Une analyse de Vincent Liegey dans la revue Esprit
Depuis quelques années, il ne se passe pas une semaine sans qu’une personnalité politique de premier plan ne fasse une sortie médiatique pour s’attaquer de manière frontale à la décroissance. Jamais un droit de réponse n’est donné à un porte-parole ou penseur de cette idée toujours malmenée, distordue voire diabolisée. Le début de l’année n’a pas fait exception, notamment autour du mouvement des agriculteurs et dans la perspective des élections européennes en prenant une tournure parfois assez amusante. En effet, Emmanuel Macron et Jordan Bardella s’accusent mutuellement d’être porteur de ce beau projet. Le 13 janvier, la tête de liste du Rassemblement national dans une interview dans le JDD d’attaquer : « Toute l’action de l’actuelle présidente de la Commission Européenne, avec le soutien d’Emmanuel Macron, se résume en un mot : Décroissance 1 » Un mois plus tard, le 24 février, en visite mouvementé au Salon de l’agriculture, le Président de la République lui répond : « L’agriculture française mérite mieux que leur projet de décroissance et de bêtise ». Si seulement…
Naturellement, nulle part n’est précisé ce que l’on entend derrière le terme de décroissance, qui, pourtant, est l’objet depuis maintenant plus de deux décennies d’une quantité impressionnante de publications universitaires, de livres, de documentaires, de colloques sans même parler des initiatives citoyennes et politiques dans les tous les territoires. C’est d’autant plus dommageable qu’elle ressort de plus en plus comme incontournable afin de s’attaquer sérieusement à l’effondrement environnemental, aussi bien par les scientifiques travaillant sur ces sujets2 que les citoyens. Une enquête menée auprès de près de 800 chercheurs en politique climatique dans le monde entier a révélé que 73 % d’entre eux soutiennent les positions post-croissance (c’est-à-dire l’a-croissance et la décroissance). Une autre étude faite auprès de 500 spécialistes des enjeux de soutenabilité a révélé que 77 % d’entre eux préconisent des politiques de post-croissance dans les pays à revenu élevé. Plus surprenant, en rupture avec les non-débats sur le sujet dans l’espace public, l’ADEME a publié une synthèse dans un dossier en janvier 2023 mettant en évidence que « 93 % désireraient revoir en partie ou complètement le système économique et sortir du mythe de la croissance infinie. 83 % voudraient vivre dans une société où la consommation prend moins de place, et 87 % estiment que plutôt que d’innover à tout prix, il faudrait revenir à l’essentiel et au bon sens 3 ».
Naissance d’un slogan provocateur
Nous sommes au début des années 2000. Des débats autour des enjeux environnementaux naissent, avec timidité. On commence à parler de changement climatique, un peu de l’effondrement de la biodiversité ou encore des notions de pic pétrolier et « peak everything ». La dimension systémique de ces enjeux et leurs interconnexions ne sont pas encore à l’ordre du jour. Nous sommes dans la mondialisation économique triomphante avec l’entrée de la Chine dans l’OMC. C’est la fin de l’histoire, et les perspectives de croissance sont fortes et infinies. Le slogan du développement durable, qui invite à rendre compatible croissance et protection de la planète, s’impose. À contre-courant, un groupe d’activistes lyonnais, les casseurs de pub, va s’emparer de ces débats et questionner les dynamiques dominantes. À travers leur rencontre avec les réseaux intellectuels et universitaires de la critique au développement et la lecture d’anciens textes des années 70, ils décident de lancer un slogan provocateur, pensé comme un contre-pied au consensus ambiant : la décroissance. En février 2002 la revue S!lence fait un numéro spécial autour de ce terme pour le moins surprenant. Dès l’éditorial le ton est donné :
« La crise écologique est avant tout le révélateur de l’impasse politique, culturelle, philosophique et spirituelle dans laquelle s’enfonce notre civilisation. La guerre que livrent nos sociétés « modernes » à la Terre est le reflet de la guerre que livre l’humain des pays riches à sa conscience. Conditionné par d’idéologie de consommation, prisonnier d’une foi aveugle en la science, notre monde cherche une réponse qui ne contrarierait pas son désir exponentiel d’objets et de services, tout en ayant bonne conscience. Le concept éthique de « développement durable » a répondu à point à cette attente. Ce terme doit désormais rejoindre sa place, c’est-à-dire le rayon des tartes à la crème. »
Le texte est co-signé par Vincent Cheynet, ancien publicitaire. C’est lui qui a l’intuition de choisir, à dessein, le terme de décroissance pour au moins deux raisons. La première, qui anticipe l’écrasant greenwashing, balbutiant à l’époque, depuis devenu légion, a pour objectif d’éviter toute tentative de récupération par le système dominant. En effet, face aux prises de conscience autour des limites environnementales et sociales du système dominant, le marketing a adapté ses messages en les intégrant, les vidant de leur sens. La seconde, en lien avec la première, est de s’attaquer directement au cœur de l’idéologie centrale : la religion de la croissance. Ces deux intuitions se sont avérées justes.
Deux décennies plus tard, alors que six des limites planétaires ont été dépassées, toutes les autres belles idées, les concepts associés ou proches de la décroissance se sont faits, les uns après les autres, récupérer, absorber, vider de leur sens profond. C’est le cas de l’économie du partage devenu l’ubérisation du monde ou du dernier en date, la sobriété. À la rentrée 2022, après une période de sécheresse et de canicule inquiétante, et face à des inquiétudes de pénurie liée au contexte géopolitique, le gouvernement décide de s’emparer de cette très vieille et belle notion pour mieux la dévoyer. Ainsi, Élisabeth Borne, alors Première Ministre, de déclarer que « La sobriété énergétique, ce n’est pas produire moins et faire le choix de la décroissance4 ». De même, plus de vingt ans plus tard, la religion de la croissance reste au cœur de la pensée dominante. Ainsi, lors de son discours d’investiture, la même Première Ministre, bien loin de ce qui dit la littérature scientifique, s’enferme dans cette croyance : « Je ne crois pas que cette révolution climatique passera par la décroissance. » Elle s’inscrit dans la continuité de son prédécesseur, Jean Castex : « Je crois à la croissance écologique, pas à la décroissance verte ». D’ailleurs, si la décroissance invite à redescendre en deçà des seuils de soutenabilité que nos économies ont d’ores et déjà très largement et de manière inquiétante dépassés, elle est avant tout une invitation à « décroitre », à sortir du logiciel économiciste. Cela est d’autant nécessaire que cette croyance en la croissance économique comme solution miracle à tous nos problèmes n’est plus porteuse de bien-être, d’égalité ou de joie de vivre.
Un enfermement idéologique face à des sociétés qui changent
Le 23 mai 2023, Emmanuel Macron reçoit à déjeuner, de manière confidentielle, à l’Élysée, quatre sociologues afin de comprendre une société en pleine transformation. Ceux-ci lui expliquent calmement que, d’après leurs analyses, la société bouge culturellement vers ce que l’on pourrait rapprocher de principes et questions portées par la décroissance : « Les gens veulent reprendre le pouvoir sur le temps. Ce n’est pas la quantité de travail qui pose problème, mais l’absence de liberté de choix. » ; « La quête de sens ne touche pas que les déserteurs hyperdiplômés, mais aussi le jeune peu qualifié en atelier ou le saisonnier à l’accueil du camping des Flots bleus5 » ; « Le problème, c’est que vous n’avez pas de récit face à la transition climatique » ; « Il faut un récit qui embarque, sans accuser les Français de rester dans des transats. Ce n’est pas une crise, c’est une rupture de civilisation. On entre dans la civilisation écologique. » Et de continuer : « selon une étude de l’Observatoire des perspectives utopiques de 2022 […] la “société écologique” recueille la préférence d’une majorité de Français, dont les modes de vie évoluent vers la sobriété ou les circuits courts. » ; « Les chercheurs défendent le rapport de Jean Pisani-Ferry qui préconise l’endettement public et un impôt sur le patrimoine financier des plus dotés » et « il faut de freiner les sirènes de la consommation : réguler la publicité, encourager les entreprises vers des modèles moins dépendants des quantités. » ; « Cela pousse à l’écoconception et à occuper le temps à autre chose, comme les loisirs actifs. C’est l’opposé de la valeur travail ! »Malheureusement, ces éléments d’analyse sociologiques ne cadrent pas avec le logiciel du chef de l’État : « Avec l’industrie verte, on a posé des jalons », répond-il, en préférant parler d’« écologie de progrès » pour insister sur les gains de croissance à venir, sans convaincre ses interlocuteurs. La présentation continue, mais rien ne rentre, sauf un détail : « Un processus de décivilisation s’enclenche ».
Cette séquence est représentative de l’incapacité d’une certaine élite à comprendre les questions anthropologiques sous-jacentes aux enjeux de société face à la fin de ce modèle civilisationnel toxico-dépendant à la croissance économique. On retrouve cette même approche anachronique dans les mots du nouveau premier Ministre Gabriel Attal à l’Assemblée Nationale le 10 avril : « Je ne me livrerai jamais […] à une vision qui consiste à expliquer à notre génération qu’elle est condamnée à vivre moins bien que les précédentes pour protéger la planète et respecter l’environnement. […] Plutôt qu’interdire la voiture, je préfère que des usines de batteries électriques ouvrent à Dunkerque […] Plutôt qu’interdire l’avion pour tout le monde, je préfère qu’on investisse pour l’avion bas carbone et l’avion du futur. […] Plutôt que de dire : “Il faut être dans la déproduction, dans la décroissance, fermer des usines et faire perdre des emplois”, je préfère agir pour une économie qui respecte le climat. »
Décroissance, démocratie et justice sociale
Parler de décroissance implique deux conditions majeures et cohérentes : l’exigence de démocratie et celle de justice sociale. C’est là que se situent les points de blocage et, de plus en plus visible, le risque d’un alignement politique vers l’extrême-droite et contre la décroissance. Comme le montrent les études, les citoyens sont prêts à changer à condition d’être partie prenante de ces questions autour de nos besoins fondamentaux de la manière d’y répondre de manière soutenable, partagée et conviviale. L’expérience des conventions citoyennes pour le climat, d’abord en France à l’échelle nationale puis déclinées dans d’autres territoires montre que les mesures proposées par les citoyens sont bien plus radicales et ambitieuses que ce que gouvernement ou partis politiques proposent6. La question de la justice sociale est également centrale, car s’emparer de manière sérieuse de la sobriété, donc produire moins, passe par des politiques ambitieuses de redistribution. Et c’est là que la fin de la croissance se heurte à un blocage violent de la part des gagnants de l’actuel système économique. La perspective de croissance a toujours permis de remettre à plus tard la question des inégalités.
Une société de croissance sans croissance est une tragédie sociale et politique non souhaitable
Il s’agit aujourd’hui de choisir entre deux chemins : décroissance choisie ou récession subie. La décroissance invite à rompre de manière démocratique, juste et émancipatrice, avec un système économique mais aussi culturel et politique. Une société de croissance sans croissance est une tragédie sociale et politique non souhaitable. Pour diverses raisons objectives et objectivées, la fin de la croissance est nécessaire, inéluctable, souhaitable et souhaitée. Elle est nécessaire car le découplage entre croissance économique et impacts environnementaux n’a pas eu lieu, et est peu vraisemblable. Continuer à parier sur celui-ci est trop risqué, et nous embarque vers un abîme environnemental. Même s’il était possible, il n’en demeure pas moins que les ressources sont finies, aussi bien fossiles, dont nous continuons à dépendre à 80%, que minérales ou naturelles sur lesquelles les tensions sont toujours plus fortes (cuivre, lithium, eau, etc.).
Moins mis en avant et c’est regrettable, la fin de la croissance est souhaitable, tant celle-ci est dorénavant contre-productive en termes de bien-être, vivre ensemble, autonomie ou quête de sens. L’intelligence, les bienfaits du progrès sont happés par des logiques marchandes et ne sont pas mis à profit pour toutes et tous. Enfin, et les enquêtes se succèdent et convergent, de plus en plus de citoyennes et citoyens aspirent à rompre avec ce modèle consumériste : plus de sobriété, de partage, de temps choisi, d’activités émancipatrices et riches de sens tout en prenant en compte les limites planétaires toujours plus comprises. Ces dynamiques semblent être conditionnées à deux préalables : que l’effort soit justement partagé et que les décisions soient vraiment démocratiques. C’est ce que propose la décroissance à travers son projet démocratique de justice sociale et environnementale. C’est tout le contraire de ce que nous impose une oligarchie minoritaire en nombre d’individus, mais surpuissante en termes d’impacts sociétaux. La concentration économique dans les mains de quelques-uns pervertit nos démocraties limitées au seul outil représentatif. L’enjeu pour la décroissance, et de manière générale les aspirations porteuses d’ambition émancipatrice, de justice sociale et environnementale, est de créer des contre-pouvoir face à cette situation inquiétante où des minorités imposent le contenu des débats au lieu de créer les conditions de dynamiques démocratiques délibératives et participatives vers des futurs souhaitables. Les solutions sont là, les aspirations à changer sont fortes, les blocages systémiques inquiétants. Décroissance ou barbarie, telle est la question.
Vincent Liegey est ingénieur, chercheur interdisciplinaire, essayiste et conférencier autour de la Décroissance, co-coordinateur de la coopérative sociale Cargonomia, et co-auteur de Sobriété (La Vraie) : Mode d’Emploi et de Décroissance, Fake or Not (Tana Editions, 2023 et 2021).
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Notes
- 1. « Marine Le Pen et Jordan Bardella au JDD : “Notre ticket est inédit et nécessaire” », Propos recueillis par Charlotte d’Ornellas et Jules Torres, Le JDD, 13 janvier 2024.
- 2. Jason Hickel, [en ligne] « How popular are post-growth and post capitalist ideas? Some recent data », 24 novembre 2023.
- 3. « Les Français aspirent à changer de modèle de société mais sont pris dans des injonctions contradictoires », ADEME, janvier 2023.
- 4. Voir le dossier de presse du « plan de sobriété énergétique », 20 juin 2023, disponible sur le site du ministère de l’Écologie.
- 5. Les citations suivantes sont directement reprises d’un article du Monde : Ivanne Trippenbach, « Emmanuel Macron, les sociologues et les classes moyennes… Récit d’un déjeuner confidentiel à l’Élysée », Le Monde, 26 mai 2023.
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6. Jonas Lage, Johannes Thema, Carina Zell-Ziegler, Benjamin Best, Luisa Cordroch, Frauke Wiese, “Citizens call for sufficiency and regulation – A comparison of European citizen assemblies and National Energy and Climate Plans”, Energy Research and Social Science, vol. 104, Elsevier, octobre 2023.