« On a quatre minutes pour s’exprimer alors que c’est nous qui vivons dedans »
La première soirée de débat public sur les futurs réacteurs EPR2 de Gravelines, dans le Nord, a souligné le déséquilibre entre la parole des représentants d’EDF, rompus aux éléments de langage, et celle des associations écologiques qui manquent de moyens.
Elle n’a même pas retiré son anorak, couleur turquoise, et d’ailleurs, elle a failli partir avant son tour de parole : « C’est tout tellement parfait, je me suis demandé : est-ce qu’il faut que je reste ? »
Quand Marie-Paule Hocquet-Duval prend le micro, les murs tombent et la salle s’ouvre sur l’extérieur. Face aux représentants d’EDF et aux élus locaux qui se sont exprimés pendant une heure trente lors la première séance du débat public sur les futurs réacteurs EPR2 mardi 17 septembre, la militante fait entrer la voix de celles et ceux dont le nom n’a même pas été prononcé : « les habitants ».
Face à ses interlocuteurs et interlocutrices, la présidente honoraire de l’association Consommation, logement et cadre de vie (CLCV) se dit « un peu sidérée » d’entendre que « tout a été prévu » concernant les futurs réacteurs EPR2 programmés sur le site de la centrale nucléaire de Gravelines, alors que « [les habitant·es] n’ont pas été consultés » : « On a quatre minutes pour s’exprimer alors que c’est nous qui vivons dedans », à l’intérieur de cette zone industrielle si dense, avec sa vingtaine de sites industriels Seveso à haut risque pour l’environnement.
C’est ici, sur le site de la centrale nucléaire de Gravelines (Nord), la plus grosse d’Europe avec ses six tranches mises en service il y a plus de quarante ans, qu’Emmanuel Macron et EDF voudraient construire.
Elle décrit aussi la « foule de documents » mis à disposition par EDF pour présenter son projet, une belle brochure en papier glacé distribuée à l’entrée alors qu’« aucun d[’eux] n’a les moyens d’imprimer ». « On ne peut pas s’exprimer par rapport à tous ceux qui disent que c’est super bien. On n’a pas de moyens, pas de locaux, qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? », insiste-t-elle.
Julie Vaslin, de la Fédération des centres sociaux du Pas-de-Calais, renchérit : les organisateurs du débat les sollicitent pour faire venir des habitant·es aux débats sur l’EPR. « Vous dites que les gens peuvent peser sur la décision. J’aimerais savoir quand les gens ont été écoutés ? En quoi et de quelle manière ? »
Égalité de traitement ?
Les deux nouveaux EPR pourraient être mis en service en théorie en 2038. Pendant quatre mois, la Commission nationale du débat public (CNDP) organise des rencontres thématiques autour du projet (financements, emplois, besoins énergétiques, impacts du dérèglement climatique…) pour informer le public sur ce projet qui coûtera au moins 16 milliards d’euros.
Luc Martin, le président de la commission « particulière » créée pour le débat sur les EPR de Gravelines, assure que depuis leur création en 1995, « plus de 60 % des projets mis en débat ont été modifiés ou abandonnés ». Donc « il y a une influence ». À l’époque, le ministre de l’environnement s’appelle Michel Barnier, devenu aujourd’hui premier ministre.
« On recherche l’argumentation mais pas le référendum, explique Marc Papinutti, le président de la CNDP. Ce qui compte, c’est l’égalité de traitement pour toutes les contributions. » Mais quelle égalité est envisageable dans cette discussion quand EDF promet des milliers d’emplois – 8 000 au pic de la construction puis 1 000 en moyenne chaque année pendant soixante ans – dans une région où le taux de chômage est bien au-dessus de la moyenne nationale, autour de 9,2 % ?
Le porte-parole de négaWatt dispose de quatre minutes pour expliquer pourquoi le nucléaire n’est pas indispensable.
La question n’est pas posée en ces termes mardi soir. Antoine Ménager, le directeur du débat public sur les EPR2 chez EDF, ne répond qu’aux points techniques : combien de CO2 émis pour un kilowattheure ? Une ou deux enceintes autour d’un réacteur, est-ce différent ?
Pour le reste, il enfile les clichés, se présentant tour à tour comme un « chef d’orchestre » du débat, ou « un ingénieur qui vit depuis trente ans au rythme des belles machines qu[’ils] conç[oivent] et construis[ent] ». Les futurs EPR2 de Flamanville sont « une brique dans la révolution électrique », un exemple des « belles choses que l’on peut construire ensemble » et « le début d’une belle histoire ». En fermant les yeux, on pourrait se croire en réunion de scénarios pour une série sentimentale.
Il a deux fois plus de temps de parole que les autres, en tant que représentant du maître d’ouvrage, alors que le porte-parole de l’association négaWatt dispose de quatre minutes pour expliquer pourquoi le nucléaire n’est pas indispensable et comment atteindre le 100 % renouvelable. Nicolas Fournier, de la fédération Adelfa, compense le manque de temps en critiquant le site nucléaire de Gravelines, « la plus grosse concentration nucléaire de la planète », et ses pollutions.
En fonction des orateurs et oratrices, les applaudissements fusent de différents endroits dans la salle – bien remplie. Les organisateurs promettent que la « cellule de vérification des faits » passera à la moulinette les affirmations controversées. Mais son conseiller scientifique est un ancien ingénieur de l’industrie nucléaire, et Greenpeace, membre de la cellule avec d’autres associations, trouve les slides biaisées en faveur de l’atome.
Joël Barre, le directeur interministériel au « nouveau nucléaire », affirme que le programme des nouveaux EPR « sera financé » mais n’en apporte aucune preuve. Il ne peut que s’engager à venir parler d’ici à janvier 2025 de « l’accord [qui sera] trouvé avec EDF sur le financement ». Le groupe estime à 51,7 milliards d’euros le coût des six nouveaux réacteurs EPR. Mais d’après Les Échos, la facture pourrait s’élever à 67 milliards d’euros.
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Dans la salle, tout le monde essaie de se faire entendre : un membre des Voix du nucléaire (une association qui défend l’atome) critique le bilan carbone du photovoltaïque, la CGT distribue une brochure pour la création d’un grand service public de l’énergie, un tract sarcastique appelle à travailler dans l’industrie verte avec le slogan « Allons enfants de la batterie » sous une photo d’enfant en chimiothérapie. À partir de 20 heures, la salle commence à se vider.
La représentante du ministère de l’écologie est déjà repartie quand une voix s’élève de la salle : « Et l’uranium russe ? » Pauline Boyer, de Greenpeace, se fait rembarrer par l’animateur : « Je vais prendre les questions sur les modalités du débat. L’uranium russe, ce n’est pas le moment. »
À la sortie, elle proteste contre cette « censure ». C’est au port de Dunkerque, à quelques kilomètres de là, que de l’uranium naturel russe avait été repéré en novembre 2022, malgré la guerre en Ukraine. La dépendance de la filière nucléaire à la Russie pour la fourniture de ses combustibles ne figure pas dans les thématiques retenus pour les prochains débats.
mediapart