L’histoire du sabotage

Deux extraits du tome 2 du livre de Victor Cachard, qui paraîtra en janvier 2024 🎈

📖 Extrait n°1 📖

« Avec la création de plus de 500 associations par an depuis 1998 dévolues à la cause contre l’exploitation animale, le secteur de l’élevage intensif et plus généralement de l’agriculture intensive bénéficient d’une protection renforcée pour laquelle la cellule « Déméter » a été formée en 2019 au sein de la Sous-direction de l’anticipation opérationnelle (SDAO) de la gendarmerie nationale, désormais en charge du renseignement en France. Dans la foulée, le ministère des Armées lance la cellule « Red Team Defense », composée d’écrivains et d’artistes placés sous le commandement direct de l’État-major et de la direction générale de l’Armement (DGA), dont l’objectif est d’imaginer des scénarios catastrophes centrés sur le risque d’un démantèlement de l’État consécutif aux bouleversements climatiques à venir. Sous une apparence ludique, la rhétorique réactionnaire à peine voilée criminalise sans vergogne les groupes autonomes qui tenteraient de s’émanciper de la tutelle étatique, et va jusqu’à considérer l’environnement comme un nouvel ennemi avec l’apparition de « bio-guérilleros. »

         À l’évidence, l’urgence climatique à l’origine de menaces inédites rend inévitable la montée en puissance d’une critique de plus en plus radicale de la civilisation techno-industrielle et de la société de surveillance généralisée qu’elle implique. La situation écologique allant de mal en pis, le désastre devenu même profitable à l’économie, on imagine mal la jeunesse déferlante des « marches pour le climat », acquise à la cause environnementale, se ranger tranquillement derrière les panneaux solaires, fermes éoliennes et autres gadgets du capitalisme vert qui font de la nature un grand marché économique. Si la conscience écologique est longtemps restée le parent pauvre des courants contestataires, souvent noyautées par un marxisme dogmatique obsédé par les questions économiques, on voit dorénavant se multiplier les connexions entre critique sociale et résistance à la domination technologique. Bien sûr, le mouvement antinucléaire regroupait déjà à partir des années 1970 une constellation de mouvements issus d’une contre-culture soucieuse de l’équilibre environnemental, mais comme le montre Alain Touraine, le manque d’unité des écologistes, socialement peu impliqués, ne permettait pas de mettre véritablement en cause le joug technocratique qui pesait sur la société. »

📖 Extrait n° 2 📖

« La multiplication des prisonniers politiques encourage les luttes anticarcérales qui s’expriment parfois dans les prisons par la destruction des dispositifs de sécurité. En décembre 1971 à la centrale de Ney, à Toul en Lorraine, éclate une violente mutinerie. Les détenus mettent la prison à sac, allument des incendies, détruisent les lieux de travail. Dans les mois qui suivent, les mutineries se propagent sur tout le territoire. À Nancy, les prisonniers arrachent les barreaux de la maison d’arrêt Charles-III, dévastent les ateliers, atteignent le toit et se défendent contre les gardes mobiles à l’aide de tuiles descellées. La critique de l’univers carcéral est inséparable de la remise en cause de la domination étatique et de ses vastes projets de recension, de fichage, de surveillance et de contrôle de la population, appelés en 1970 par le projet SAFARI, pour Système Automatisé pour les Fichiers Administratifs et le Répertoire des Individus dont l’origine militaire ne fait aucun doute. Si l’armée avait été épargnée en 1968, dans les années qui suivent, elle fait l’objet de nombreuses attaques, à commencer par celles d’une jeunesse insoumise qui n’entend pas se laisser enrégimenter et accepter sans sourciller la loi Debré abrogeant le sursis au service militaire pour cause d’étude au-delà de 21 ans. À l’extérieur comme à l’intérieur des casernes, la colère gronde. De nombreux incidents, souvent étouffés par les autorités, font trembler l’institution militaire. Des livrets militaires sont brûlés, des casernes sont bloquées à l’aide de barrières de barbelés, des intrusions, des violations d’enceintes protégées et des distributions de tracts antimilitaristes sont signalées. C’est le cas à Brest, Angoulême et Libourne où les casernes sont investies par des étudiants. Au-delà du Rhin à Heidelberg, formée à la guérilla urbaine par des mouvements de libération, la Fraction Armée Rouge (RAF) revendique le 15 juillet 1972 la destruction de l’ordinateur central de l’armée américaine qui pilote les bombardements au Nord-Viêt-Nam. Derrière la contestation de l’armée et de ses tendances impérialistes, c’est tout une critique du complexe militaro-industriel qui voit le jour ainsi que la collusion entre savoir et pouvoir. 

            Les projets de grande envergure qui nécessitent l’emploi de gigantesques machines, la mise à contribution de l’industrie lourde et le soutien financier de l’État sont vivement décriés. En 1969, lorsque débutent les travaux d’édification d’une immense tour hertzienne sur le massif de la Sainte-Baume à deux pas de Marseille pour les besoins de l’armée de l’air, un camion et un compresseur d’une valeur de plus d’une centaine de milliers de francs sont détruits à l’explosif. La colère des riverains est d’autant plus vive que le passage des bulldozers impose un élargissement des petites routes de montagne. Pour éviter les éboulements, après avoir rasé la végétation, une colle composée de polystyrène expansé est déversée sur la terre éventrée par les services en charge des travaux. Un an plus tard, considérant que les paysans doivent être remplacés par des machines armées de pulvérisateurs de pesticides et se moderniser à marche forcée, l’émission « Adieu coquelicots » suscite l’ire des agriculteurs. Il est d’ailleurs bon de rappeler que le passage d’une agriculture paysanne à une agriculture industrielle ne s’est pas fait sans heurts et sans résistances. Au lendemain de l’émission, dans le Midi, des relais hertziens sont sabotés à l’explosifs par des paysans en colère. Le long de la Seine en région parisienne, André Dupont, dit Aguigui Mouna, philosophe sans-abri et antimilitariste convaincu s’oppose aux projets d’aménagement autoroutier qui suppose la destruction de nombreux logements ainsi que de la coulée verte, un espace végétalisé le long du fleuve. Dans les années 1970 en France comme en Allemagne dans le quartier de Kreuzberg, on observe le même phénomène de luttes urbaines qu’au Pays-Bas avec le mouvement des Provos commencé cinq ans plus tôt contre la crise du logement causée par de nouvelles politiques urbaines au service du développement de l’industrie automobile. Tandis qu’à Paris les manifestants défilent à vélo contre la construction de la voie express sur les berges de la rive gauche de la Seine, à Amsterdam, des actions de sabotage sont mises en place pour entraver les travaux préparatoires dans l’ancien quartier de Nieuwmarkt. Une série de générateurs d’électricité sont par exemple détruits par des groupes d’action de quartier. »


🔺 Nous vous rappelons que nous publions le nouveau livre de Derrick Jensen, Endgame (t. 1) : Le problème de la civilisation. Pour nous aider à promouvoir ces textes inédits et aider ainsi le travail d’une maison d’édition indépendante, vous pouvez contribuer à son financement participatif en précommandant l’ouvrage avant sa parution en novembre 2023.

https://docs.google.com/document/d/1ndrpPKawHqKODr-HrNdl0