nos capacités intellectuelles, émotionnelles et sociales. Des effets positifs sont aussi détectables avec la lecture des journaux, qui comprennent nombre de connaissances spécifiques et de mots peu courants.
À l’inverse, les mangas et BD n’ont aucune influence sur le langage, les performances en lecture ou la réussite scolaire. Enfin, concernant Internet, la lecture (e-books, blogs, réseaux sociaux, etc.) représente 2 à 3 % du temps total d’écran contre 40 à 50 % pour les seuls films et vidéos. Et là encore, hormis pour les livres électroniques, aucun bénéfice n’est identifiable.
Vous pointez que les différences de vocabulaire et d’aptitudes à la lecture se creusent avant même le début de la scolarisation, avec des parents qui possèdent des histoires et passent beaucoup de temps à les lire à leurs enfants. L’école n’est pas responsable de ça, alors de quoi est-elle coupable dans l’aggravations des inégalités ?
L’école ne peut pas tout, surtout en matière le langage. Lorsqu’ils arrivent à la maternelle, certains enfants ont 400 mots de vocabulaire, quand d’autres en mont 1 200. Ce n’est pas une question de génétique mais de stimulation précoce : dans les milieux favorisés, on sollicite beaucoup plus la parole des enfants. Or, plus on connait de mots, plus il est facile d’en apprendre de nouveaux, car cette richesse initiale favorise la communication, tout en permettant de comprendre plus aisément les termes inconnus à partir du contexte.
Les études montrent que les programmes scolaires d’apprentissage langagier non seulement n’enseignent à l’enfant qu’une petite fraction du langage incidemment engrangé hors de l’école mais, en plus, bénéficient davantage aux élèves déjà les mieux lotis. Par ailleurs, le temps scolaire est limité, et ce d’autant plus que l’apprentissage langagier nécessite, pour être optimal, des interactions en petits groupes (voire en binôme). Dès lors, on ne peut pas tout attendre de l’école et le rôle des parents est fondamental.
J’entends dire que ce genre de discours est alarmant ou culpabilisant. C’est incompréhensible au regard de toutes les études montrant que quand on informe les parents, quand on leur explique pourquoi il est si important de parler abondamment à l’enfant, de lui lire des histoires, etc. l’impact est considérable. Et c’est vrai même dans les foyers défavorisés, même quand les parents sont en difficulté avec la lecture (et utilisent des livres d’images). Une étude a montré avec ce genre d’approche, délivrée pendant la première année de vie de l’enfant, un gain de vocabulaire de 40 % à 18 mois !
Toutes les lectures ne se valent pas, dites-vous. En évitant la posture morale, pourquoi la lecture de longs textes sur papier est-elle préférable au développement de l’apprentissage et de la maîtrise de la lecture ? Qu’est-ce qu’on perd en lisant sur écran ?
Si c’est un texte simple, rien, cela donne la même chose. Mais plus le texte se révèle exigeant, plus les différences se creusent en faveur du papier. D’abord, il y a l’effet de distraction : quand vous prenez un ordinateur et lisez un document avec des liens hypertextes, notifications fréquentes et autres impulsions à aller sans cesse consulter vos e-mails ou réseaux sociaux, cela fait dérailler la pensée. On estime qu’une seule notification vous fait perdre plusieurs secondes, voire dizaines de secondes avant de revenir au texte. Même si on élimine ces facteurs de distraction en utilisant des liseuses, la supériorité du papier demeure. Cela reflète pour une part la plus grande facilité à se concentrer sur ce support. Deux grandes études internationales ont établi que 80 % à 90 % des étudiants préfèrent le papier, jugé plus favorable à la concentration. En outre, le livre a une unité spatiale qui échappe à la liseuse. Cela permet de se repérer plus facilement dans le texte et, ainsi, de construire une représentation mentale plus fine du contenu.
Vous avez également des mots très durs contre l’orthographe simplifiée, et plus encore envers les livres jeunesse au vocabulaire allégé, qui causent beaucoup de tort à l’apprentissage. « Il faut rencontrer des mots rares » nous dites-vous en substance…
On assimile souvent lecture et décodage : c’est une terrible erreur ! Décoder est nécessaire, mais insuffisant. Lire, c’est comprendre ! Pour faire passer son message, l’écrit demande bien plus de mots qu’un dessin, une vidéo ou une conversation. Réalise-t-on qu’il y a plus de richesses langagières dans les ouvrages pour enfants de maternelle qui ne savent pas encore lire que dans la totalité des corpus oraux ordinaires (films, dessins animés, conversations entre adultes éduqués ou entre adultes et enfants, etc.) ? Les phrases sont plus complexes, les formes grammaticales plus variées, les temps plus diversifiés et le vocabulaire plus vaste. Les relatives, la voie passive, le passé simple, par exemple, sont bien plus rares à l’oral.
« Le cerveau réagit de la même façon aux émotions effectivement et littérairement éprouvées » ; Michel Desmurget
De même pour des termes comme « jubiler », « hagard » ou « saillant » : ce dernier s’entend une fois tous les 5 à 6 millions de mots à l’oral, alors qu’on le retrouve tous les 100 000 termes à l’écrit (l’épaisseur de Bel-Ami, le roman de Maupassant, où il est présent trois fois). Dès lors, soit l’enfant lit, soit son langage ne dépassera pas le champ des nécessités basiques de l’oral.
Vous fustigez également les approches pédagogiques versées dans des apprentissages avec d’autres supports, notamment vidéo, en vous appuyant sur une étude montrant que « lorsqu’un roman est interprété au cinéma, ce qui se perd dans le transfert est que le film utilise moins de mots polysyllabiques, des structures de phrases moins complexes, moins de diversité lexicale ».
Je n’oppose pas les supports. Je dis juste que l’apport de la lecture de livres est unique et irremplaçable. Elle est une formidable machine à construire les intelligences. Ses effets positifs sont avérés sur le QI, le langage, la culture générale (au sens le plus large et le moins élitiste), la concentration, l’imagination, la créativité, les capacités de synthèse et d’expression tant écrites qu’orales.
Mais ce n’est pas tout. Avec les livres, le lecteur rentre littéralement dans la psyché des personnages : je peux être une femme adultère en étant Emma Bovary, je peux être le Raskolnikov de Crime et Châtiment torturé jusqu’à la folie… Nombre d’auteurs, comme Marcel Proust ou Margaret Atwood, ont souligné cette capacité des romans à nous permettre non seulement de comprendre, mais aussi de vivre les émotions des personnages. Les chercheurs parlent alors de simulateur social, car le cerveau réagit de la même façon aux émotions effectivement et littérairement éprouvées. C’est pour cela que la lecture d’ouvrages de fiction a des effets positifs sur l’empathie et, plus globalement, l’intelligence émotionnelle et notre capacité à interagir avec les autres. Au bout du compte, tous ces bienfaits agissent fortement sur la réussite scolaire et le devenir professionnel des enfants.
L’idée que les lacunes de savoirs sont compensées par des moteurs de recherche est un « drame », écrivez-vous. N’est-ce pas un peu excessif ?
C’est là une idée qui mérite clairement le Panthéon de la bêtise ! Les intégrales de Leibniz existent sur Google, mais sans un savoir mathématique préalable, cette disponibilité ne m’est d’aucune utilité. Idem si je dis « Une coordination parfaite entre l’arrêt-court et le deuxième but a débouché sur un double jeu éblouissant ». Soit le lecteur possède les connaissances requises (ici de base-ball), soit il risque de devoir chercher un bon moment pour comprendre de quoi je parle. En outre, les connaissances ne nous servent pas qu’à comprendre. Elles nous servent à penser, à prédire, à imaginer, à créer ! Va-t-on désormais nous dire qu’on n’a plus besoin de penser car ChatGPT pourra bientôt (peut-être) le faire à notre place ? Une humanité de veaux décérébrés incapables de comprendre (Google it) ou de penser (ChatGPT it) le monde, voilà un merveilleux projet de civilisation !
Vous parlez des nouvelles élites, des informaticiens notamment qui ne lisent pas du tout et s’en vantent. Seriez-vous le défenseur d’un monde qui se meurt ?
La question n’est pas de savoir si l’on peut vivre sans lire. La question est : que perd on quand on ne lit pas ? Ce n’est pas un hasard si les livres et le langage ont de tous temps été la cible obsessionnelle des tyrannies. Les nazis ont brulé plus de 100 millions d’ouvrages et se sont lancés, comme le montre Victor Klemperer, dans un processus d’appauvrissement de la langue digne du novlangue d’Orwell dans 1984 ! Hitler disait que la littérature était un poison pour le peuple. Évidemment que l’on peut vivre et être heureux sans lire, comme le démontrent les Gamma du Meilleur des mondes d’Huxley : des techniciens zélés, formatés au plus juste des besoins économiques, gavés de divertissements ineptes, privés des outils fondamentaux de la pensée et heureux d’une servitude qu’ils ne sont mêmes plus capables de percevoir.
Personnellement, je préfère le pompier Montag de Fahrenheit 451 qui s’interroge sur le monde et la lecture, plutôt que sa femme Mildred abrutie de télé et de psychotropes, constamment connectée à ses « coquillages » (on dirait aujourd’hui ses AirPods). La lecture, c’est l’anti-Mildred. Elle est le plus sûr chemin vers la pensée et l’émancipation. Elle soutient puissamment notre développement intellectuel, émotionnel et social, au prix d’un investissement de vingt à trente minutes par jour. Une opération, me semble-t-il, plus que rentable.
usbeketrica.com/fr
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Pour en savoir plus
Pourquoi la lecture rend nos enfants plus intelligents ?
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/grand-bien-vous-fasse/grand-bien-vous-fasse-du-mercredi-27-septembre-2023-9673487
51 minutes d’audition