Ceci à l’occasion des jeux olympiques
Des milliers de personnes ont été contraintes de quitter Paris et sa banlieue à l’approche des JOP. Le village olympique et l’organisation des compétitions dans des zones peuplées ont créé un mécanisme d’éviction qui touche en particulier les migrants et les très pauvres.
La décision, prise au printemps, a été un crève-cœur. Les équipes de Médecins du monde ont décidé de fermer du 1er juillet au 15 septembre leur centre d’accès aux soins et d’orientation (Caso) qui accueille les plus précaires, en majorité des exilé·es. Ce lieu d’accueil, géré dans le cadre de la Mission Banlieue de l’ONG, se situe à La Plaine Saint-Denis, au carrefour de lieux emblématiques des Jeux olympiques et paralympiques.
« Nos locaux se situent à un kilomètre du centre aquatique olympique et de l’Adidas Arena, porte de la Chapelle. On est quadrillés par le dispositif. Et pour venir nous voir, il faut forcément passer par les grandes gares comme gare du Nord », résume Matthieu Dréan, coordinateur général de la Mission Banlieue de Médecins du monde.
Face au risque de contrôles – par la police ou dans les transports –, l’association préfère préserver les quelque 4 000 patient·es qui se présentent chaque année dans ce lieu de soins. « Certains de nos patients nous disent avoir été expulsés de leurs lieux de vie, ils sont déjà victimes des JO. Nous craignons le pire, puisqu’en parallèle d’une plus forte présence policière, les équipes des tribunaux de Bobigny et Paris ont été renforcées pour pouvoir gérer plus de comparutions immédiates à la journée. Notre public pourrait recevoir des obligations de quitter le territoire », poursuit Matthieu Dréan. Une partie de l’activité sera délocalisée à Pantin et à Bobigny, en dehors du périmètre olympique.
Cette annonce fait suite à la publication d’un rapport, le 3 juin, par le collectif Le revers de la médaille, sur le « nettoyage social » à l’approche des Jeux olympiques. Les associations y dénoncent une hausse des évictions dans les zones proches des lieux de compétition. Elles ont concerné au minimum 12 545 personnes depuis un an, soit « une augmentation de 38,5 % par rapport à la période 2021-2022 », peut-on lire dans le rapport.
À la question « pourquoi évacuez-vous en lien avec les JOP ? », la préfecture de région, malgré nos nombreuses relances, se contente de rappeler sa politique générale de « mise à l’abri » : « Chaque nuit en Île-de-France, 120 000 personnes sont hébergées, une capacité d’hébergement qui a augmenté de 42 % en cinq ans. » Depuis la création en avril 2023 de places d’hébergement d’urgence en région (les sas), un peu plus de 5 000 personnes y ont été placées.
À l’approche des Jeux, c’est le sous-préfet chargé des JO, Antoine Marmier, qui supervise ces opérations délicates d’aiguillage et de transport des évacué·es, sous la houlette du préfet de la région, Marc Guillaume, ancien secrétaire général du gouvernement de Jean Castex. Sollicités par Mediapart, tous deux n’ont pas répondu à nos demandes d’entretien.
Ces mesures d’évacuation sont « adaptées, nécessaires et proportionnées », répond la préfecture de police de Paris, « pour maintenir l’ordre, la salubrité et la sécurité publics sur le territoire de l’agglomération ».
Quant au département de Seine-Saint-Denis, le premier concerné par ces évacuations, il se contente de rappeler « que l’hébergement d’urgence relève de la compétence de l’État en vertu du Code de l’action sociale et des familles ». Et qu’il « n’est donc pas partie prenante des actions de l’État en la matière et ne reçoit pas de données chiffrées sur les expulsions et les évacuations ». Il dit néanmoins assumer près de 12 000 nuitées hôtelières, « soit trois fois plus que d’autres départements franciliens », et que « ce chiffre n’a pas baissé avec les JOP ».
Thomas* et Charlotte* sont travailleurs sociaux dans une structure d’accueil à Paris. Ils constatent une pression accrue pour envoyer les personnes sans domicile vers la province dans les sas régionaux créés pour désengorger Paris et l’Île-de-France. S’ils ne peuvent confirmer stricto sensu le lien avec les JOP – « Rien n’est écrit, tout se dit à l’oral », disent-ils –, ils ressentent un empressement jamais vu. « Les JO servent d’excuse à des pratiques qui ne sont pas politiquement correctes », analyse Thomas.
Ciblage des SDF « à proximité des sites olympiques »
Des mails leur sont envoyés par leurs responsables le vendredi pour sélectionner une dizaine de candidat·es pour monter dans les bus le mardi. Le dispositif souffre d’une impréparation manifeste ou d’une volonté politique aléatoire selon les régions, peu habituées à gérer des cas aussi précaires. « On a des familles qui sont retrouvées sans ressources financières dans des hôtels en périphérie de toutes petites villes de campagne avec aucun suivi social », rapporte Thomas. Des personnes reviennent déjà, assurent-ils.
Fin mars, la direction régionale et interdépartementale de l’hébergement et du logement de Seine-Saint-Denis a donné des consignes dans un diaporama et une note internes, que L’Équipe a révélés, et dont Mediapart a pu aussi prendre connaissance, sur l’hébergement d’urgence. La perspective des Jeux olympiques y est explicitement mentionnée cette fois-ci.
Les consignes prioritaires sont formelles. Il faudra « mettre à l’abri, par anticipation, les personnes sans abri à proximité des sites olympiques » ; et « pouvoir réagir à des opérations militantes à proximité des sites (opération de visibilisation des personnes sans abri) ».
Comment expliquer ces déplacements de population ? Il y a d’abord le choix d’organiser les JOP dans des quartiers densément peuplés. Si le village des athlètes, à cheval sur trois villes (Saint-Denis, Saint-Ouen et L’Île-Saint-Denis), a été construit sur une zone majoritairement composée d’entrepôts et de sièges d’entreprise – même si un foyer de travailleurs étrangers hébergeant 300 personnes a été démoli –, dans les rues alentour vivent un grand nombre de personnes. Souvent en situation de précarité, elles sont attachées à la métropole parisienne par leur travail, une formation, leurs études ou les liens amicaux, familiaux ou associatifs qui leur permettent de survivre.
Au nom de la sécurité à garantir aux athlètes et aux médias, la préfecture de police a dessiné des zones (noires, grises et rouges) dont l’accès sera soumis à autorisation. Léa Filoche, adjointe à la maire de Paris et chargée des solidarités, revendique un certain pragmatisme. Elle n’adhère pas à la thèse du nettoyage social car, pour elle, l’État aurait autant expulsé et évacué, JOP ou non.
Mais, il y a un an, dans le cadre de la préparation des Jeux, le préfet de région a créé des places d’hébergement à Paris pour les « grands exclus ». « [Dès l’été 2023,] on a commencé à essayer de convaincre des sans-domicile installés dans certains secteurs, et notamment ceux des Jeux olympiques – parce que c’est ça que visait l’État –, pour les convaincre de rentrer dans des parcours d’insertion et d’accompagnement », explique l’élue. Concrètement, la préfecture a établi des cartes des zones noires, grises et rouges à Paris et leur a demandé d’y intervenir en priorité. En définitive, seule une centaine de personnes ont pu en profiter.
Un responsable du Comité d’organisation des Jeux olympiques et paralympiques (Cojop) explique participer à toutes les concertations conduites par la préfecture, mais pas aux réunions portant sur les évacuations. Il insiste : « En aucune façon, à aucun moment, le Comité d’organisation ne demande d’expulsions. La sécurisation des espaces publics relève de la compétence des autorités et des personnes dont c’est le métier. »
Selon nos informations, le Comité international olympique a demandé des explications au COJOP au sujet de ces expulsions. Le CIO explique à Mediapart qu’il « s’intéresse à tous les sujets et questions qui pourraient être perçus comme étant liés aux Jeux olympiques » et que « dans le cadre de sa préparation aux Jeux, il recueille toute sorte d’informations », mais qu’il « ne commente pas sur sa communication interne, entre lui-même et Paris 2024 ».
Des consignes de « bonhomie »
L’une des conséquences les plus visibles de cette politique de zones de sécurité est l’augmentation de la présence policière dans certaines rues de Seine-Saint-Denis. « Les contrôles policiers dans toutes ces zones sont beaucoup plus fréquents, même là où il n’y a pas de lieu de deal », décrit Éric Coquerel, député (LFI) du 93. Il cite l’exemple du carrefour Pleyel, à Saint-Denis, entre le village olympique et l’A86 et où se trouve une station de métro du Grand Paris : « Aujourd’hui, il y a des cars de gendarmerie en permanence. C’est tout à fait inhabituel. »
Lors d’une récente réunion publique avec le préfet de police de Paris, Éric Coquerel se rappelle lui avoir demandé quelles consignes étaient données à la police, et quelle formation allaient recevoir les gendarmes et policiers venant d’ailleurs. « Le préfet m’a répondu : “On a donné des consignes de bonhomie.” »
L’une des inquiétudes exprimées par le collectif d’associations Le revers de la médaille concerne les contrôles aux abords des lieux de distributions alimentaires. La ministre de la santé, du travail et des solidarités, Catherine Vautrin, s’est engagée, lors d’une rencontre le 3 juin avec des associations, à ce que ce ne soit pas le cas.
Malgré tout, Léa Filoche dit ne pas vouloir prendre ce risque. Un centre de distribution va être délocalisé dans le XIVe arrondissement « avec le même nombre de repas ». La ville a aussi acheté plusieurs milliers de tickets de métro, qui vont coûter 4,50 euros l’unité pendant la compétition, pour permettre à ce public de bouger sans être verbalisé.
Pour Éric Coquerel, « on va avoir les Jeux les plus sécuritaires depuis Atlanta », la ville de Géorgie (États-Unis) où les JO de 1996 sont restés célèbres pour leur violence sociale, avec près de 30 000 familles pauvres déplacées, en particulier dans les communautés afro-américaines défavorisées. Près de 9 000 personnes sans domicile fixe avaient été arrêtées.
Ancien conseiller en communication spécialisé dans la voile sportive, Coquerel s’était rendu aux JO d’Athènes en 2004 et à ceux de Londres en 2012. Il remarque que « depuis plusieurs éditions, le village olympique était en dehors du périmètre urbain. C’est la première fois depuis longtemps qu’il est au milieu d’un espace urbain très peuplé. On crée une zone rouge là où des gens vivent ».
Pour un responsable du Cojop : « Nous organisons des Jeux dans la ville, ce sera l’occasion de moments inoubliables. On ne pointe aucune population du doigt. Il peut y avoir des impacts sur des populations précaires, et nous veillons dans ce cas à la continuité de l’accompagnement social, et notamment des maraudes dans les périmètres. En tant que Cojop, on fait tout ce qu’on peut là où on peut pour optimiser l’héritage. »
Un exemple permet de comprendre les circulations, souvent dramatiques, de ces personnes précaires : l’évacuation du squat de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), le 17 avril. Près de 450 personnes vivaient dans ces bureaux désaffectés. Loin de Seine-Saint-Denis, le site n’était pas directement concerné par les zones rouges olympiques. « La raison de l’évacuation du squat, ce n’est pas les JO », explique le maire de la ville, Pierre Bell-Lloch.
Sa municipalité accompagnait depuis plusieurs mois les 250 occupant·es de ce lieu – à l’origine –, en attendant la destruction des bâtiments pour construire des logements sociaux et une ligne de bus. « Quand le squat est arrivé, ils étaient 200. On leur a mis l’eau, le ramassage des déchets, et mis en place une convention avec la Croix-Rouge. Mais je les avais prévenus de ne pas augmenter le nombre de personnes pour qu’on puisse les accompagner », poursuit l’édile.
Mais l’évacuation de plusieurs bâtiments et campements du 93 depuis un an a laissé beaucoup de monde sur le carreau. « Et le squat a grossi de 250 à 400 personnes en quelques semaines. Une centaine de personnes sont arrivées de Seine-Saint-Denis d’un coup », décrit Maëva Durand, conseillère municipale déléguée à la lutte contre les discriminations. Parmi celles-ci, des hommes qui habitaient auparavant à Unibéton, un squat bondé de 450 personnes, expulsés de L’Île-Saint-Denis au printemps 2023, car situé à quelques centaines de mètres du village des athlètes.
Députée LFI du Val-de-Marne, Mathilde Panot explique que « la préfecture du Val-de-Marne a fait comprendre que le principe était de fixer les gens et que le 94 devait héberger au maximum car le 93 accueille principalement les Jeux ».
« On voit des centaines, voire des milliers de migrants sans moyens qui dorment à la rue, dans leur voiture ou dans des squats, alerte Pierre Bell-Lloch, selon qui des associations municipales « distribuent tous les jours des dizaines de repas alors qu’avant cela se passait à Paris » : « Je vois des associations débordées car Paris s’est fermé et va connaître une forme d’État policier », prédit-il.
Après les Jeux, « comment va-t-on faire quand toutes les personnes vont revenir à Paris ?, demande Charlotte, la travailleuse sociale. On aura injecté énormément d’argent et d’énergie pour un dispositif de sas qui va mettre le social en grande précarité ».
Mediapart