Offensives contre l’école du commun
nouvelle édition revue et corrigée ; écrite par Grégory Chambat & Alain Chevarin
Extraits
« L’âge de l’enfance semble être lié étroitement à Dieu, comme le développement du corps est strictement dépendant des lois naturelles qui le transforment à ce moment-là. » Maria Montessori
En conclusion de son émission La Marche de l’histoire, consacrée à Maria Montessori, le journaliste Jean Lebrun interpelle Charlotte Poussin (éducatrice Montessori et autrice du « Que sais-je ? » sur le sujet) avec cette question à la fois naïve et provocatrice : « Et Freinet ? Moi, je crois que si ça marche bien, Montessori, c’est que c’est moins politique, c’est moins “de gauche”, non ? »…
La réponse de son interlocutrice – « Je pense vraiment qu’il faut apolitiser la question de l’éducation, et c’est justement le discours de Maria Montessori. » – nous invite à analyser, précisément, les enjeux politiques et idéologiques de l’emballement actuel pour la « pédagogie Montessori » mais aussi à revenir sur le regard éclairant que portait un autre pédagogue, Célestin Freinet, sur celle-ci et sur la personnalité de sa créatrice.
La « folie Montessori »
La « pédagogie Montessori » rencontre actuellement un véritable engouement, comme en témoigne la création de dizaines d’écoles privées hors contrat qui s’en réclament : selon l’Association Montessori France, la moitié de ces établissements ont d’ailleurs moins de dix ans d’existence… Cet attrait repose d’une part sur le caractère « naturel » revendiqué à travers l’attention portée au développement des sens de l’enfant ; d’autre part sur la « technique » mise en oeuvre, dontl’attractivité est renforcée par l’intense promotion commerciale dont le « matériel Montessori » fait l’objet, des « lettres rugueuses » aux bâtons de bois ou aux perles de couleur certifiées « montessoriennes » ; mais aussi sur le « libre choix » par l’enfant de ses activités.
Dans une classe Montessori, où les enfants sont d’âges mélangés en fonction de leurs « périodes sensibles », chacun vit en autonomie : « L’enseignant n’intervient pas dans leur choix. Comment cela est-il possible concrètement ? Tout le matériel est placé sur des étagères basses, à portée de l’enfant. Certaines sont alignées le long des murs de la classe, d’autres sont placées au milieu de la pièce, délimitant quelques espaces paisibles.
Sur ces étagères, les enfants trouvent des plateaux sur lesquels le matériel pédagogique est disposé, afin de faciliter son transport. Chaque plateau a sa place réservée. L’enfant n’a qu’à tendre la main pour le prendre. Il n’y a aucun obstacle entre lui et le matériel. Une fois le matériel choisi, l’enfant décide de s’installer là où bon lui semble : sur une petite table près de la fenêtre ou sur une autre derrière le meuble dans un coin tranquille, ou bien en définitive par terre sur un petit tapis. Une fois installé, l’enfant peut manipuler le matériel aussi longtemps qu’il le désire. Une fois, deux fois, ou plus, autant qu’il en éprouve le besoin. L’enfant est également libre de regarder les autres et de ne prendre aucune activité.»
Incarner la pédagogie scientifique
Mais le substrat idéologique qui, dès l’origine, fonde la pédagogie développée par Maria Montessori est rarement pris en compte, quand il n’est pas purement et simplement passé sous silence.
D’ailleurs sa vie même est, dans le détail, peu mise en avant du fait de ses zones d’ombre. Longtemps, la seule biographie disponible en français fut une traduction datant de 1952. C’est seulement dans les années 2020, avec la sortie coup sur coup de Maria Montessori : Une vie au service de l’enfant (Martine Gilsoul et Charlotte Poussin, éditions Desclée De Brouwer, 2020) et de Maria Montessori, la femme qui nous a appris à faire confiance aux enfants (Cristina de Stefano, Les Arènes, 2022), que le public a enfin pu disposer d’ouvrages plus récents – mais tout aussi élogieux.
Le parcours de la pédagogue italienne et le contexte d’émergence de sa méthode méritent pourtantqu’on s’y attarde.
Médecin catholique italienne, Maria Montessori est née le 31 août 1870 – année qui marque le début de l’unité italienne – d’un père militaire conservateur et d’une mère très pieuse et fervente catholique. Également licenciée en philosophie, psychologie et biologie, elle a élaboré une méthode pédagogique fondée sur l’idée que l’enfant porte naturellement en lui toutes les potentialités, et notamment une motivation « naturelle » pour apprendre, et qu’il suffit de les laisser se développer.
L’approche par les sens y est primordiale car l’enfant posséderait un « esprit absorbant » : « Chez nous les adultes, c’est l’intelligence qui nous permet d’acquérir la connaissance, alors que chez l’enfant, c’est sa vie psychique.» Dès la naissance, l’enfant porte aussi en lui un véritable schéma de développement intérieur, l’« embryon spirituel », qui ordonne la succession des « périodes sensibles » propres à chaque enfant : « période sensible au langage », entre la naissance et six ans, « période sensible à l’ordre », entre six mois et trois ans, etc. « Ces périodes sont limitées dans le temps et ne concernent l’acquisition que d’un seul caractère déterminé. Une fois ce caractère développé, la sensibilité cesse pour être très vite remplacée par une autre source d’intérêts. » À chacune de ces périodes, l’enfant, guidé par son « esprit absorbant », est capable d’apprendre seul, à partir de son environnement, ce qui correspond à la période : c’est la base du « libre choix » des activités proposé à l’enfant, qui porte spontanément et avec enthousiasme son attention sur ce qui correspond à sa sensibilité du moment. Chaque période doit donc être respectée, sous peine de créer des troubles définitifs dans les acquisitions, ce que Montessori appelle des « déviations ».
Cette conception largement vitaliste du développement humain, Montessori cherche dès le début à lui donner une caution scientifique, en phase avec le scientisme de l’époque. En 1909, elle publie le premier tome de son livre La découverte de l’enfant, justement sous-titré Pédagogie scientifique.
Cette aura de scientificité, sur laquelle on peut s’interroger s’agissant d’une doctrine fondée, on va le voir, sur une anthropologie religieuse, lui restera jusqu’à nos jours (le livre est régulièrement réédité chez Desclée de Brouwers) et n’est pas sans lien avec l’attrait actuel des montessorien·nes pour les neurosciences.
Et de fait, aujourd’hui encore, la pression est telle que seules trois études scientifiques osent ne pas conclure sur une « plus-value très significative en termes de résultats scolaires ».
« L’étude démontre qu’un programme tel que celui utilisé de façon conventionnelle à la maternelle publique française conduit à des résultats comparables à un programme inspiré de la méthode Montessori sur un large éventail de compétences scolaires, cognitives et sociales chez des enfants de milieu socio-économique défavorisé », analyse Jérôme Prado, chercheur au CNRS pour le centre de recherche en neurosciences de Lyon-CNRL. La seule différence notable est dans l’apprentissage de la lecture. Les enfants des classes Montessori ont obtenu de meilleurs résultats en lecture que ceux des classes traditionnelles en fin de grande section.
D’autres études semblent démontrer une série de bénéfices pour le développement des enfants, mais ont l’honnêteté de préciser « nous ne pouvons pas vérifier si c’est le résultat de la méthode Montessori ou si c’est simplement dû aux milieux privilégiés dont ils sont issus ». On est loin en tout cas de l’enthousiasme de certain·es des adeptes qui encensent «Une révolution pédagogique soutenue par la science».
Maria Montessori devient rapidement célèbre, et, dès 1898, après son intervention au congrès de pédagogie de Turin, le ministre italien de l’Instruction publique, Guido Baccelli, la sollicite. Peu après la création par ses soins de la première « Maison des enfants » (Casa dei bambini) dans le quartier de San Lorenzo à Rome en 1907, ses travaux sont salués en 1910 par le pape Pie X comme une « oeuvre de régénération de l’enfance ». Sa « méthode » rencontre un succès fulgurant, et, à partir de 1913, elle parcourt le monde et multiplie les cours et les conférences. Le pédagogue suisse Adolphe Ferrière, qui fondera en 1921 la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle, est conquis : « C’est Mme Montessori qui a appliqué la première la méthode de choix libre de l’enfant. Elle l’a introduit d’abord dans ses classes de tout-petits, puis à l’école primaire. Partout le succès a répondu à l’attente » et il évoque les « admirables institutrices montessoriennes ».
Les critiques sont peu nombreuses dans ces années-là, excepté chez quelques éducateurs et éducatrices engagées dans les luttes sociales. Abigaille Zanetta, institutrice socialiste qui a participé en 1919 à la fondation du Syndicat des enseignants italiens et à celle de l’Internationale enseignante (1920), considérait que « les enfants sortis des case Montessori ne donnent dans les écoles primaires aucun rendement particulier ». Elle dénonçait également le manque de culture de certaines maîtresses montessoriennes.
Sa critique n’est cependant pas isolée. Après avoir collaboré avec Montessori aux États-Unis, la pédagogue américaine Helen Parkhurst prit ses distances, voulant se détacher de l’obsession pour le matériel au profit d’une réflexion sur l’environnement de la classe et la mise en place en 1916 de son Plan Dalton, qui inspira le Plan de travail des Freinet. Une autre grande figure, John Dewey, philosophe et pédagogue, porta lui aussi un regard critique. Dans Démocratie et éducation (1916), il dénonce l’individualisme de la méthode, le côté artificiel du matériel et surtout son élitisme social.
La question de la validité et de l’efficacité des travaux de Montessori est également posée dans la 2e édition états-unienne du Manuel pratique de la pédagogie Montessori (1912). Celle-ci est en effet enrichie d’une préface de Henry W. Holmes où le professeur de pédagogie se montre très enthousiaste mais questionne la mainmise de « la docteure Montessori [qui] a un esprit trop ouvert pour prétendre à infaillibilité et trop scientifique pour s’opposer à une analyse précise de son système et à des tests sur ses résultats. »
À l’inverse, Célestin Freinet lui-même, que ses préoccupations laïques et prolétariennes auraient pu éloigner tant de Ferrière que de Montessori, présentait alors celle-ci sous un jour élogieux. Il est vrai que le jeune instituteur est encore, à l’époque de ses premiers articles dans L’École émancipée (1920-1921), un pédagogue débutant qui découvre à peine la toute récente Éducation nouvelle et s’enthousiasme pour la méthode, non sans quelques réserves toutefois : « D’autres, avant Mme Montessori, avaient vu le rôle que devait jouer la spontanéité dans une éducation bien comprise. Mais nul n’avait encore réalisé une liberté aussi complète dans une classe pourtant nombreuse. […] Sans être exempte de reproches, loin de là, la méthode Montessori constitue un progrès appréciable dans l’éducation. Retenons surtout qu’elle veut : “offrir le maximum de bonheur aux enfants en les élevant dans un milieu de beauté, de complète liberté et de spontanéité”. »
Cependant l’idée actuellement en vogue, selon laquelle Montessori et Freinet constituent les deux facettes d’une même pédagogie visant l’émancipation par la joie d’apprendre, occulte plusieurs aspects des fondements idéologiques sur lesquels reposent leurs projets respectifs.
Au silence qui règne dans les écoles Montessori, où chacun est absorbé par sa tâche sans se soucier des autres, Freinet « Maria Montessori et l’éducation religieuse », sur le site l’Atrium du bon berger.
Soixante ans plus tard, le pape Paul VI lui fera écho en intervenant dans le même sens lors du Congrès international consacré à « Maria Montessori et le problème de l’éducation dans le monde moderne » (sur le site : http://w2.vatican.va) préfère l’effervescence qui naît de la coopération entre les pair·es, de l’entraide dans et par le travail collectif. Aussi, dans les années soixante, de retour d’un séjour en Italie, rapportera-t-il ce portrait très sévère : « Une école Montessori Mais l’aventure la plus extraordinaire c’est le spectacle en 1963 d’une image parfaite de la méthode Montessori 1900. C’est une école pour enfants de 4 à 5 ans organisée selon la méthode Montessori dans les locaux mêmes de la grande firme Falk (16 000 ouvriers).
Tout est là strictement construit et installé selon les instructions de Mme Montessori : meubles à la mesure de l’enfant, planchers insonorisés et chauffés, et surtout matériel Montessori spécifique : lettres en relief, emboîtements divers, longueurs et cubes, etc.
Je ne saurais vous dire le malaise et la peine que nous a causés cette résurgence d’une pédagogie 1900 dans le contexte matériel et social de 1963. Pas un bruit dans cette école de petits enfants qui sont normalement vifs et pépiants.
Nous pénétrons dans une salle où l’atmosphère funèbre est accentuée par la présence presque immatérielle d’une religieuse. Les enfants sont là, silencieux et tristes, occupés à remuer les pièces d’un encastrement ou à passer les doigts sur les lettres rugueuses. Ils ne parlent pas. Et la religieuse elle-même nous confirme : nous ne leur parlons pas ! C’est une véritable école de sourds-muets.
Il se peut que le matériel Montessori cultive certaines aptitudes de l’oreille, de la vue ou du toucher, mais la pratique elle-même en est aujourd’hui d’une incroyable inhumanité. Là, les enfants sont éteints de bonne heure, rien ne s’affirmera de ce qu’ils portent en eux de cette aspiration générale de l’être vivant vers la lumière, le progrès et la libération. »
La conception même du travail diffère radicalement dans les deux approches. À l’activité répétitive et mécanique, Freinet oppose le travail véritable, la production et la création qui donnent sens aux apprentissages… Il s’inquiète de la standardisation des activités. Marcus Reiss, dans un article intitulé « Éléments pour une biopolitique de l’enfant chez Maria Montessori » en propose une fine analyse : « Comme métaphore d’une telle rythmique, Montessori désigne entre autres le pas de l’oie des soldats. “Défiler uniformément, marcher, et non pas courir” vaut comme la quintessence de l’attitude corporelle exacte. […] Ces pratiques, d’abord centrées sur le corps visent l’efficacité comme autant d’impératifs sourds sur le corps, qui permettent de diriger des groupes d’enfants plus importants. Incorporée, l’obéissance repose sur une mécanique orthopédique qui libère le potentiel d’action que l’enfant peut faire, mais qui favorise aussi la soumission et l’abnégation. »
Au-delà de ces considérations pédagogiques et idéologiques, il est également difficile de passer sous silence plus d’une décennie d’accointances – du milieu des années 1920 à 1934 – avec le régime mussolinien. D’autant que celui-ci fait bien de la pédagogie Montessori une référence.
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