L’agro-industrie en Bretagne

Intimider ceux qui critiquent l’agro-industrie est systémique

Nicolas Legendre est journaliste, fils de paysans bretons, correspondant du Monde en Bretagne depuis 2016. Le 29 novembre, il a été couronné par le prix Albert Londres — qui récompense l’excellence journalistique — pour son livre Silence dans les champs (2023). Fruit de sept ans de travail, cette enquête sidérante décortique les arcanes de l’agro-industrie bretonne. Néfaste pour les écosystèmes, destructeur pour les paysans, ce système fleurit sur les menaces et les intimidations.


Reporterre — Comment vous êtes-vous intéressé à l’agro-industrie bretonne ?

Nicolas Legendre — En tant que correspondant pour Le Monde, j’ai rencontré beaucoup d’agriculteurs et d’agricultrices qui me parlaient de leur malaise, de leur perte de sens. J’ai également rencontré des gens de l’intérieur de la machine agro-industrielle. En théorie, ils n’étaient pas censés se montrer critiques du système agro-industriel mais, l’anonymat aidant, certains finissaient par me dire ce qu’ils pensaient vraiment. Je me suis retrouvé face à des gens de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitant agricoles) ou de chambres d’agriculture qui me parlaient comme des militants d’Eau et rivières [une association de protection de l’environnement]. Je suis tombé de ma chaise.

J’ai également rencontré deux syndicalistes avec une grande expérience du milieu en Bretagne. Il était question de pratiques d’influence, de menaces envers des paysans ou des syndicalistes qui exprimaient une position critique vis-à-vis du modèle agricole dominant. Ça pouvait aller jusqu’au sabotage de ferme. Je suis à nouveau tombé de ma chaise.

Le productivisme agricole, racontez-vous dans votre livre, est parvenu à s’imposer comme une religion en Bretagne. Comment ?

C’est une croyance très forte plutôt qu’une religion structurée, au sens où il n’y a pas de grand prêtre, de livre sacré, que ce mouvement n’est pas univoque. Mais l’Église, qui était très puissante en Bretagne dans les années 1950 et 1960, n’y est pas étrangère. Avec certaines structures gravitant autour d’elle, elle a contribué à porter cette idée de progrès à travers l’avènement de l’agriculture moderne. Je pense à la Jeunesse agricole catholique qui a formé certains notables de l’agro-industrie.

Et puis les Trente Glorieuses, c’était toute une époque. Il y avait cette volonté puissante de s’extraire d’un monde ancien pour aller vers un monde nouveau. Cette idée s’est imposée sans que les externalités négatives ne soient jamais présentées – en partie parce qu’on ne les connaissait pas à l’époque, et parce que la biodiversité n’était même pas une question, à part pour quelques naturalistes pionniers.

Un des leaders agricoles de l’époque cité dans votre livre, Alexis Gourvennec, parlait des petits paysans comme des « minables »

Elle résume bien ce que doit être, selon lui, la structure de la paysannerie en France : il faut des gros, qu’ils se battent parce que l’on se trouve dans un combat, voire une guerre. Et l’on ne peut pas se permettre de s’encombrer avec des soldats qui ne sont pas en phase, blessés ou peu vaillants. Ceux-là doivent quitter le navire d’une façon ou d’une autre. C’est symptomatique d’un certain rapport au monde, vu à travers un prisme très économique. Il est peu question des écosystèmes, quasiment pas de biodiversité, de tout un tas de choses qui font aussi la vie.

Votre livre se penche sur le rôle déterminant des coopératives dans le maintien du système agro-industriel breton. Comment contribuent-elles à enfermer les paysans dans ce modèle ?

Les coopératives sont nées dans les années 1960, principalement sur une idée de mise en commun, d’acheter et de vendre ensemble pour être plus forts. C’est une idée qui peut paraître brillante.

Mais les coopératives se sont fait prendre très vite dans le tourbillon du capitalisme mondialisé. Elles se sont bouffées entre elles. Certaines ont fait faillite, d’autres ont grossi, et elles ont accepté – peut-être n’avaient-elles pas le choix – les règles du marché : le capitalisme mondialisé, le néolibéralisme, ainsi que des logiques de concentration, de standardisation, de rationalisation industrielles et pétrochimiques. Elles ont tellement grossi que certaines d’entre elles – pas toutes – sont devenues des multinationales. On parle de milliards d’euros de chiffres d’affaires, avec des milliers de salariés et d’adhérents.

C’est très difficile d’impulser un modèle différent parce que certaines coopératives se maintiennent financièrement à flot grâce aux services et aux produits qu’elles vendent aux paysans. Si elles ne vendaient plus d’engrais et de pesticides de synthèse, leur chiffre d’affaires en prendrait un coup. D’une certaine façon, le système s’autoverrouille.


Des éleveurs interrogés dans le cadre de votre enquête se disent « asservis » à leur coopérative. Le chercheur Xavier Hollandts parle même de « relation féodale, voire d’esclavagisme »…

Il y a différents types de liens entre les éleveurs, les agriculteurs et leurs coopératives. Ce n’est pas uniforme. Mais souvent, les éleveurs sont liés par plusieurs contrats à leur coopérative, avec des obligations de livraison. Certains doivent utiliser les animaux livrés par la coopérative, les services vétérinaires de la coopérative, les aliments fournis par la coopérative… Des paysans se retrouvent avec une liberté d’action très limitée dans leur propre ferme, tout en devant investir sans arrêt.

Le système agro-industriel implique des infrastructures importantes et des machines adaptées. Au bout d’un moment, elles ne sont plus aux normes, et il faut réinvestir. On se retrouve avec des paysans et paysannes liés par contrat à leur coopérative, et qui sont, en même temps, financièrement pris en tenaille, voire étranglés, par des investissements extrêmement lourds. Dans un certain nombre de cas, la coopérative peut servir de banque ou d’équivalent, via des avances ou des différés de paiement. Elle devient à la fois un fournisseur exclusif et une financeuse. Et là, l’étau se resserre.


Vous avez recueilli près de cinquante témoignages d’hommes et de femmes qui disent avoir subi des menaces, voire des sabotages, pour s’être opposés aux règles du système agro-industriel breton. Certains racontent que leur coopérative leur a livré des animaux en mauvaise santé ; d’autres que leurs roues de voiture ont été déboulonnées… Ces intimidations sont-elles systémiques ?

Depuis la sortie du livre, on doit être entre cinquante et cent témoignages. Est-ce que c’est systémique ? Oui. Mais je ne pense pas que ce soit systématique. J’ai aussi des exemples de paysans et paysannes qui ont critiqué la stratégie de leur coopérative, de leur syndicat majoritaire ou de leur banque, et qui n’ont pas eu de problème. Mais les témoignages de pression sont nombreux.

Il est difficile de tenter une généalogie de cette brutalité latente. Ma lecture des choses, c’est qu’à partir du moment où on considère que l’alimentation est une marchandise comme une autre et que l’agriculture fait partie de la guerre économique, cette brutalité liée à la compétition mondiale redescend en cascade aux niveaux local et ultralocal, à travers les institutions, les entreprises, les acteurs du monde agricole qui sont tous mis sous pression. Ça se diffuse partout, et ça trouve un terreau propice parce que le monde agricole est un monde qui est dur au mal, avec bien sûr des solidarités, mais aussi cette dureté inhérente à la terre, à la ruralité.

Ça a nourri d’année en année des pratiques qui relèvent de formes de violence très différentes, physiques, psychologiques ou matérielles. Et tout ça a d’autant plus prospéré que ça a été couvert par le poids du silence.


Peut-on parler, comme certaines de vos sources, de « mafia » ?

Je l’ai entendu 200 fois. Je pense que ce terme est imprécis et inexact. Ça n’est pas la ’Ndrangheta. Le sociologue Ali Romdhani parle « d’ordre social breton ». C’est une expression très juste, qui permet de décrire cette situation où des acteurs et des entités font partie d’un tout et ont tous, globalement, intérêt à ce que le système dominant perdure. Et pour ce faire, ils vont mettre en place des stratégies légales – d’influence, de lobbying auprès des élus et de l’Europe… –, et parfois illégales. Le résultat n’est pas forcément de faire taire tout le monde, mais de provoquer l’autocensure chez la majorité.


Avez-vous, à l’instar de la journaliste Morgan Large, subi des pressions ?

Je n’ai pas eu d’ennuis pendant mon enquête. Peut-être parce que j’avais pris quelques précautions, peut-être aussi parce que mes confrères et consœurs ont, hélas, essuyé les plâtres.

Depuis la sortie de l’enquête, ça a secoué. Des élus en Bretagne se sont exprimés dans la presse et dans l’hémicycle du Conseil régional, les uns en disant que j’étais un pompier pyromane, les autres que je peignais un tableau partial… Les Z’homnivores, un lobby agro-industriel breton, a publié une note de synthèse juste avant la parution du livre. Ils y dénigrent mon travail, me décrédibilisent en disant que je veux la fin de la production alimentaire en Bretagne, que je suis un journaliste à scandale. Ça dit des choses sur la fabrique du mensonge, sur la mécanique du déni et les forces de lobbying.

Mais ce que je dis dans le livre se vérifie. Certains élus me contactent de manière informelle. Ils ne vont pas dire publiquement que le modèle connaît des impasses majeures, mais saluent mon travail en m’appelant.


Est-il encore possible de faire évoluer le système agricole breton ?

On a tous les ingrédients pour créer autre chose. Depuis les années 1950, des pionniers montrent qu’une agriculture différente est possible. L’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) a validé des démarches alternatives. D’autres institutions françaises et mondiales ont fait de la prospective pour nous dire comment faire pour avoir une agriculture sans pesticides à l’horizon 2050. On pourrait avoir encore plus d’éléments si on réarmait la recherche agronomique dans ce sens.

Seulement, il faut le vouloir. Ce n’est pas la direction qu’on a prise depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir. En 2015-2017, un virage possible, progressif et négocié était possible. Depuis 2017-2018, on a assisté à un réarmement idéologique du modèle agricole dominant et des acteurs qui gravitent autour.


Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

J’ai suivi ce qui s’était passé à Sainte-Soline, ou la création de la cellule Déméter. Ça peut avoir du sens de protéger les agriculteurs contre des agressions. Mais le problème est que cette cellule lutte aussi contre les attaques idéologiques. On passe dans un autre registre.

La vision du monde et du vivant portée par les mouvements écologistes est fondamentalement différente de celle portée par les tenants du modèle dominant. À force de ne pas choisir, de dire que toutes les agricultures pouvaient cohabiter, on a attisé les tensions entre ces deux mondes antagonistes. Des plaies sont ouvertes dans le monde conventionnel mais aussi en bio. Ils tirent aujourd’hui la langue parce qu’ils n’ont pas été assez soutenus, parce qu’on a considéré le bio comme un marché comme un autre. On n’a pas préparé l’avenir.

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Silence dans les champs ; Nicolas Legendre ; ed. Arthaud