Nous nous abandonnons à une obéissance paresseuse

Alors que nous nous revendiquons intellectuellement libres et avancés, notre corps social se contente d’un simulacre d’adhésion et nous nous abandonnons à une confortable obéissance passive, pour préserver notre pactole peau-de-chagrin, aux dépens de ce que nous pourrions imaginer. Chaque jour, nous nous plions aux injonctions des dominants qui nous divisent. La révolution n’est plus à nos portes.

L’histoire nous dit que toute obéissance est une abdication, que toute servitude est une mort anticipée. Élisée Reclus (1830-1905), L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique (1897).1

Par intermittence, nombre d’entre nous se plient au processus du bulletin de vote dans l’urne, parce que nous résidons en démocratie. Ensuite ? RIEN. Nous déléguons aux professionnels du pouvoir, politique ou économique, la régie de nos vies, de nos organisations, de nos coopérations et même de nos désirs et de nos intimités. Certains diront : « C’est déjà une chance de pouvoir voter ». Ceux qui ont voté le 7 juillet dernier ont la « chance » d’attendre depuis des semaines de voir si leur vote a eu une utilité quelconque sur ce qu’ils espèrent d’une vie bonne. Parce qu’un mal élu a signé un contrat en béton constitutionnel en 2022, le rendant indéboulonnable (ou presque) jusqu’en 2027 et qu’il s’est arrogé la prépotence d’un hyper-président, nous ne pourrons assister qu’en spectateurs à, au choix, une tragédie ou une comédie grecque, ces manifestations d’illusion théâtrale jouées à l’occasion des fêtes de Dionysos. Thomas Jolly aurait-il imaginé le scénario de la rentrée politique dans la foulée de celui de la cérémonie d’ouverture des JO ? Les évêques vont encore être sur les dents.

Nous ne sommes bien entendu pas sous le joug d’un Poutine ou tout autre dictateur de ses amis et où l’obéissance, au moins de façade, est une question de survie au premier degré. Le processus d’obéissance, dans une société comme la nôtre, est bien plus subtile. Jacques Semelin, historien et spécialiste des génocides et des résistances civiles, souligne que « l’État moderne s’est construit sur le fait qu’il nous donne la sécurité en échange de notre obéissance ». La démocratie à la sauce de la Ve République se limite donc à ce bulletin de vote glissé dans l’urne par les plus légitimistes d’entre nous. Pour le reste, nous nous abandonnons, dans un bel ensemble, à une obéissance paresseuse, résignée, docile, en quête d’une stabilité sécurisante, dans la crainte que toute autre construction politique ne mette en danger notre pécule, que le désordre d’une révolution s’installe ou, pire, qu’une chienlit toute gaullienne ne dynamite ce bel ordonnancement, scénario horrifique que les droites entretiennent avec un certain raffinement dans leur communication : immigration, délinquance, jeunesse à la dérive, drogue… Cela justifie la montée en puissance de l’état policier, la surveillance de masse « pour notre sécurité », la répression anti-terroriste de toutes manifestations et protestations, etc.

Un deal obéissance/sécurité

Quand je dis « nous », cela exclue l’élite minoritaire qui tient les rênes du pouvoir, politiciens professionnels, hauts fonctionnaires, ultra-riches… qui, elle, dispose du pouvoir d’imposer le régime politique qui convient au maintien de sa bonne fortune. Le choix est donc factice dans une structure sociale cadenassée par une bourgeoisie elle-même asservie à cette élite qui détient le véritable pouvoir dans une société capitaliste. Il n’est qu’à constater la main-mise d’un Bernard Arnault sur Paris et sur les JO qui ont été une immense vitrine publicitaire pour ses marques de luxe ou la morgue d’un Elon Musk dictant ses règles (ou plutôt leur absence) à l’Europe. Ces élites, ayant pour exécuteur de leurs hautes prétentions un certain Macron Emmanuel, prétendent nous distiller par ruissellement quelques gratifications en échange de notre docilité. Car si l’État politique nous impose son deal obéissance/sécurité, le monde capitaliste est encore plus pervers dans sa volonté d’obtenir notre sujétion déguisée en adhésion. Saturer notre « temps de cerveau disponible », créer des cycles envie/frustration puis de la dépendance psychologique voire physique, dont la crise des opioïdes est l’aspect le plus effrayant, ou encore verrouiller, cadrer tous nos déplacements, du pointeur sur nos écrans avec le nudge marketing2 aux parcours fléchés type Ikea, tous les moyens sont mis pour nous asservir et obtenir sous contrainte psychologique notre assentiment. La société capitaliste modèle même une forme de pression sociale pour arriver à ses fins et à une uniformisation des désirs. Là encore, notre obéissance relève d’une paresse à rechercher d’autres voies ou d’un confort à se laisser prendre en main ou encore à un refus de se charger de responsabilités, sources d’angoisses ou réclamant trop d’engagement. « L’obéissance n’est qu’une forme canonisée de la paresse », a écrit très justement Germaine Beaumont (1898-1983), journaliste, écrivaine et premier prix Renaudot, dans Si je devais… (2005).

L’obéissance pour plus de stabilité

Les pouvoirs et les dominants ont besoin de stabilité pour continuer à prospérer. Cette stabilité est intimement liée à l’obéissance des masses populaires, les éléments perturbateurs minoritaires (« écoterroristes », désobéissance civile, manifestants…) pouvant être facilement maîtrisés (régimes d’exception, surveillance poussée, fichage, reconnaissance faciale…) ou éliminés (emprisonnement, intimidation, mutilations dans les manifs…). Alors pourquoi s’opposer, emprunter des voies inconnues, décoloniser son imaginaire, comme le propose l’économiste hétérodoxe Serge Latouche? L’État, le marketing, les réseaux sociaux et désormais l’intelligence artificielle s’occupent de tout pour nous. Pourquoi risquer de perdre le pécule de survie que nous accordent généreusement les élites de ce monde ? Pourquoi perdre une énergie folle à les affronter quand ces dernières vous passent à 30 000 pieds au-dessus de la tête, dans leurs jets privés ? Rien ne nous oblige à prendre tel abonnement, acheter tel objet, insignifiant mais à prix significatif, à cliquer sur telle icône colorée sur notre écran. Mais au bout de la soumission, beaucoup d’entre nous, occupés à survivre, n’ont plus les moyens de se rebeller, de désobéir, de reprendre leur liberté.

Parfois, la servitude vire même à la dévotion quand on observe les adorateurs d’Elon Musk, de la galaxie Apple ou de nombre d’influenceurs aux millions de followers et de dollars ou autres cryptomonnaies. Nous ne sommes pas loin de la soumission érigée en système par les religions et leurs clergés. Ces derniers trouvent un regain de puissance dans les sombres perspectives écologiques, climatiques, économiques, géopolitiques. Autant de facteurs menaçant la stabilité de nos sociétés. Alors s’en remettre à Dieu n’est pas plus dommageable que de s’en remettre à Macron. L’homme d’État qu’était George Washington (1732 – 1799) aurait dit : « Tout le devoir de l’homme se résume dans l’obéissance à la volonté de Dieu ». C’est pourquoi tous ses successeurs évoquent Dieu à toute occasion ‒ malgré une stricte séparation de l’État et des églises ‒ et que présidents et clergés fixent les règles dans un bel ensemble, jusque dans les salles de classes. La foi est une obéissance absolue qui n’autorise pas le questionnement, une obéissance sans raison garder. Le créationnisme et les textes sacrés, emplis de métaphores, d’hyperboles, de fables, d’énigmes, de paraboles… sont là pour donner toutes les raisons de la nécessité d’une soumission absolue. Le cardinal de Retz (1613 – 1679), expert en Fronde et retournement de veste pourpre, était explicite quant au pouvoir de sa caste : « Le clergé, qui donne toujours l’exemple de la servitude, la prêche aux autres sous forme d’obéissance ».

Obéir n’est pas adhérer

Mais, me direz-vous, il est impossible de faire société sans s’en remettre à des chefs (les cheftaines, c’est plus rare) perchés au sommet de l’échelle sociale, les « premiers de cordées » comme les nomme avec une certaine candeur, notre résistant de l’Élysée. La socialisation rend-elle obligatoire l’obéissance ? Non, elle exige au contraire la coopération pour obtenir l’adhésion et l’engagement, sous le régime d’une démocratie intégrale. Les règles, ou au minimum leurs grandes lignes, doivent être définies collectivement, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui sous le régime représentatif professionnalisé de la Ve République ou sous le joug du capitalisme dont la puissance financière est supérieure à la plupart des états et collectivités.

Obéir aux injonctions des dominants, c’est renoncer à créer, imaginer, innover, individuellement et collectivement, à la recherche d’une vie bonne en ayant prise sur notre quotidien. C’est la différence entre une allégeance dépendante et une adhésion consciente et volontaire. L’obéissance confirme une dépendance, mène à la soumission puis à la servitude.

L’obéissance, c’est la mort. Chaque instant dans lequel l’homme se soumet à une volonté étrangère est un instant retranché de sa vie. Alexandra David-Néel (1868 ‒ 1969)4.

Yves GUILLERAULT ; paysan et journaliste, tous les deux en retraite active ; abonné de Mediapart

** **

Notes

1. : Élisée Reclus était géographe de formation mais surtout théoricien et militant de l’anarchisme. Son héritage politique est immense.

2. : Le nudge marketing est une technique visant à influencer le comportement des individus en modifiant leur environnement ou en utilisant des signaux discrets. C’est par exemple utiliser des couleurs attrayantes, des éléments interactifs ou encore la création d’un sentiment d’urgence utilisé sur les sites de vente en ligne.

3. : Serge Latouche : Décoloniser l’imaginaire : La Pensée créative contre l’économie de l’absurde, Lyon, Parangon, ( 2011).

4. : Alexandra David-Néel fut journaliste, écrivaine, cantatrice, exploratrice, orientaliste mais aussi féministe et anarchiste. Voir aussi https://www.alexandra-david-neel.fr/.