Questions à propos du livre d’Houria Bouteldja
Critique du dernier livre d’Houria Bouteldja : « Beaufs et barbares, Le pari du nous » La Fabrique éditions (2023) par un militant juif antiraciste.
La dette
L’antiracisme doit beaucoup à Houria Bouteldja.
D’autres qu’elle, sociologues, philosophes, historiens… décoloniaux ont amené la question de la race dans la vie politique et sociale française. Mais la manière dont elle a bousculé le paysage politique et contribué à créer un courant de l’antiracisme politique et décolonial, imposant – avec le PIR – ces thèmes à une partie de l’extrême gauche et gagnant même du terrain du côté des réformistes de LFI, mérite un coup de chapeau.
La virulence qu’on lui connaît et ce rôle central ont valu à Houria Bouteldja des attaques ignobles de laïcards républicains et de tout ce courant réactionnaire qui fait de la chasse au woke son loisir préféré. L’accusation récurrente d’antisémitisme eût beau être démentie par une lecture sérieuse de ses écrits, elle s’est pérennisée dans un réflexe pavlovien, en particulier chez les sionistes qui en font leur arme de dissuasion massive, en défense du très raciste apartheid israélien. Dans un climat régressif, cette pression, qui allait avec l’interdiction du CCIF, les fermetures de mosquées et les délires zemmouriens, a pesé sur sa personne et sur l’ensemble du mouvement antiraciste décolonial.
J’ai eu l’occasion de manifester ma solidarité concrète lorsqu’un texte d’Houria Bouteldja a été censuré par Médiapart. J’ai alors publié sur mon blog Médiapart la réponse qu’elle faisait à ses détracteurs.
Cette dette implique pour moi que je lise avec sérieux son dernier ouvrage Beaufs et barbares, le pari du nous et que j’exprime le plus honnêtement possible, les questions qu’il me pose.
La parenthèse qui tue
D’emblée, la question des relations entre classe, race et genre est posée.
Elle écrit : « On ne trouvera dans les lignes qui suivent aucune trace de primat de la race sur la classe (ou sur le genre). » La parenthèse tue ! Et, dans les faits, si la question de la classe est bien posée dans une première partie très documentée, examinant en particulier les positions du PCF et de la CGT à l’égard du colonialisme, la question du genre ne sera pas posée.
Et le mode d’appréhension de la question coloniale est d’une nature très différente entre cette première partie qui fait l’histoire de « l’État racial » et des luttes sociales pour dénoncer le colonialisme, dans des positions internationalistes qui déconstruisaient la légende nationale raciale, jusqu’au jour où les organisations qui auraient dû mener ce combat se sont ralliés à la « nation ».
Par contre, la dernière partie, censée amener le « pari du nous », est d’un style plus polémique, plus dans les « affects », nous y reviendrons.
Les trous de la passoire historique
Il faut conseiller la lecture de cette première partie historique car elle fait remarquablement le point sur la manière dont fut pris en charge – ou non – la lutte contre le colonialisme, comme horizon logique de la lutte des classes et comme activité concrète du mouvement ouvrier organisé.
Marx, Engels, Lénine sont bellement mis à contribution et un tournant est justement décelé dans les années 1930, sans que le nom de Staline soit jamais prononcé, ni celui de l’internationaliste Trotski.
D’une manière générale, l’extrême gauche est absente de l’analyse. Les maoïstes sont cités une fois, au détour d’une phrase, mais l’extrême gauche révolutionnaire n’est vraiment évoquée que lorsqu’il s’agit des élections : « Voter pour l’extrême gauche, c’est rare. Voter, c’est voter blanc… »
Qu’il y ait eu un creuset anticolonialiste dans les métropoles – Ho Chi Minh ou Césaire adhérents au PCF, adhésions suivie de ruptures émancipatrices, – que l’extrême gauche, et particulièrement l’extrême gauche trotskiste, ait participé à toute sorte d’actions de soutien à des aventures libératrices, souvent en position de soutien sans rôle dominant, de la Guerre d’Algérie – seul le Réseau Jeanson est cité par Houria Bouteldja – aux guérillas d’Amérique Latine, me semble être un angle mort de son analyse.
Finalement, les internationalistes ne seront convoqués que lorsqu’elle elle-même envisagera que ses propos sur l’Etat-national pourraient « hérisser le poil de tout bon internationaliste qui se respecte ».
Race en soi, race pour soi ?
On connaît la différenciation faite par Marx, reprise par Lukacs, entre « classe en soi » et « classe pour soi ». La classe en soi existe objectivement par les rapports sociaux, l’interaction entre ses membres. La classe pour soi se construit par l’acquisition d’une conscience de classe. Ce qui conduit souvent, à l’extrême gauche, d’une part à des stratégies visant à faire exploser les contradictions entre l’idéologie dominante et les situations objectives dans lesquelles sont confinés les travailleurs, telle celle du « programme de transition » et d’autre part à la désespérante constatation de la défaillance du « facteur subjectif » de la Révolution
Comme le rappelle Daniel Bensaïd, Marx reproche précisément à Proudhon de « traiter la société comme une personne ». Dénonçant cette « fiction de la société personne », il raille ceux qui « avec un mot font une chose ». Son approche interdit de traiter la classe comme une personne ou comme un sujet unifié et conscient, à l’image du sujet rationnel de la psychologie classique »
Et qu’en est-il de la « race » ? La race n’existe que par sa construction sociale et politique. Il faudrait sans doute dire « les » constructions tant, historiquement et géographiquement, les races ont été différemment déterminées, en fonction des intérêts de la Bourgeoisie capitaliste.
Le mot « indigène » est utilisé par Houria Bouteldja,. L’apport de ce mot a été très utile depuis le Manifeste des Indigènes de la République. Il apparaît comme le mot du désir d’une prise de conscience de la « race pour soi », avec toute sa charge émancipatrice. Mais son caractère univoque n’échappe pas à la critique de Marx, dans la manière dont l’emploie Houria Bouteldja à la fin du livre.
Cependant, les déterminations sociales qui créent l’indigène « en soi » ne me semblent pas de même nature que celle qui créent la classe. Elles sont davantage des constructions idéologiques que des situations objectives, à l’exception notable de l’esclavage négrier transatlantique.
Et donc, une fois l’esclavage défait par les luttes des esclaves eux-mêmes, la question qui se pose est prioritairement celle de la déconstruction de la race. Elle passe nécessairement par la prise de conscience d’appartenance au groupe racisé.
Mais la question qui se pose est bien celle de la déconstruction de la race. Comment Houria Bouteldja l’envisage-t-elle ?
Inquiétudes
Dans la dernière partie, se révèle un concept assez particulier qui n’était pas du tout apparu dans la partie historique du livre, celui des « affects » tant des indigènes que des « petits Blancs ».
Qu’est-ce en effet qu’un affect ? Sensation, émotion, sentiment, humeur… on est dans le domaine de la subjectivité pure, si tant est qu’une subjectivité puisse l’être dans le domaine politique et sociétal.
Ce serait dans le respect des affects des petits Blancs – quitte à « se boucher le nez », dit-elle – qu’il faudrait aller chercher la réconciliation entre classe ouvrière indigène et classe ouvrière blanche.
Affects plutôt qu’idéologie ? La nation, par exemple, serait l’objet d’un affect particulier des petits Blancs. Ainsi donc, il conviendrait, selon Houria Bouteldja, d’aller dans le sens de cet affect pour permettre une réconciliation avec les affects des « barbares » indigènes, en quête eux aussi d’appartenance. Cette idée du retour à l’État-nation conduit donc à la revendication d’un Frexit : c’est là la proposition politique majeure de la fin du livre.
Mais pourquoi ne pas envisager que les petits Blancs, en réalité, sont marqués avant tout par une idéologie et que le nationalisme ressortit de cette idéologie. Le terme n’est pas utilisé par l’auteure. C’est que, une idéologie, c’est un ensemble structuré de fausses représentations qui sont produits par les dominants afin de justifier l’exploitation des dominés et de détourner les colères populaires vers d’autres objets que cette exploitation capitaliste.
Un affect, on doit le prendre en compte, nous dit Houria Bouteldja. Une idéologie, ça se déconstruit, avons-nous envie de lui répondre. Cette déconstruction ne se fait pas principalement par le discours – encore qu’il y contribue, comme l’indique l’analyse du discours anticolonial dans les organisations ouvrières dans la première partie du livre – mais par des stratégies politiques qui, parties de la situation réelle des exploités, les confronte aux contradictions du système capitaliste.
Avec qui ?
Que cette prise en compte des affects des petits Blancs conduise Houria Bouteldja à reprendre l’idée soralienne du dépassement des clivages ethniques, religieux et sociaux en réconciliant « la gauche du travail et la droite des valeurs » a de quoi inquiéter. Certes, elle rappelle et condamne clairement les errements antisémites. Mais la boussole politique qui fonctionne aux affects me semble là avoir perdu et le Nord, et le Sud.
Déconstruire les idéologies mortifères en tenant compte de l’état d’imprégnation des classes populaires, blanches ou indigènes, par l’idéologie dominante, cela se fait avec qui ? Le PIR a disparu, l’extrême gauche est à peine citée par Houria Bouteldja, syndicats et partis de la « Gauche » sont des poids lourds marqués par un gigantesque angle mort sur la question décoloniale… Alors avec Asselineau, avec Florian Philippot, avec Jacques Cheminade, avec quelques insoumis adeptes du protectionnisme, avec des Soraliens repentis ? Triste perspective.
Dominique Natanson sur son blog à mediapart