De la fascination technologique à l’idéologie totalitaire
L’actuelle frénésie identitaire s’observe par exemple sur les campus universitaires, au point de considérer « la transformation de l’identité en paradigme politique ». Fait plus surprenant : pourtant synonyme d’extrême-droite, l’idéologie identitaire est désormais l’apanage de plusieurs tendances de la gauche postmoderne. Elle se manifeste par des tribunes dans la presse signées par des militants et/ou universitaires dits « indigènes », « décoloniaux », « genrés » et « racisés » coutumiers d’alliances politiques douteuses et de pratiques discriminantes à l’université, dans la rue ou lors d’évènements culturels au nom de la défense de minorités (interdictions de conférences, manifestations contre des représentations théâtrales, stages et réunions dites « non-mixtes », journaux brûlés, etc.).
Le propos de cet article est d’exposer un invariant épistémologique qui traverse l’ensemble de ces variantes identitaires : l’absence d’analyses de la technologie. Le point aveugle des identitaristes est la pensée de la technique en général, et des nouvelles technologies en particulier.
La racialisation, la sexualisation, l’ethnicisation de questions sociales et politiques sont peu interrogées par le double prisme de l’économie et de la technologie, alors même que celles-ci, dialectisées, traversent et contiennent toutes celles-là.
La nouvelle configuration technologique du capitalisme ne va pas seulement accompagner et exacerber la crise identitaire, mais l’altérer et la restructurer afin de la généraliser. Si Microsoft et Apple sont respectivement créées en 1976 et 1977, introduisant dans les années 1980 l’ordinateur personnel (PC), au travail puis à domicile, l’interconnexion des PC via Internet va largement contribuer à structurer la conscience identitariste.
Amazon est créée en 1994, Google en 1998 et Facebook en 2004 (ces cinq multinationales formant le signe GAFAM). Si la crise identitaire s’observe au tournant du siècle, force est de constater qu’elle rejaillit avec ladite « révolution » numérique et plus particulièrement avec la version 2.0 d’Internet lancée par Facebook, suivi par Instagram et Snapchat, Twitter et Tik Tok, etc.
Ces multinationales high tech n’ont cessé depuis d’appuyer sur la fragile zone identitaire de tout un chacun. Elles étendent le « moi » en valeur suprême. Avec les marchandises numériques, l’égocentrisme et le narcissisme sont consacrés, symboliquement en 2007 par Apple avec la commercialisation du smartphone nommé iPhone – valorisation de facto du « i », du « je », du « moi ». Le nous, l’universel, sont terrassés : place à l’individualisme forcené. Mark Lilla pointe en ce sens « le modèle Facebook de l’identité : le moi comme page d’accueil que j’élabore à l’instar d’une marque personnelle ».
Ainsi s’observe d’un côté une dépolitisation des masses, de l’autre un renouvellement de la pratique politique se traduisant par des formes d’« engagement » ou de « luttes » qualifiées de militantisme 2.0 ou d’e-activisme. Alors que le combat politique non colonisé par le numérique se concevait sur des temps longs, animé par des projets communs et des utopies collectives, les réseaux numériques inscrivent le politique dans l’instant et l’accélération, et par l’entremise d’une myriade de groupuscules connectés ayant leurs revendications particulières.
De son côté, Laurent Dubreuil affirme que « la configuration contemporaine, si propice à la politique d’identité, s’analyse en premier lieu sous l’angle d’un néocapitalisme communicationnel et informatisé. […] L’environnement de chaque identité est un moi (self) électroniquement transportable et taylorisé. Par rapport aux années 1990, la constitution médiatique a été profondément modifiée, les relais d’identité se multipliant et se schématisant sur des écrans dénationalisés ».
L’actuelle mentalité identitaire n’existe pas sans le réseau Internet qui les porte et les étend : « le cœur du système des réseaux sociaux dépend du fondamentalisme cognitiviste qui prend l’esprit humain pour l’ordinateur actuel, et vice versa ». L’esprit identitaire est le pendant de l’esprit informatique qui n’est autre que l’esprit du capitalisme contemporain.
D’où l’indispensable analyse des technologies numériques en termes d’appareil productif : non seulement en termes matériels (concernant la production de gadgets inutiles), mais idéels, qui fabriquent les esprits et les idées également de façon industrielle. Dubreuil écrit justement que les réseaux numériques sont « les manufactures du même », les techniques de fabrication identitaire en série – soit le technocapitalisme ou l’identité à l’époque de sa reproductibilité numérique.
Nous sommes en présence « de tribus fragmentées autour de leurs identités personnelles ou collectives, dopées par les réseaux sociaux où chacun juge ou se sent jugé pour lui-même ou pour l’appartenance à son groupe. La moindre parole de travers est vécue comme une atteinte à ces identités et cela génère une escalade de tensions et de conflits ».
L’altération psychique générée par la politique numérico-identitaire est patente, traduisible en une logique victimaire. D’ailleurs, ces gestes identitaires qui « exhortent à la dénonciation de micro-agressions et des cultural
appropriations [comme les] trigger warning et safe space émanent de la psychiatrie et de la psychothérapie ; tous deux sont devenus des mèmes électroniques dans des communautés restreintes avant de s’infiltrer dans le
débat universitaire puis public ». De cette double transformation économique et technologique, « ces niveaux entretiennent savamment une psychogenèse qui aboutit à la production d’un moi répétitif et bavard, vivant sous la coupe d’expériences passées et uniformisées, ainsi qu’en rapport constant avec d’autres pareils ».
Comble du sort pour les tenants du particularisme forcené ou du déterminisme absolu, les voilà identiques, produits d’un même système – l’économie psychique façonnée par l’économie politique. La psyché contemporaine régresse de par cette sollicitation incessante des réseaux, imprégnée par la polarisation et le conflit normalisés. Ainsi s’institutionnalise une panoplie d’abjectes techniques dites « militantes » qui font de la haine le référent caractériel commun. La « haine en ligne » devient le moyen favori de la lutte politique de franges toujours plus larges qui, à terme, s’érige en fin politique.
Parmi ces techniques, la cancel culture est particulièrement prisée, c’est-à-dire la culture de l’annulation : « la popularisation de cette méthode vient de la communauté militante “woke” qui désigne les utilisateurs de gauche, soucieux de lutter contre toutes les formes d’injustice, qu’elles soient sexistes, ethniques, sociales, voire environnementales. […]
La communauté “woke”, qui regroupe aujourd’hui plus largement des militants antiracistes, féministes ou LGBT, a contribué à entretenir une atmosphère d’hygiénisation du débat public ». Le 7 juillet 2020, une tribune publiée dans Harper’s Magazine par plus de 150 écrivains, artistes et journalistes (dont Salman Rushdie, Noam Chomsky, etc.) alerte contre « la censure que l’on s’attendait plutôt à voir surgir du côté de la droite américaine : intolérance à l’égard des opinions divergentes, goût pour l’humiliation publique et l’ostracisme. […] Le 31 octobre 2019, Barak Obama a réprimandé les jeunes militants qui lavent plus “woke” que “woke” sur les réseaux sociaux et dans les campus universitaires où des conférences politiques sont régulièrement perturbées », comme c’est désormais le cas en France.
C’est l’ensemble de l’échiquier politique qui est touché : l’extrême droite, la droite et la gauche, désormais l’extrême gauche. David Doucet nous propose le « portrait d’un justicier en ligne » : Julien Sayag, qui « se présente comme un militant de la gauche libertaire ». Celui-ci appelle au harcèlement et à la délation de ces cibles en diffusant leurs données personnelles, pratique nommée doxing. Il revendique également la pratique du name and shame ou online shaming, c’est-à-dire l’humiliation en ligne. Il se définit comme un activiste, à l’instar du youtubeur Usul, pour qui « la gauche radicale continue à fétichiser les colloques, les livres et les revues au détriment du web ». Loin de la fin du politique postmoderne, l’engagement politique en ligne est une forme politique qui a un fond politique. Autrement dit, faire de la politique sur les réseaux numériques, c’est faire la politique des réseaux numériques, servir les intérêts des GAFAM. Et une politique à partir de pratiques numériques haineuses est une politique de la haine réalisée par des militants de la haine. Il est illusoire de vouloir comprendre la haine contemporaine sans interroger les technologies numériques, et ce à plusieurs titres.
Premièrement, le langage de la haine provient en partie du web, en globish. Il en va ainsi de la cancel culture, du bashing, trolling, shaming, outing et doxing, effectués par des hordes d’internautes galvanisées de hashtags provoquant alignement et ralliement identitaires, des chasses en meutes d’identiques followers grossies par une coalition de haters qui sévissent sur Internet où pensée et débat sont absents : seules des personnes sont visées. Ces exemples montrent que la permissivité postmoderne et les « identités meurtrières » ont trouvé leur langage meurtrier, une économie politique narrative qui prône une culture de l’annulation, c’est-à-dire de l’exclusion. Une langue autoritaire maniée par des personnalités autoritaires, dont le verbe toxique prend deux formes. Soit un discours essentialisant agressif en guise de lutte contre des oppresseurs. Soit un discours politique violent au nom de la pureté idéologique et morale.
Deuxièmement, inexistant sans écrans, le réseau a un haut potentiel destructeur sur la psyché humaine. L’écran instaure en effet une distance avec l’autre, sa disparition physique ; c’est de plus l’anonymat qui prime sur les messageries, blogs et forums, autant de caractéristiques favorisant la désinhibition en ligne et le sentiment de toute-puissance.
Si le procès de civilisation s’opère par la domestication des mœurs et le contrôle des pulsions, alors les réseaux numériques participent amplement de l’actuel processus de décivilisation : ils excitent les passions tristes. Caché derrière un pseudonyme ou une identité créée, le justicier en ligne prend la figure du lâche et du sadique. Habité par la passion de détruire, l’activiste connecté pratique par exemple le bashing : « le ridicule comme arme de destruction massive », « entreprise de dégradation de l’autre » ou « spectacle de la démolition de l’autre » qui passe par l’insulte et l’injure répétées. L’intouchabilité, l’invisibilité et l’absence d’autorité derrière son écran poussent à faire sauter toutes digues psychiques, considérations éthiques et principe de responsabilité vis-à-vis de tous et de chacun. François Jost écrit que « le trolling repose sur l’idée qu’Internet est un espace où les manières et les normes sont suspendues ». Sur Internet, l’autre n’est rien, son visage est absent, il n’est pas représentable, seulement un profil sur lequel on peut larguer ses pulsions destructrices, l’empathie et les sentiments de scrupule atrophiés.
Les réseaux de type Facebook ou Twitter tendent ainsi à l’abolition du surmoi. Leur structure génère des pulsions de mort et une psyché dévastée, sans instances répressives ni limitatives, promouvant la figure du « taré » et autre perdant radical (terroristes, school shooting, amok). Véritable progrès de la destruction, « sur Internet, la distance atténue la culpabilité et renforce le sentiment d’impunité. Vous pouvez détruire des gens sans même les connaître ».
Troisièmement, ou l’économie en dernière instance. En fin de vie, le capitalisme mise sur la mort, avec succès – la valeur déterminée par la haine et la destruction. Ancien responsable chez Google, le repenti Tristan Harris explique mieux que quiconque « ce phénomène de “programmation de la haine” par la structure même de ces plateformes et de leur modèle économique ». Personnalisation et manipulation psychologique, influence par les algorithmes et interfaces addictives transforment chaque clic en argent.
Cela se traduit par une psychologie de masse infestée par une nouvelle peste émotionnelle abreuvant les populismes contemporains qui ont tous accédé au pouvoir à cause des GAFAM. Les récentes victoires électorales, élans identitaires et xénophobes, sont inséparables des réseaux numériques. La journaliste brésilienne Patricia Campos Mello a montré comment la désinformation en ligne a permis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro à partir d’« élection WhatsApp ». De l’équipe du président et de leurs pratiques politiques, elle évoque une « machine de la haine en ligne » composée d’un « cabinet de la haine », orchestrant une « gigantesque nébuleuse de trolls et d’influenceurs sur les réseaux sociaux. C’est ensuite une véritable “milice virtuelle” qui relaie insultes et informations erronées ». S’installe dès lors une sorte de techno-populisme transnational qui s’exporte dans les quatre coins du monde sur et par les réseaux numériques du capital. Mello évoque « la figure global des leaders “technopopulistes” : Bolsonaro (Brésil), Trump (États-Unis), Salvini (Italie), Modi (Inde), Orban (Hongrie), Duterte (Philippines) ».
Dans le même temps coagulent plusieurs variantes de la gauche postmoderne identitaire vers de semblables trajectoires du capitalisme, toutes portées par une approche positiviste des technologies numériques. Première variante : la dématérialisation comme puissante idéologie capitaliste, accompagnée d’une cohorte de concepts postmodernes.
Cet égarement de la pensée se caractérise à partir des années 1970 par la mode du préfixe « post », dont le plus grotesque exemple est sans doute la société post-industrielle, qui ouvrira le bal à la « fin » : des idéologies, de l’histoire, du politique, du travail, etc. Ces différents avatars sont aujourd’hui revendiqués par la tendance postmoderne du communisme informationnel d’Antonio Negri au capitalisme cognitif de Yann Moulier-Boutang.
Rappelons que pour un capitalisme immatériel cher à la revue Multitudes, c’est raté, puisque « l’on s’apprête à extraire de la croûte terrestre plus de métaux en une génération que pendant toute l’histoire de l’humanité ».
Une approche matérialiste de l’instance technologique englobe tout agissement de l’amont à l’aval du cycle de production (pour un smartphone par exemple : extraction minière et transformation métallique, assemblage et construction, recyclage ou élimination). Chaque étape engage cerveaux, muscles et nerfs d’êtres humains. Les croyants en la dématérialisation, adeptes de la pensée magique, ne voient que la consommation. Ils éludent ainsi la fabrication des algorithmes et des applications exécutée par des micro-travailleurs ou tâcherons du clic petites mains de l’intelligence « artificielle », ostracisent les modérateurs de contenus ou nettoyeurs du web plongés dans les « ténèbres numériques ». La liste de la haine de l’Autre opérée par les GAFAM est trop longue : femmes premières victimes du harcèlement en ligne, discriminations de communautés noires par Twitter, moteur de recherche de Google structuré par des représentations sexistes et racistes, conception traditionnelle du genre sur Facebook, exclusion délibérée des femmes de la programmation informatique au Royaume-Uni, discrimination raciale et sexuelle pratiquée par AT&T envers une main d’œuvre noire et latino, etc.
C’est sans compter sur la violation systématique de l’homme et de la Terre déterminée par l’érection d’une infrastructure matérielle lourde et énergivore faite d’Internet, de centres de données, serveurs et routeurs, câbles sous-marins et fibres optiques, réseaux numériques et terminaux informatiques, antennes-relais et satellites, menaçant davantage la survie de l’humanité et de la planète à mesure de son gigantisme. Cet extractivisme névrotique du XXIe siècle s’apparente à l’accumulation définitive du capital, se réalisant en toute cohérence avec la sanglante accumulation primitive du capital décrite par Marx. Là encore, la liste des violations des droits humains et environnementaux réalisées par les GAFAM est trop longue : téléphones portables et voitures électriques immaculés de sang congolais (extraction meurtrière du coltan et du cobalt), main d’œuvre indienne et chinoise esclave des sous-traitants des GAFAM, scandales sanitaires et environnementaux des déchets électroniques (Ghana, Nigeria), complicité des GAFAM avec la dictature chinoise qui extermine la communauté musulmane des Ouïghours, etc.
Malgré toutes ces horreurs qui font honte à notre humanité commune, voici le type d’analyse d’un représentant de la gauche postmoderne : « j’ai beaucoup de mal à penser la technique du point de vue du pouvoir. […] Je ne vois aucun effet de pouvoir de Facebook, de Twitter ou d’Instagram parce que je peux les fermer […]. Facebook
ne met pas en prison. Mon iPhone ne met pas en prison ». Envoûté par le fétichisme de la technique (marchande) et par le fétichisme de la marchandise (technologique), Geoffroy de Lagasnerie s’apercevra par ailleurs que la communauté musulmane des Rohingyas massacrée en Birmanie ne peut pas en dire autant, avec un rôle de Facebook dans la propagation de haine en ligne à leur encontre qualifié par les experts de l’ONU de déterminant.
« Imbécile le plus convaincu de son siècle » aurait pu dire Debord, cet idéologue postmoderne censure objectivement nombres d’exploitations et persécutions, injustices et inégalités, déterminées en partie ou en totalité par l’économie numérique.
De cet entrelacement et enchevêtrement de faits s’érige une pensée systémique englobant et dépassant la diversité identitaire des populations mutilées afin de les transcender sous un dénominateur commun, ou une domination commune : le capitalisme à son stade numérique, dont l’instance technologique est un élément conséquent du système-monde qui parfait l’économie-monde. Paroxysme de la fausse conscience, Lagasnerie écrit que « l’impuissance des mouvements progressistes s’enracine dans le fait qu’ils n’ont pas clos l’ère de la généralité et de la cohérence ». Il récuse « l’idée selon laquelle il existerait un système, le capitalisme », alors même que le prochain stade industriel du capitalisme se nomme « transition énergétique et numérique », où tout n’a jamais été si « général » et « cohérent » : la mobilité électrique avec les voitures dites autonomes, les technologies vertes (éolien, solaire), l’Internet des objets et la 5G afin de relier et connecter ces macro-systèmes techniques à la mégamachine.
Ce ne sont d’ailleurs pas des « gauchistes » mais des libéraux qui appellent à limiter l’accumulation de puissance des GAFAM, ces hydres capitalistes qui ont fait du virtuel et de l’immatériel un basculement du régime d’accumulation et un renouvellement de l’extorsion de la valeur par le pillage des données personnelles – la vie privée devenue marchandise suprême. Aux États-Unis, des élus Républicains et Démocrates accompagnés d’idéologues néolibéraux s’inquiètent dans une tribune de presse de « comment sauver la démocratie de la technologie ? », favorables à une législation anti-trust jusqu’à « réclamer leur démantèlement ».
Pour le commissaire européen au marché intérieur Thierry Breton, les plateformes marchandes, « en cas d’abus répétés, pourront être interdites d’exercer en Europe pendant un certain temps, voire être démantelées ». Lagasnerie, plus à droite que les fonctionnaires du capital et plus libéral que les libéraux, nous explique malgré tout qu’« il y a la domination d’une pensée “dé-” – […] l’un des schèmes caractéristiques de la rhétorique réactionnaire. […] Nous devons nous efforcer de nous passer de concepts “négatifs” comme ceux de “démantèlement”, de “destruction”, de “précarisation” ».
Autre variante postmoderne est l’essentialisation extrémiste au nom de l’émancipation. Ainsi en va-t-il de l’universitaire Paul B. Preciado pour qui « il faut se libérer de l’hétérosexualité […] encore mortelle » et « de la filiation génétique », ou de la militante Alice Coffin avançant que « les hommes et leur masculinité sont une menace immense pour la sécurité du pays. […] Il faut les éliminer ». La gauche identitaire court le risque de trouver sa traduction politique dans les pires extrêmes-droites à venir. À ce titre, dernière variante, le transhumanisme, fervent de l’ultime « fin » : la post-humanité qui consiste à se débarrasser du corps et de la mort en devenant « homme augmenté » ou cyborg. Il faudra dès lors s’attaquer à tous ces trop humains qui ne sont pas appareillés, pucés, artificialisés. Au sein du capitalisme totalitaire du XXIe siècle pensé par les idéologues transhumanistes et réalisé par leurs technologies convergentes (NBIC pour nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives), les faibles à éliminer sont tous les humains dotés d’une condition humaine non « améliorée » par la technologie. Ces nouvelles formes totalitaires sont par exemple soutenues par le cybernéticien Kevin Warwick, convaincu que « ceux qui décideront de rester humains et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur ».
Plus que des idiots utiles du capitalisme, les postmodernes identitaires dessinent un horizon cauchemardesque : l’auto-anéantissement de l’homme, calque psychique de l’autodestruction du capitalisme. C’est la raison pour laquelle une perspective révolutionnaire portée par la gauche passera inévitablement par la politisation de l’instance technologique et un front politique contre les GAFAM impliquant de se déconnecter du numérique, c’est-à-dire se débrancher du capital et le décâbler. Matthieu Amiech ne s’y trompe pas, soutenant avec Cornelius Castoriadis qu’une société qui « se poserait explicitement la question de la transformation consciente de sa technologie » connaîtrait une forme de liberté supérieure et « une révolution totale sans précédent dans l’histoire ». Car tôt ou tard, les postmodernes identitaires assujettis au capital et à ses nouvelles technologies devront apprendre « qu’ils vivent toujours dans le monde matériel du capitalisme. Et celui-ci ne peut être aboli que totalement – ou pas du tout ».
Un document paru dans la revue Illusio n° 20
Fabien Lebrun ; auteur de : On achève bien les enfants. Écrans et barbarie numérique, (Lormont, Le Bord de l’eau, 2020)