Vers un techno-capitalisme totalitaire
Un article de Fabien Lebrun – Auteur de : On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique, (Lormont, Le Bord de l’eau, 2020) – paru dans la revue Illusio n° 20
Cet article interroge la domination totalisante, créée seulement en deux décennies, des compagnies mondiales de l’information et de la communication connues sous le sigle GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), qui représentent en partie le capitalisme à son stade numérique. GAFAM qui renvoient ici à une définition plus générique de l’économie numérique, au même titre que les NATU, BATX, start-ups et autres licornes. Mon propos est d’esquisser les formes de propagande et de surveillance contemporaines, sur quoi elles reposent, en quoi elles convoquent le concept de totalitaire, et quels modèles de société elles préfigurent.
La capacité des GAFAM à s’imposer dans la vie quotidienne a pour conséquence un pouvoir historique, devenus les nouveaux maîtres du monde, plus puissants que les États, de par leur mainmise sur la quasi-totalité de l’instance technologique ou de ce que Lewis Mumford appelait la mégamachine. Les GAFAM ont investi dans des secteurs autres qu’Internet : santé, distribution, automobile, sécurité, agriculture, conquête spatiale, jusqu’aux industries et technosciences dites convergentes que sont les nanotechnologies, biotechnologies, informatique, intelligence artificielle, réunis sous le sigle NBIC en référence au programme transhumaniste.
Tout est généré, récupéré et finalement approprié par les GAFAM.
Leur propagande est avant tout propagande de leur modèle économique qui tend vers « une propagande totale », dirait Jacques Ellul. Ce pouvoir représente dans le même temps de nouvelles formes de désinformation et de manipulation, d’influence et de propagande, et, bien entendu, de nouvelles formes de contrôle et de surveillance.
Venons-en aux conditions de faisabilité et de réalisation de la propagande numérique, pilier de cette domination élargie. Étudier aujourd’hui la propagande nécessite inévitablement d’étudier la surveillance – chacune massifiée et individualisée. C’est la surveillance qui détermine et rend possible la propagande actuelle, par exemple à l’œuvre lors de récentes campagnes électorales. Pensons à l’affaire de Cambridge Analytica, nom de la société qui a contribué à mettre au pouvoir Donald Trump en 2017, bénéficiant de techniques d’orientation des opinions (87 millions de citoyens états-uniens concernés, comme l’a admis Mark Zuckerberg) à partir de l’exploitation de données numériques obtenues via Facebook, ciblant des électeurs qualifiés d’« indécis ». Autre affaire notable : celle du lanceur d’alerte Edward Snowden qui a révélé en 2013 le système de surveillance de tous les citoyens états-unien établi par la NSA (National Security Agency).
Ces deux scandales sont typiques d’une nouvelle forme de surveillance apparue avec le techno-capitalisme, condition sine qua non de la propagande numérique, et ce à deux titres. Dans un premier temps, d’ordre politique, par la captation et la rétention des informations laissées par les individus via les nouveaux outils de communication : requêtes sur moteurs de recherche, mails, appels téléphoniques, textos, visionnage de vidéos, post sur les réseaux sociaux, tweet, photos. Jusqu’aux moindres actions prises en charge par les multiples applications permettant de connaître précisément les citoyens en termes d’opinions politiques, de confession religieuse, d’orientation sexuelle, de préférences culturelles, etc. Émerge ici un nouveau régime de propagande. Des statistiques de masse et de probabilités grossières, on passe à une propagande individualisée, précise, invisible et incessante.
Plusieurs critiques ont dénoncé ce système de surveillance qui s’érige dans de nombreux pays, mêlant États et multinationales numériques.
Depuis le début des années 2000, militants et intellectuels déplorent l’avènement d’un nouveau Big Brother, en référence à la dystopie de George Orwell 1984, décrivant un régime totalitaire qui surveille tout un chacun. D’autant plus que le pouvoir des GAFAM ne permet pas seulement de contrôler une population entière et ainsi conserver le pouvoir, mais également de le gagner par une propagande de type nouveau : les Présidents états-uniens en sont de tristes exemples. Avant Trump, Barack Obama est le premier à gagner une élection présidentielle avec le soutien des GAFAM et leurs nouvelles techniques de propagande que sont le microciblage comportemental, le microprofilage, le géociblage, l’étude de la personnalité via la psychométrie, réalisés avec des psychologues, des experts politiques et des data-scientifiques.
Voici pour l’aspect politique, mais nous n’en sommes qu’à la moitié du raisonnement. La domination des GAFAM va bien au-delà : à la surveillance politique, policière et sécuritaire, électorale et politicienne, il faut ajouter la surveillance économique et marchande – là se trouve l’autre grande contre-révolution des GAFAM. En effet, ce qui fait le cœur de leur réussite, leur raison d’être économique et industrielle, ce sont les données personnelles des utilisateurs connectés, les traces numériques laissées derrière chaque clic, les fameuses data qualifiées par divers analystes comme la nouvelle matière première à extraire, le pétrole de demain, sur lesquels les gains futurs sont projetés.
Nick Srnicek définit le capitalisme du XXIe siècle par cette extraction de données réalisée par les plateformes numériques. Celles-là, s’accumulant par milliards à la seconde, sont captées et conservées dans des data centers qui forment le cloud ou le Big Data. Elles sont ensuite analysées et traitées en tant que potentielle valeur marchande. Deux juristes écrivent qu’en 2020, « on estime à 1 000 milliards d’euros, soit à 8 % du PIB européen, la valeur produite par les données en Europe. Le modèle d’affaire, “l’or noir” de l’Internet, c’est le data to value, soit rassembler les informations numériques laissées dans le sillage de la navigation ; réaliser des sociotypes des internautes ; les cribler de manière permanente de messages publicitaires pour, ultimement, déclencher le clic d’achat ».
Que cela signifie-t-il ? Tout d’abord, que les GAFAM ont altéré le capitalisme pour en faire un capitalisme de surveillance au XXIe siècle. Ce dernier passe par une destruction de la vie privée devenue marchandise suprême, au cours de la production existante et à l’origine de nouvelles marchandises. La valeur marchande se retrouve donc indexée à partir des données personnelles, devenues l’essence, le moteur du capitalisme. Les GAFAM misent sur celles-ci en tant que marché décisif dans l’actuelle guerre économique, également nommée guerre de l’attention.
Deux exemples pour s’en convaincre. Premièrement, en répondant à la question suivante : où se trouvent nos données et comment sont-elles gardées ? Le cloud, ce « nuage » de données dit immatériel, cache un stockage bien physique, dans un arsenal de hangars protégés comme des bases militaires et interdits d’accès aux journalistes. Toutes les données sont copiées et stockées dans ces bâtiments industriels posés aux quatre coins du monde et reliés au réseau, inaccessibles au public. Des espaces ultra-sécurisés, par exemple en plein cœur de Paris dans un abri antiatomique à 25 mètres sous terre, protégeant ce matériel indispensable à la propagande contemporaine que constituent les données, sa substance même. Et qui détient ce coffre-fort intouchable ? Les GAFAM évidemment, en l’occurrence Amazon qui s’est positionné sur ce marché juteux jusqu’à être propriétaire de 50 % des data centers dans le monde.
Deuxièmement, l’argumentaire d’un avocat de Google suite à la demande de citoyens de supprimer des informations demeurées sur la Toile contre leur volonté. Voici ses deux arguments : d’une part, l’innovation passe par l’exploitation des données, et on ne peut pas s’opposer à l’innovation, religion des temps modernes ; d’autre part, supprimer les données équivaudrait à supprimer de l’information, donc à de la censure.
Ces dires signifient explicitement que la vie privée est obsolète et davantage superflue. Avec le techno-capitalisme, le nouveau paradigme de surveillance et de propagande est le suivant : les données qui servent à profiler des électeurs et à truquer des élections sont les mêmes ou de même nature que celles qui servent à cibler des consommateurs et à créer de faux besoins afin de stimuler la consommation et la production. Elles sont vendues et/ou transmises par les GAFAM aux entreprises et aux autorités publiques qui les convoitent. Le secteur numérique a ainsi renouvelé le modèle publicitaire et la société de consommation, constituant en ce sens un nouveau stade du capitalisme, alimenté par le couple propagande et surveillance devenues chacune moyen et fin.
En conséquence, le citoyen-électeur se voit confondu avec son statut de consommateur-acheteur. Dans ce contexte, la démocratie devient un mot vide de sens. Le politique est délégué et pris en charge par les nouvelles technologies, la cité régie et pilotée par des algorithmes, la France assimilée à une start-up nation comme le souhaite Emmanuel Macron. De fait, le nouveau pouvoir des GAFAM consiste en une accumulation de puissance reposant sur une surveillance généralisée, systématique et systémique, pendant d’une propagande omniprésente. Aussi, la propagation et l’imposition du modèle numérique à tous les secteurs de l’économie signifient que l’économie dans sa totalité repose ou va reposer sur cette double surveillance/propagande, avec toutes les nouvelles données produites à l’avenir par l’Internet des objets et les gadgets connectés, par exemple le compteur électrique Linky qui fait face à une résistance citoyenne. De nombreux contemporains, de façon consciente ou inconsciente, volontairement ou involontairement, sont en train ou ont déjà renoncé à l’intimité et la confidentialité – cet espace à soi qu’on a mis tant d’années à arracher aux mains des pouvoirs constitués.
Chaque propriétaire d’un smartphone accepte ainsi d’être équipé de deux caméras, trois micros et de quoi être géolocalisé en permanence au mètre près. Nicolas Bérard rappelle « à quel point le détenteur d’un ordiphone s’expose à la surveillance. Les caméras et les micros de son appareil peuvent être déclenchés à distance […]. Utiliser un smartphone revient, potentiellement, à être suivi en permanence par un inspecteur hypermnésique qui filme, enregistre, note les déplacements. Ne parlons même pas de ce qu’il peut trouver à l’intérieur de l’appareil : liste des appels, textos, activité sur les réseaux », etc. Ce nouveau paradigme de surveillance et de propagande a de lourdes conséquences, puisque l’enjeu politique, sécuritaire et policier devient dans le même temps économique, industriel et commercial – et vice versa. Ainsi, étudier la surveillance et la propagande aujourd’hui ne peut plus se faire en séparant la dimension économique de la dimension politique, au risque de rester sur l’ancien modèle orwellien qui fait de la surveillance l’action seule d’un État fort, d’une terreur imposée par une dictature, typique d’une théorie traditionnelle du totalitarisme. C’est maintenant plus complexe que Big Brother puisque ce n’est pas l’État qui nous surveille – ou pas seulement –, mais un macro-système technique porté par les technologies numériques au service du fétichisme de la marchandise, propice à une domination impersonnelle.
De là pointe un nouveau risque pour la société, induit par cette fusion ou tout du moins cette porosité entre surveillance économique et surveillance politique, entre propagande économique et propagande politique, enchevêtrées comme jamais. C’est-à-dire que la surveillance est vectrice de croissance et d’accumulation du capital, le profit directement indexé sur le pillage de la vie privée. Au stade numérique du capitalisme, la valeur marchande passe structurellement par l’exploitation de la vie privée.
La vie numérisée, transformée en données et prise dans les rets de l’abstraction, devient ainsi la matrice du capitalisme contemporain. Autrement dit, pour se reproduire, le capital a besoin d’épier les individus, de tout savoir sur eux, chaque mouvement, chaque opinion – et ce à l’échelle mondiale. Cette surveillance qu’on peut qualifier de totalitaire n’est pas issue de la volonté de tyrans et de bureaucrates zélés à l’image d’un Big Brother. Elle n’est pas le résultat d’une action consciente et subjective d’horribles personnages, mais le résultat du fonctionnement objectif du capital, devenu objectivement totalitaire à l’ère numérique, de par sa dynamique propre, de par son procès de production en tant que tel. Ce qui n’a rien à voir avec un complot ou une terreur fasciste. Big data incarne plutôt une convergence ou une accumulation de domination économique et de domination politique se renforçant l’une et l’autre – soit une nouvelle domination de l’économie politique chère à Marx, dont le sous-titre de son ouvrage Le Capital est Critique de l’économie politique. Cette propagande technologique est en pleine auto-croissance. Elle avale tout, recouvrant et devenant le système même. Serge Tchakhotine disait d’ailleurs qu’une propagande réussie est « une propagande qui doit pouvoir se nourrir par elle-même ».
Cette fusion entre surveillance économique et politique redéfinit l’économie politique. Marx qualifiait le capital de sujet automate, de par sa compulsion de valeur illimitée et infinie et ce de façon exponentielle – condition sine qua non afin d’éviter son effondrement. Et c’est la propagande, fruit de la surveillance, qui le permet aujourd’hui avec des forces productives et des rapports de production altérés et déterminés par l’exploitation de données personnelles. Le techno-capitalisme apparaît alors de plus en plus incompatible dans son évolution et ses orientations futures avec toute forme ou conception démocratique, à moins de penser avec Herbert Marcuse que « la démocratie est le système de domination le plus efficace ».
En effet, la surveillance totale, concomitante de la propagande totale, accole dangereusement économie politique présente, dictature ou totalitarisme passés et nouvelles formes de criminalité. On parle à ce propos de marché noir, vol et expropriation de data, ou encore de trafic, racket, pillage et exploitation illégale de données personnelles. On est face à la nécessité de contrôler et de recueillir les moindres faits et gestes de millions d’individus afin d’augmenter le profit. Le moyen pour créer le maximum d’argent repose désormais sur une surveillance totale des individus et sur la propagande qui va avec. Surveiller, c’est valoriser, faisant dire à certains que « la lutte contre la surveillance est un anticapitalisme ».
Mais avec la valeur qui repose sur l’exploitation de la vie privée, le marché de la surveillance et de la sécurité devenu un pilier du capital, nous sommes de fait dans une impasse politique de taille, car le modèle politique dictatorial d’hier devient le modèle économique et commercial d’aujourd’hui et préfigure celui de demain, qui plus est criminel. Autrement dit, le capitalisme présent et à venir repose sur des pratiques et des organisations antidémocratiques passées. Une telle surveillance était inadmissible au sujet des fascismes du XXe siècle tant elle bafouait les libertés individuelles. Des milliers de gens sont morts à cause d’une surveillance similaire ou en se battant contre celle-ci. Aujourd’hui, par un grotesque renversement, c’est devenu une « chance commerciale » ou une « opportunité économique ».
Alors peut-on et doit-on parler de totalitarisme ? Cela pourrait paraître exagéré, inapproprié. Mais en parallèle des traçages et profilages numériques s’instaure un discours liberticide des représentants des GAFAM qui remet explicitement en cause le droit à la vie privée dans le monde numérisé qu’ils édifient et auquel tout le monde doit adhérer sous peine d’être suspect, voire criminel ou terroriste. Il devient donc interdit de s’opposer à leur propagande totale – propagande du capital.
À titre d’exemple, Éric Schmidt et Jared Cohen, les patrons de Google, donnent leur vision de l’avenir du terrorisme. Au cours d’un développement sous-titré « Interdits aux gens cachés », la sentence tombe. Pour eux, « au fur et à mesure que les terroristes développent de nouvelles méthodes, les stratèges de l’antiterrorisme devront s’adapter.
[…] Les gouvernements doivent décider, par exemple, qu’il est trop risqué que les citoyens restent “hors ligne”, détachés de l’écosystème technologique. […] Un gouvernement devra considérer qu’une personne qui n’adhérera pas du tout à ces technologies a quelque chose à cacher et compte probablement enfreindre la loi, et le gouvernement devra établir une liste de ces personnes cachées, comme mesure antiterroriste.
Si vous n’avez aucun profil social virtuel enregistré ou pas d’abonnement pour un portable, et si vos références en ligne sont inhabituellement difficiles à trouver, alors vous devrez être considéré comme un candidat à l’inscription sur cette liste. Vous serez aussi sujet à un strict ensemble de nouvelles régulations qui incluront un examen d’identité rigoureux dans les aéroports et jusqu’à des restrictions de voyage ».
Ainsi définie, c’est en Chine que s’est établie une dictature numérique , et plusieurs États s’en inspirent. En France, des sénateurs appellent de leurs vœux l’exportation du totalitarisme numérique chinois, non rassasiés par celui de la Silicon Valley. D’après eux, « si une “dictature” sauve des vies pendant qu’une “démocratie” pleure ses morts, la bonne attitude n’est pas de se réfugier dans des positions de principe.
Plus la menace sera grande, plus les sociétés seront prêtes à accepter des technologies intrusives et des restrictions plus fortes à leurs libertés individuelles ». Ne doutons pas que ce modèle de gestion de crise sera appliqué lors d’une prochaine pandémie, à l’occasion d’une crise climatique (stress hydrique) ou d’une crise énergétique (pénurie de gaz). En Europe, c’est de l’autre côté des Alpes que la tyrannie techno-politique croisée des GAFAM et des BATX semble la plus avancée, par exemple à Bologne ou à Venise, où ont été testées des licences à points pour des locataires de logements sociaux. C’est sans compter sur le portefeuille d’identité numérique en projet à la Commission européenne.
Nous faisons face à une dangereuse inversion parce que le droit à la vie privée, la lutte pour sa préservation, s’apparente à un crime d’après le cadre de penser et d’agir des pontes de la Silicon Valley. Ce type de positions est monnaie courante et largement assumé. Éric Schmidt le répétait d’une autre manière quand il affirmait en 2009 que « s’il y a des choses que vous ne voulez pas que d’autres apprennent, dans ce cas vous ne devriez pas les faire ». Zuckerberg s’illustrait également en la matière lors d’une conférence où lui était posée une question concernant le stockage de données et la protection de la vie privée. Il répondit : « je ne comprends pas votre question. Qui n’a rien à cacher, n’a rien à craindre non plus ». Une telle phrase n’étonnerait personne venant du chef de la Stasi. Mais Zuckerberg insiste, et dira en 2011 que « la vie privée est un concept ou une norme sociale dépassée ».
Autres pistes afin de penser de nouvelles formes totalitaires, la propagande ultime et achevée s’oriente vers un contrôle total sur les individus avec des technologies de surveillance déterminant leurs activités, et mieux si possible, des technologies d’anticipation de leurs mouvements, idées et désirs. Antoinette Rouvray développe à ce propos la notion de gouvernementalité algorithmique. Avec « la donnée brut comme texture même du capital », et des moyens technologiques désormais capables de cibler et profiler de façon industrielle, équivalent à une « personnalisation industrielle » due à une surveillance et une propagande elles-mêmes industrialisées, cette industrie de la surveillance dessine un « régime totalitaire numérique ».
Toujours d’après Rouvray, les données personnelles pillées aux individus « vont servir à produire une forme de modélisation du social et du comportement qui aura des effets très concrets de gouvernement sur les conduites possibles ». À cette échelle, comment ne pas penser à l’intuition de Hannah Arendt qui fait d’un régime totalitaire un système où l’humanité de l’homme est décrétée inutile et en trop, hommes assimilés à des pantins qui agissent par réflexes sans aucune spontanéité comme des automates, recouvrant à ce titre la forme même du capital en tant que sujet automate. Système qui façonne des individus automatisés de par leur environnement technologique totalement téléguidés par la propagande numérique. En d’autres termes, Arendt décrit un totalitarisme au-delà d’une forme politique délimitée dans l’espace – à l’échelle d’un État – et encore moins délimitée dans le temps – aux seules années 1930/1940 –, réservée au nazisme et au stalinisme, pour qui veut penser une société totalitaire en phase avec les évolutions du capitalisme actuel.
Elle écrit en ce sens que « le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un monde de réflexes conditionnés, de marionnettes ne présentant pas la moindre trace de spontanéité ». Sa proposition prend tout son sens dans les déclarations du président de Google pour qui « il deviendra bientôt très difficile pour les individus de vouloir quelque chose qui n’a pas été prévu pour eux par Google ». Tim Cook, le patron d’Apple, ne dit d’ailleurs pas autre chose lorsqu’il affirme que « le rôle d’Apple, c’est de vous donner quelque chose que vous ignorez vouloir et dont vous ne pouvez plus vous passer une fois que vous le possédez ».
Cette domination planétaire du capitalisme à son stade numérique, propre au système de surveillance et régime de propagande tous deux en cours de sophistication et d’extension, dessine un monde totalitaire qui reste à définir et à conceptualiser, afin de le prévenir et de s’y opposer radicalement.