Le coût exorbitant d’une libéralisation
La crise énergétique consécutive aux sanctions occidentales contre la Russie n’a pas seulement rogné le pouvoir d’achat des Européens et affaibli le Vieux Continent. Elle projette une lumière crue sur l’échec de la libéralisation du marché de l’électricité en France et, surtout, sur l’obstination des différents gouvernements à poursuivre cette politique quoi qu’il en coûte.
«Le marché européen donne l’impression d’être au bout du modèle mis en place il y a vingt, vingt-cinq ans. » L’auteur de cette formule n’est ni encarté à La France insoumise (LFI), ni adhérent du syndicat contestataire Sud énergie. Président-directeur général (PDG) d’Électricité de France (EDF) de 2014 jusqu’à son récent remplacement, M. Jean-Bernard Lévy a dirigé plusieurs multinationales du CAC 40 : Vivendi, Thalès… Lors de sa dernière audition devant l’Assemblée nationale, le 14 septembre, ce polytechnicien distingué a enterré — sans doute un peu précipitamment — la libéralisation du marché de l’électricité.
Programmée dès l’Acte unique européen de 1986 et mise en œuvre à partir de 1996, cette destruction dogmatique des monopoles publics, menée tambour battant au nom de la sacro-sainte concurrence par la Commission européenne avec la complicité des gouvernements nationaux, devait apporter efficience, innovation et prix bas. Comme l’avaient annoncé de rares analystes ayant développé une immunité au sectarisme libéral, le désastre est total. En dix ans, les tarifs sont passés de 120 à 190 euros par mégawattheure (1). Tendancielle, la hausse s’accentue depuis l’automne 2021 et plus encore après l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. « En Europe, les prix s’affolent sur le marché de l’électricité », titrait Le Monde daté du 26 août. « Les coûts pour livraison début 2023 ont culminé à près de 1 100 euros le mégawattheure en France, vendredi. Dix fois plus qu’il y a un an », détaillait le quotidien. La flambée frappe durement les plus pauvres, comme en témoigne le directeur général de Seine-Saint-Denis Habitat, M. Bertrand Prade : « La hausse des tarifs va représenter sur les charges pour les parties communes une augmentation de 600 %. Nous sommes plusieurs à devoir choisir, avant le 31 décembre, si nous signons un contrat avec des prix exorbitants parce que dépendant des prix du marché. Cela revient à envoyer les organismes HLM sur un marché boursier avec des cours qui s’envolent, une grande volatilité, pour des locataires particulièrement vulnérables. »
Aucun des vingt-sept États de l’Union européenne ne remet pourtant en cause le dogme concurrentiel, et la Commission semble se mouvoir dans une dimension hermétique au monde réel. Tout en euphémismes, M. Lévy évoquait « un certain déni de la part des instances communautaires, au début de cette crise ».
Le spectre d’Hercule
Pourquoi l’Union européenne s’obstine-t-elle à privilégier l’option concurrentielle, quoi qu’il en coûte ? Après tout, considérer l’énergie comme une marchandise et non comme un actif stratégique souverain a conduit l’Allemagne, et plus largement l’Europe, au bord du gouffre et promet aux 450 millions d’Européens au moins deux hivers difficiles. Mais peu importe aux eurocrates. « L’ouverture à la concurrence de ce marché permet de maintenir les prix les plus bas entre les différentes technologies en compétition », nous répond la Commission, arguant d’une situation « exceptionnelle » liée à la guerre en Ukraine. Face à pareil déni, on songe à la chanson de Paul Misraki Tout va très bien madame la marquise…
Et tout va si bien qu’il n’est pas question de changer de cap. Armé de cette inébranlable conviction, le gouvernement français annonçait, le 19 juillet dernier, son intention de prendre le contrôle d’EDF à 100 %, moyennant 9,7 milliards d’euros. Racheter les 15,9 % du capital détenus par des actionnaires privés, sortir l’entreprise de la Bourse, la gaver de fonds publics puis la revendre à la découpe : le projet sent si fort la naphtaline libérale des années 1980 — socialisation des pertes, privatisation des bénéfices — qu’il a fallu un peu le ripoliner. D’après le ministère de l’économie, l’énergéticien aurait ainsi la « capacité de mener de manière accélérée plusieurs chantiers décisifs annoncés par le président de la République dans son discours de Belfort, notamment le programme de construction de six réacteurs [nucléaires] de technologie EPR2 d’ici 2050 ». Une fois propriétaire unique de l’entreprise, l’État pourra financer ses investissements à moindre coût sur les marchés, grâce à des taux d’intérêt réduits.
Relayant la communication gouvernementale, les principaux médias français qualifient aussitôt l’opération de « nationalisation ». Secrétaire national de la Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres (CFE-CGC) chargé de l’énergie, M. Alexandre Grillat conteste cette terminologie : « L’État rachète les parts des actionnaires minoritaires, sans toucher au statut d’EDF. Si le gouvernement avait voulu redonner à la France une souveraineté énergétique, il aurait au moins transformé l’entreprise en EPIC [établissement public à caractère industriel et commercial]. » En fait de nationalisation, l’exécutif « étatise » l’énergéticien, souligne le secrétaire fédéral de la Fédération nationale des mines et de l’énergie (FNME) Confédération générale du travail (CGT), M. Fabrice Coudour : « Un EDF 100 % public, c’est bien sur le papier. Mais l’État aura désormais les mains libres pour démanteler le groupe sans être tenu de fournir le minimum d’information et de transparence exigé par le droit boursier. Il lui suffira par exemple de mettre en avant le niveau d’endettement du groupe (68 milliards d’euros) pour justifier une vente à la découpe. »
Le spectre d’Hercule hante à nouveau EDF. Officieusement abandonné, le projet gouvernemental vise à éclater le groupe en plusieurs pôles. Ultradéficitaire, le nucléaire continuerait à être financé par le contribuable. Beaucoup plus rentables, la production éolienne et solaire, la commercialisation et la distribution seraient privatisées (2). Député socialiste de l’Eure, M. Philippe Brun a mené son enquête. Une note confidentielle du ministère de l’économie révèle le plan gouvernemental de « cession d’environ 30 % des activités liées à la transition énergétique ». Selon ce document, « le lancement à court terme d’une opération de sortie de cote permet d’éviter de débuter par une réorganisation du groupe [qui] enverrait un signal négatif aux organisations syndicales [lesquelles] ne manqueraient pas de se mobiliser fortement comme elles l’avaient fait lors des projets Hercule-Grand EDF (3) ». Des évolutions jugées « compatibles avec les attentes de la Commission européenne »…
Intronisé en octobre, le nouveau PDG Luc Rémont présente un profil idoine pour privatiser EDF. N’a-t-il pas notamment supervisé la fusion de Gaz de France (GDF) avec Suez, lorsqu’il conseillait le ministre de l’économie Thierry Breton (4) ?
Au premier semestre 2022, EDF affichait un résultat négatif de 5,3 milliards d’euros. Ses principaux concurrents privés se portent à merveille, eux. TotalEnergies a cumulé 10,4 milliards d’euros de bénéfices sur la même période ; Engie a engrangé 5 milliards d’euros. En février dernier, le Parlement français prolongeait de dix-huit ans la concession hydroélectrique du Rhône, sans appel d’offres, au profit d’une filiale du groupe Engie. À l’unanimité des groupes parlementaires, avec l’approbation du gouvernement français et de la Commission européenne, mais pas forcément au bénéfice des usagers. « La part majoritaire de la rente a été captée par l’État, sous forme de redevance et d’impôt sur les sociétés, le solde a été conservé par la société concessionnaire et ses actionnaires, de sorte que l’efficacité des barrages du Rhône ne bénéficie plus aux consommateurs à travers des tarifs reflétant les coûts de production », relève la Cour des comptes. D’ordinaire férus de consommation et autres « bons plans », les médias n’ont guère relayé les conclusions peu flatteuses de ce rapport…
Ces mastodontes du capitalisme français peuvent remercier la « mamma étatique ». Promulguée en 2010, une loi contraint EDF à céder à prix coûtant un quart de sa production électrique nucléaire aux « fournisseurs alternatifs », au premier rang desquels Total et Engie. Au début de l’année, M. Emmanuel Macron décidait d’attribuer 20 térawattheures (TWh, 1 milliard de kilowattheures) supplémentaires d’électricité à prix cassé, qui s’ajoutent aux 100 TWh octroyés aux mêmes conditions depuis plus de dix ans. Objectif de ce dispositif, appelé accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) : faire baisser les prix. Autrement dit, corriger les effets haussiers du marché ! Le 9 août, EDF réclamait à l’État une « demande indemnitaire » d’un montant de 8,34 milliards d’euros pour compenser le préjudice lié à l’Arenh.
La nature même de l’accès au nucléaire historique favorise des détournements spéculatifs. « Un aspect curieux de la réglementation est que le droit à l’Arenh qu’obtient l’opérateur alternatif en décembre 2021 pour l’année 2022 peut être revendu sur le marché de gros au premier trimestre 2022 », souligne l’association de défense des consommateurs CLCV (consommation, logement et cadre de vie) (5). Certains fournisseurs réservent auprès d’EDF un volume d’électricité à 42 euros le mégawattheure et le revendraient quatre à dix fois plus cher, en toute illégalité. Comment ? L’entreprise annonce un nombre de clients pour justifier d’une réservation d’Arenh (à bon prix). Mais plutôt que de servir ceux-ci, comme il s’engage à le faire, le fournisseur se débarrasse d’une partie de cette électricité pour la vendre au prix fort sur le marché de gros. Et réaliser une juteuse plus-value. C’est ainsi que Mint Énergie conseille à ses clients de passer chez EDF, en leur promettant une économie de « 218 euros par an » (6) par ailleurs réelle !
La Commission de régulation de l’énergie (CRE) affirme que « certains fournisseurs font l’objet d’investigations en cours, en particulier s’agissant d’agissements susceptibles de constituer un abus d’Arenh ». Une enquête cible Ohm Énergie. C’est la première fois que la Commission ouvre une instruction pour ce motif. Délégué général de la CLCV, M. François Carlier met en doute la détermination de l’autorité dite indépendante : « Depuis plus de dix ans, la CRE n’a pas souhaité connaître les effets d’aubaine face à l’Arenh. Elle soutient idéologiquement la logique de concurrence. » Il épingle aussi le manque d’allant de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), rattachée à Bercy.
« L’ouverture à la concurrence a été une catastrophe totale à tous points de vue. Elle a nui à la sécurité de l’approvisionnement énergétique et n’a rien apporté. Les fournisseurs proposent les mêmes prix à 1 % près, pour une qualité de service identique », tranche M. Frank Roubanovitch, président du Cleee, une association de grandes entreprises industrielles et tertiaires qui représentent 10 % de la consommation totale d’électricité en France, particuliers et professionnels confondus. Ses adhérents ont vu leur facture augmenter en moyenne de 50 % entre 2021 et 2022. S’il défend l’Arenh comme un moindre mal, M. Roubanovitch demande le rétablissement des tarifs réglementés de vente, supprimés en 2015. Une mesure incompatible avec les règles du marché européen, rétorque la Commission européenne.
Fausse nationalisation, interventions de l’État destinées à contrer les effets aberrants de la libéralisation : les dandinements technico-bureaucratiques destinés à contourner la seule solution qui fonctionne, celle du monopole public, ont atteint un raffinement extrême. Trois économistes libéraux préconisent la « création d’une agence nationale indépendante chargée d’acheter la totalité de l’électricité de gros aux producteurs et de la revendre aux distributeurs, de façon à stabiliser les prix tout en garantissant à la filière des horizons d’investissement (7) ». En vigueur notamment dans la très capitaliste province canadienne de l’Ontario, l’« acheteur unique » combine planification à long terme et marché. « Discuté en amont de l’ouverture des marchés, ce modèle n’avait pas été retenu par les États membres de l’Union », rappelle M. Guy Lecerf, président de l’Association française indépendante de l’électricité et du gaz (Afieg), qui regroupe de grands fournisseurs alternatifs, dont Total. Il n’est pas davantage envisagé aujourd’hui. En revanche, les tarifs réglementés du gaz prendront fin comme prévu le 30 juin 2023, pour les particuliers et les copropriétés. De quoi « mettre le droit français en conformité avec le droit européen, à la suite d’une décision du Conseil d’État de 2017 », entérine le ministère de la transition énergétique.
Touchés mais pas coulés, les aficionados de la logique concurrentielle serrent les rangs. Le journal Les Échos pousse même ce cri du cœur : « Électricité : réinventer le marché pour le sauver (8) ». Que le quotidien de M. Bernard Arnault se rassure : parce qu’il profite en définitive à l’État néolibéral — interventionniste, mais prioritairement en faveur des entreprises — comme aux multinationales, ainsi qu’aux hauts fonctionnaires qui passent de l’un aux autres, le modèle énergétique concurrentiel a sans doute de beaux jours devant lui.
David Garcia ; le monde diplo
Notes
(1) Lire Aurélien Bernier, « Prix de l’énergie, une folie organisée », Le Monde diplomatique, novembre 2021
(2) Lire Anne Debrégeas et David Garcia, « Qui veut la mort d’EDF ? », Le Monde diplomatique, février 2021
(3) « Participations financières de l’État ; prêt et avances à divers services de l’État ou organismes gérant des services publics », Assemblée nationale, rapport n° 292, 6 octobre 2022 (PDF)
(4) Marc Endeweld, « Nationalisation ? : Luc Rémont nommé PDG d’EDF… pour mieux le démanteler ? », Marianne, Paris, 26 octobre 2022
(5) « Des fournisseurs d’énergie qui réalisent des plus-values spéculatives sur le dos des consommateurs », communiqué de presse de CLCV, 13 septembre 2022
(6) Compte Twitter de M. Fabien Gay, sénateur (Parti communiste français) de Seine-Saint-Denis, 24 octobre 2022
(7) Étienne Beeker, Dominique Finon et Jacques Percebois, « Électricité : Une solution efficace combinant planification et marché existe », Le Monde, 24 mai 2022
(8) Les Échos, Paris, 17 novembre 2022