Sans le féminisme, les hommes ne se comprennent qu’à moitié

« Moi, je suis féministe, à 100 %. »

Combien d’hommes « progressistes »  le répètent fièrement ? Un peu d’humilité, messieurs ! C’est ce que nous dit le sociologue canadien Francis Dupuis-Déri, auteur de Les Hommes et le féminisme. Faux amis, poseurs ou alliés ?

Chercheur et professeur à l’université du Québec à Montréal, Francis Dupuis-Déri veut regarder les hommes tels qu’ils sont aujourd’hui. Certains machistes et réactionnaires, d’autres banalement virils, ou d’autres, enfin, proféministes. Et un peu tout cela à la fois. Depuis plusieurs années, il travaille sur ce que les masculinités provoquent en termes d’inégalités et d’oppression, autour d’une réflexion plus globale sur la radicalité.

On parle beaucoup des masculinistes, de leurs pratiques, de leurs organisations. Les attitudes problématiques des hommes qui soutiennent le féminisme ont-elles été trop laissées de côté ?

Les hommes proféministes ont été étudiés par Alban Jacquemart dans son livre Les Hommes dans les mouvements féministes. Socio-histoire d’un engagement improbable (2015), ou encore par Benoîte Groult dans Le Féminisme au masculin (1977). De mon côté, ce sont mes expériences dans les milieux féministes militants et universitaires qui m’ont amené à me questionner sur les hommes proféministes et à prendre mes distances avec une perspective candide et enthousiaste, qui estime qu’il suffit de vouloir être juste pour l’être réellement. J’ai donc questionné cette position paradoxale, même s’il y a toujours des individus qui se trouvent là où on ne penserait pas les trouver, dans une société inégalitaire traversée de conflits sociaux. Je voulais analyser ces attitudes de manière critique, mais aussi rappeler les différents points de vue des féministes à ce sujet et les expériences diversifiées d’hommes afro-américains, gays, trans, etc.

Pourquoi est-il important d’insister sur le fait qu’un homme ne peut être qualifié d’« homme féministe » mais humblement d’« allié », ou d’« auxiliaire » du féminisme ?

Déjà, pour marquer une distance entre les hommes et le féminisme, et souligner qu’il s’agit d’un mouvement avant tout par les femmes et pour les femmes. Cela dit, certaines féministes encouragent les hommes à se dire « féministes ». On connaît aussi d’autres expressions, comme « antisexiste » ou « antipatriarcal ».

Les proféministes ne sont pas de parfaits agents de la révolution féministe. Comment se manifestent leurs contradictions ?

Pour illustrer ces contradictions, j’ai repris des catégories proposées par d’autres universitaires, comme l’attitude du « poseur », qui connaît les théories et les concepts féministes et peut même les expliquer aux féministes en précisant qu’elles les ont mal compris, mais qui ne les applique pas lui-même avec les femmes. Il y a aussi l’« initié », plus actif puisqu’il met la théorie en pratique, mais il s’en sert aussi pour se sentir supérieur aux autres hommes, ce qui lui évite de constater qu’il peut être problématique. Une troisième catégorie, c’est l’« humaniste », qui encourage les féministes à dire qu’il faut parler d’égalité en général, et pas seulement entre les hommes et les femmes. Ce faisant, il dissout la spécificité du féminisme et se place lui aussi au-dessus de la mêlée. Enfin, l’« autoflagellateur » se sent coupable d’être un homme, s’apitoie sur son propre sort au point où des féministes doivent le consoler.

Ces catégories ne sont pas figées. Dans la même journée, un homme proféministe peut passer d’une attitude à une autre…

Exact. Et ce n’est pas une question d’être une bonne ou une mauvaise personne, puisque ces attitudes ont des significations politiques et que les féministes les considèrent comme problématiques pour différentes raisons.

Ces contradictions sont-elles encore plus pernicieuses dans la mesure où un homme peut se montrer proféministe dans l’espace public et être sexiste et inégalitaire dans la sphère privée ?

En effet. La vie privée se mélange ici à la vie publique bien plus que dans d’autres luttes, par exemple dans le cas du patron qui, en principe, ne cohabite pas avec ses employés et ne partage pas avec eux les repas, le lit, la sexualité, les enfants, etc. Des féministes matérialistes, comme Christine Delphy ou Paola Tabet, se sont intéressées particulièrement à la répartition du travail dans l’économie domestique. Ce qui peut sembler si superficiel, comme le ménage ou le repas, doit être analysé en termes d’exploitation de la force de travail – énergie et temps – de l’autre (Pour une théorie générale de l’exploitation,de Christine Delphy). Les inégalités dans le couple hétérosexuel s’accentuent d’ailleurs lorsque arrive le premier enfant. Sans oublier l’enjeu du consentement et des violences sexuelles, mis en lumière par la vague #MeToo.

Vous rappelez des statistiques qui montrent que le partage des tâches ménagères évolue très peu. Faut-il s’en étonner, alors que les publications sur des masculinités alternatives se multiplient, tout comme la critique du sexisme qui est beaucoup plus ouverte ?

Plusieurs raisons expliquent cette stabilité. La première, c’est que les hommes ont réellement un avantage à éviter ce travail domestique. Emma, en bande dessinée (voir sa BD Fallait demander), ou François de Singly, dans ses travaux de sociologie, ont montré toutes les stratégies de résistance et de sabotage des hommes pour ne pas faire le travail domestique, mal le faire ou pour que notre conjointe finisse par le faire. Une politologue québécoise, Stéphanie Mayer, considère que les conflits dans les couples hétérosexuels sont inévitables précisément en raison de cette inégalité. Or, qui dit inégalité dit conflit. Les femmes initient souvent ces conflits, assumant alors un fardeau supplémentaire. Voulant être moins exploitées, les femmes passent pour des « emmerdeuses », ce qui nous évite de nous remettre en question.

Être proféministe, c’est assumer qu’il y a des coûts à notre engagement.

Bien souvent, on réagit d’abord à la critique par entendre, mais sans comprendre. Ensuite, on comprend, sans accepter. Puis on accepte, mais sans changer. Et, enfin, on change ! Mais le lendemain, tout est à recommencer. La seconde raison de cette inégalité qui perdure, c’est que l’on reste socialisé avec des modèles de femmes s’occupant des enfants, tandis que les hommes ont plus de temps libre, même sans emploi. Certes, il y a de plus en plus de publications qui mettent en avant d’autres formes de masculinité, mais il y a aussi sur le web toute cette propagande viriliste, misogyne et antiféministe, un véritable contre-feu face aux avancées du féminisme.

Vous écrivez : « Les hommes commencent à militer pour le féminisme bien souvent sous l’influence d’une femme. » Les hommes sont-ils incapables de se débrouiller par eux-mêmes ?

Le fait que ce soit par des femmes de notre entourage que l’on s’éveille à ces questions-là me semble plutôt normal, puisqu’il y a beaucoup de choses que l’on ne voit pas ou dont on ne saisit pas le sens. Sans le féminisme, les hommes ne se comprennent qu’à moitié. L’influence des femmes se présente ici de deux manières : par l’empathie envers celles qui vivent des injustices du fait d’être femme, et par le rapport de force quand des féministes contestent notre pouvoir et nos privilèges masculins.

L’une des clés de la révolution des masculinités consiste-t-elle en une forme de « surveillance », ou de « vigilance », des hommes entre eux sur leurs dérives sexistes ?

Être proféministe, c’est assumer qu’il y a des coûts à notre engagement, et non pas juste des bénéfices ou des avantages. Un des coûts, selon moi, c’est de rompre la solidarité avec d’autres hommes misogynes ou antiféministes, soit des amis, des frères, des collègues et même des supérieurs hiérarchiques. Rompre ces liens signifie qu’on s’exclue soi-même de ces relations confortables et avantageuses. Si, le plus souvent, les hommes font corps ou ne disent rien dans des situations très problématiques, y compris d’agressions sexuelles, c’est justement qu’on ne veut rien perdre.

La révolution des masculinités n’est-elle possible que si les hommes se délestent de privilèges ?

Oui, et c’est peut-être ce qui explique le faible nombre d’hommes proféministes ! Il y a toutefois des sujets sur lesquels les hommes progressistes n’hésitent pas à s’engager, par exemple l’avortement, car on sait qu’on peut en tirer un avantage. Certains peuvent même faire pression sur leur conjointe enceinte, s’ils ne veulent pas d’enfant. « Ton corps, ton choix », oui d’accord, mais faut aussi penser à moi, ma liberté, mon avenir ! Aujourd’hui encore, les femmes prennent le plus souvent la contraception en charge. Défendre la dignité et les droits des travailleuses du sexe n’est pas non plus très exigeant, disons, pour un homme progressiste.

Vous fournissez un mode d’emploi sur « quoi faire et ne pas faire » quand on veut être proféministe. Vous constatez que, d’un côté, les hommes parlent trop pour ne rien dire, et, de l’autre, ils ne parlent pas assez, en particulier de leurs émotions. Les hommes ont-ils un problème avec le silence ?

Ce sont les hommes qui parlent le plus dans les assemblées parlementaires et syndicales. Des hommes proféministes peuvent aussi trop parler dans l’espoir d’être admirés par des féministes. Est-ce mon cas ? Par ailleurs, on entend que le féminisme est bon pour les hommes parce qu’il nous libérerait d’un carcan viriliste qui nous enferme dans un mutisme par rapport à nos émotions. C’est vrai en partie, mais il y a bien des émotions légitimes quand ce sont les hommes qui les expriment, et illégitimes quand ce sont les femmes qui les expriment, comme la colère. La colère masculine est combative, affirmative et signe la preuve d’une forte personnalité. Quant aux femmes en colère, elles sont jugées hystériques. Enfin, exprimer ses émotions n’inscrit pas nécessairement un rapport égalitaire à l’autre.

Jusqu’à quel point est-il possible de dénoncer le patriarcat en tant que système oppressif pour les hommes, sans passer pour celui qui veut complaisamment s’en plaindre ?

Les injonctions à la virilité peuvent être source de souffrance et les hommes stigmatisent parfois violemment ceux qui n’apparaissent pas suffisamment virils. Mais la sociologue Raewyn Connell, qui a inventé les notions de masculinités hégémonique et subalterne, rappelle que la masculinité n’a de sens que si elle est réfléchie toujours en relation avec les femmes, présentes ou non (comme en prison). Le masculin n’a de sens qu’en lien avec le féminin, et les violences entre hommes que dans le rapport général avec les femmes.

Les organisations qui se prétendent souvent « antisexistes » ne se mobilisent que rarement sur les causes féministes.

Vous dites dans votre ouvrage qu’un homme s’émancipe lorsqu’il réduit son pouvoir – contrairement à l’empowerment des femmes. Pourquoi cette proposition est-elle encore souvent absente dans les luttes anticapitalistes ?

C’est une hiérarchie de luttes très ancienne. Dès le XIXe siècle, des syndicats révolutionnaires s’opposaient à l’entrée des femmes dans le salariat et même dans des organisations syndicales. Aujourd’hui, les organisations qui se disent « révolutionnaires » se prétendent souvent « antisexistes », mais ne se mobilisent que rarement sur les causes féministes, car il y en aurait toujours d’autres prioritaires : la prochaine manif, le prochain congrès, la prochaine élection, etc. Les féministes entendent ce discours depuis bientôt deux siècles. Et je ne parle même pas des agressions sexuelles, alors qu’on excuse si souvent l’agresseur et qu’on discrédite les femmes qui l’accusent et soutiennent la victime. Et voilà une autre cohorte de militantes qui s’en vont !

J’ai beaucoup milité contre les violences policières, mais jamais je n’ai entendu des militants remettre en doute la parole d’une victime de la police : « Attention à la justice populaire, même la police a droit à la présomption d’innocence ! » ou « Il faut aussi écouter le point de vue de la police » ou « Oui, il a reçu un coup de matraque, mais il l’a un peu cherché car il était saoul et se promenait avec un tee-shirt “Fuck the police !” » Non, jamais on n’entend ça au sujet des violences policières, alors que pour les agressions sexuelles, oui. Le cas d’Adrien Quatennens, député La France insoumise, est un cas d’école : son chef qui se prétendait féministe, Jean-Luc Mélenchon, a pris sa défense publiquement dès qu’il a été dénoncé par des femmes.

Certaines féministes expliquent qu’il y a un intérêt rhétorique à insister sur le fait que le féminisme peut être bon pour les hommes, et qu’il ne s’agit pas que d’une défaite pour les hommes. Ne peut-on pas considérer, au contraire, qu’il y a urgence, pour les hommes, à accepter la défaite heureuse ?

C’est bien ma vision. Les aristocrates ont évidemment perdu bien des avantages, avec la révolution républicaine, et les hommes perdent avec la révolution féministe. Mais quelques aristocrates essayaient de faire passer leurs principes égalitaristes avant leurs intérêts, et c’est aussi ce qu’essaient de faire des hommes proféministes. L’objectif politique, selon moi, est de faire advenir une anthropologie nouvelle où les hommes et les femmes se considèrent avant tout comme des êtres humains, sans que le genre ait une quelconque signification politique en termes de pouvoir, de valeur individuelle, de division du travail, de contrôle des ressources, de violence.

politis.fr

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Coupable

Signataire de la tribune « N’effacez pas Gérard Depardieu » parue dans Le Figaro, je mesure chaque jour mon aveuglement et je veux le dire clairement. Oui, ma signature était un autre viol.

Je veux être clair face à une situation envenimée qui fait souffrir de toutes parts.

J’ai souvent manifesté mon amitié et mon admiration pour Gérard Depardieu, dans le même temps je n’ai jamais caché mes combats politiques. Je n’ai jamais manqué de défendre celui des femmes, mais ces derniers jours, sans doute trop touché par des amalgames, des empilements de jugements à la hâte, j’ai mal lu et signé cette pétition emphatique et sans discernement initiée par des gens malhonnêtes et dangereux et qui ignore gravement le vrai débat. « Il fallait y penser plus tôt », écrit Charlotte Arnould.

Je mesure chaque jour mon aveuglement. J’ai par réflexe d’amitié signé à la hâte, sans me renseigner, oui j’ai signé en oubliant les victimes et le sort de milliers de femmes dans le monde qui souffrent d’un état de fait trop longtemps admis. L’écartèlement entre les devoirs de l’amitié et ceux de l’homme, du père et du citoyen aurait pu encore m’aveugler si je n’avais vu de mes propres yeux, vu et entendu ces derniers jours une femme exprimer une violence, une émotion, un déchirement, un désespoir que je ne mesurais pas. J’ai saisi ce que pouvait signifier la douleur qui ne se refermera jamais. Dans le livre collectif Moi aussi je lisais que les survivantes sont les seules à pouvoir comprendre les autres survivantes.  Je le sais à présent.

Ma signature était un autre viol.

Je me sens totalement solidaire du combat de toutes ces femmes, mais je ne veux plus participer à des condamnations médiatiques, publiques, mal maîtrisées, et Gérard Depardieu ne doit pas devenir le symbole de ce qu’il faut combattre. Les plaintes déposées doivent être jugées.

Si l’on a été coupable d’accepter des comportements désormais inacceptables sur les plateaux de cinéma et de théâtre, alors oui je fus coupable.

Malgré l’amour ou l’admiration que ses amis, sa famille et la famille du cinéma lui portent, nous ne devons pas empêcher la vérité d’éclore, et nous ne devons pas user de notre pouvoir pour empêcher les consciences de s’ouvrir, pour le bien et la paix de toutes et tous.

Jacques Weber, le 1er janvier 2024 ; sur son blog à mediapart