« … il ne suffit pas d’enseigner l’empathie, il faut l’apprendre »
Une intervention de Serge Tisseron
Le psychiatre salue la prise de conscience des autorités au sujet du harcèlement scolaire. Si l’empathie semble constituer un antidote à ce problème, encore faut-il s’interroger sur ce qu’elle signifie vraiment et sur la bonne façon de permettre aux élèves comme aux enseignants d’y être initiés.
L’empathie s’est d’abord développée dans les relations mère-enfant pour assurer la survie de l’espèce, et elle s’est ensuite considérablement diversifiée et enrichie chez l’homme avec l’apparition du langage et des multiples normes sociales. Mais elle reste enracinée dans la communication affective et le rôle joué dans la construction psychique et sociale par les diverses formes d’interactions.
Il est admis aujourd’hui qu’elle associe quatre composantes. L’empathie émotionnelle, qui se développe dès les premiers mois de la vie, permet de comprendre les émotions de ses interlocuteurs à partir des signaux affectifs qu’ils expriment, ainsi que ses propres états affectifs. Le souci de l’autre, qui commence à se manifester dès 2 ans, incite à se préoccuper de la détresse et des besoins d’autrui. L’empathie cognitive, qui se développe à partir de 3-4 ans, permet de comprendre que l’autre a une vie mentale différente de la mienne et de prendre en compte ses dimensions individuelles et culturelles. Enfin, le bon usage de ces compétences nécessite d’être capable de réguler ses émotions et de les orienter selon des objectifs précis. Chacune de ces composantes suit son développement propre, mais chacune est en interaction permanente avec les autres de telle façon qu’elles s’influencent mutuellement, exactement comme les déterminants biologiques et environnementaux contribuent ensemble au développement de l’enfant.
De tous ces facteurs, le plus important semble être le contrôle des émotions. On désigne sous cette expression les processus qui permettent à une personne de gérer la durée et l’intensité des émotions qu’elle éprouve de façon qu’elle coure moins le risque d’être débordée par l’excitation. Cela lui permet notamment de résoudre les conflits par des méthodes verbales non hostiles plutôt que par des méthodes agressives, et d’orienter ses émotions vers un objectif. Cette compétence favorise l’adoption intentionnelle, et plus seulement intellectuelle, du point de vue d’autrui, ce qui facilite des comportements d’aide à son égard. Il a d’ailleurs été montré que le contrôle des émotions est corrélé positivement avec le souci de l’autre et la capacité de manifestations empathiques.
Dynamique de groupe
La conscience croissante de la violence et du harcèlement entre élèves mobilise aujourd’hui le gouvernement, et c’est tant mieux. L’empathie est perçue à juste titre comme un antidote. Faut-il pour autant l’« enseigner » ? Le mot est ambigu et il a été montré que des « cours d’empathie » n’ont presque aucun impact sur l’empathie émotionnelle, des effets très faibles sur l’empathie cognitive, et que tous durent très peu de temps.
Mais la méthode Fri For Mobberi utilisée au Danemark [« libéré du harcèlement » en danois] est bien plus globale. Elle est axée sur la création d’une dynamique de groupe qui invite chaque enfant à s’exprimer dans le respect mutuel et la curiosité d’autrui. Car si l’empathie ne peut pas s’enseigner, elle peut s’apprendre. Les enfants n’acquerront jamais des comportements prosociaux en écoutant exposer leurs bienfaits, mais ils peuvent les construire à travers des engagements collectifs.
La méthode Fri For Mobberi a été créée en 2007, l’année où ont été lancés en France les premiers programmes de prévention de la violence en milieu scolaire par le « jeu des trois figures » (J3F), d’abord en maternelle dans l’académie de Versailles, puis en cycles 2 (CP, CE1, CE2) et 3 (CM1, CM2, 6e), et depuis 2022 en cycle 4 (5e, 4e, 3e) dans l’académie de Paris avec un protocole adapté à l’âge des élèves.
Sens de la responsabilité personnelle
Les deux méthodes sont apparemment très différentes puisque le J3F est une activité inspirée du jeu théâtral centré sur les figures de l’agresseur, de la victime et du tiers, celui-ci pouvant être simple témoin, redresseur de torts ou sauveteur. Mais elles se rejoignent dans l’importance donnée à la prévention dès la moyenne section de maternelle, le développement du langage, la compréhension et le contrôle des émotions, la culture commune développée à travers des activités partagées et l’importance de l’expression de chacun dans le respect mutuel. Avec, dans le J3F, une importance particulière donnée aux mises en situation à travers le jeu, afin de mettre en place des réflexes comportementaux, à commencer par la capacité, dès le plus jeune âge, de pouvoir dire « non ».
En effet, contre le harcèlement, la compétence empathique ne suffit pas. Pour passer de l’empathie à l’action, il faut un sens de la responsabilité personnelle et la conscience de la nécessité d’agir, y compris lorsque cela implique le risque de se trouver marginalisé. Bref, il faut du courage.
La compétence empathique nous conduit à nous désoler de la souffrance d’autrui, mais elle n’est pas suffisante pour que nous nous engagions en sa faveur. L’inaction du témoin relève souvent moins d’un défaut d’empathie que de la crainte de se différencier de son groupe, même si, après coup, il est capable d’inventer beaucoup de raisons pour justifier de n’avoir rien fait.
C’est pourquoi il est important d’apprendre aux enfants le respect des autres, mais aussi d’eux-mêmes, et de leur donner des éléments de langage non seulement pour qu’ils soient en mesure de protester aussitôt qu’ils se sentent malmenés, mais aussi pour intervenir dans des situations d’agression en trouvant dans leur engagement le sentiment d’un accomplissement personnel et d’une fidélité à soi.
Travail collaboratif
Mais, dans ces programmes, n’oublions pas non plus la responsabilité des adultes : on ne peut pas viser à développer l’empathie des élèves si on ne se préoccupe pas de celle des enseignants. L’heure hebdomadaire de la méthode Fri For Mobberi et les quarante-cinq minutes consacrées chaque semaine au jeu des trois figures doivent être considérées comme un espace d’apprentissage pour eux aussi. Ces programmes ont pour objectifs de donner plus de place à l’expression des enfants et d’encourager leurs compétences psychosociales et collaboratives, mais ils sont inefficaces si les enseignants ne s’interrogent pas sur leurs interactions avec leurs élèves et n’acceptent pas de découvrir leurs capacités d’autorégulation.
Or c’est justement tout ce qui ne leur a jamais été appris, et encore moins demandé. Pour ne pas donner l’impression aux enseignants que les outils qu’on va leur proposer d’utiliser alourdissent leur charge de travail et ne correspondent pas à ce qu’on leur a appris jusqu’ici, il faut mettre l’expression des élèves et le travail collaboratif au centre de l’ensemble de l’enseignement. C’est plus qu’une rustine pour limiter l’expression de la violence, c’est une révolution pédagogique qui implique notamment de reconnaître l’importance des « soft skills » [ou compétences comportementales] dès la maternelle.
L’ampleur des difficultés impose de programmer cette évolution sur un temps long. On ne peut pas expliquer l’empathie aux enseignants en deux heures pour qu’ils l’expliquent ensuite à leurs élèves. Mais on peut inviter les enseignants volontaires à l’éprouver d’abord dans des activités partagées pour qu’ils puissent continuer à la découvrir dans une relation différente avec leurs élèves, pour le plus grand bien des uns et des autres.
Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie et inventeur du « jeu des trois figures » et des « balises 3-6-9-12+ ». Il a publié « Empathie et manipulations. Les pièges de la compassion » (Albin Michel, 2017) et « Le Déni ou la fabrique de l’aveuglement » (Albin Michel, 2022).
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