Le chemin dangereux des restrictions des libertés en France
Ténor du barreau depuis plus de soixante ans, ancien président de la Ligue des droits de l’homme, maître Henri Leclerc, dans un entretien exclusif avec Orient XXI s’inquiète de mesures et de lois « qui réduisent les libertés de tous », « dans la droite ligne de ce que réclamait l’extrême droite ». Il décrypte la façon dont les gouvernements de droite comme de gauche profitent, depuis la guerre d’Algérie et Mai 68, de circonstances dramatiques comme l’assassinat de Samuel Paty par un fanatique islamiste pour porter atteinte aux libertés publiques.
Jean Stern. – Au-delà de l’effroi, du chagrin et de la colère que provoque l’assassinat de Samuel Paty, que vous inspirent les premières réponses d’un gouvernement qui semble montrer ses muscles ?
Me Henri Leclerc. — Face à un crime aussi insupportable, il est normal que le gouvernement réponde spectaculairement à la peur et à la colère nationales. Mais il est aussi gardien de l’État de droit. Il y a d’abord la réponse pénale ; c’est l’affaire de la justice : enquêteurs, juges et avocats sont à l’œuvre, et elle statuera sur le droit existant. Et puis il y a la réponse politique. C’est toujours pareil quand arrive un tel drame, le gouvernement, pour renforcer son image et rassurer l’opinion bouleversée, impose des mesures voire des lois nouvelles dont il n’est pas établi qu’elles soient efficaces sur les circonstances ou « l’atmosphère » qui ont permis que s’accomplissent les actes criminels. Elles réduisent les libertés de tous. C’est comme cela qu’en janvier 2015, François Hollande proposa, outre l’état d’urgence, la déchéance de nationalité qui touche à des principes fondamentaux, ce qui brisa en profondeur sa majorité. On ferme dans l’extrême urgence la mosquée de Pantin. Est-il prouvé qu’elle a une responsabilité dans le crime ? Sinon n’aurait-il pas fallu le faire avant ou se donner plus de temps ?
« Resserrer encore plus le filet sécuritaire »
J. S. — Depuis plusieurs années, et au fil de projets de loi successifs sur le renseignement, sur le terrorisme, sur la surveillance électronique, sur la sécurité intérieure, il semble que la logique de l’état d’urgence soit de plus en plus transposée dans le droit commun. Ne va-t-on pas vers une forme de totalitarisme ?
H. L. — Je ne crois pas qu’on aille vers le totalitarisme, mais on va néanmoins vers des mesures de plus en plus répressives dans la droite ligne de ce que réclamait l’extrême droite depuis des années et que réclame maintenant également la droite parlementaire. Ces proclamations enflammées pour essayer de rassembler des gens révoltés et apeurés sont totalement démagogiques. L’état d’urgence est aujourd’hui dans le droit commun, mais on veut profiter de l’émotion populaire actuelle pour resserrer encore plus le filet sécuritaire. On en espère sans doute des conséquences électorales.
J. S. — Une démocratie peut-elle survivre à un rythme effréné de lois et de propositions d’exception, à chaque changement de gouvernement, à chaque nouvel attentat terroriste ?
H. L. — Il faut espérer qu’elle survivra. Il y a des orientations compliquées à mettre en œuvre, y compris sur le plan des principes. La France entière crie avec raison : « Défendons la liberté d’expression » ; ce n’est pas moi qui dirai le contraire, j’ai passé ma vie à cela. Mais pour défendre la liberté d’expression, on se trouve obligé de la réduire, en encadrant mieux les réseaux sociaux. Reprenant une formule de Mirabeau, l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme en fait « un des droits les plus précieux sauf à répondre des abus dans les cas déterminés par la loi ». La liberté d’expression a des frontières. Ce qui est interdit par les lois, ce sont les propos racistes, haineux ou discriminatoires à l’égard de personnes. Cela ne concerne pas le sacrilège ou le blasphème qui peuvent heurter, choquer une fraction quelconque de la population, mais ne les mettent pas elles-mêmes en cause.
Certains pays ont des lois différentes. J’ai autrefois défendu en Alsace, où la loi de 1905 n’avait pas été promulguée, un type pour blasphème envers la religion catholique. Mais c’est aujourd’hui inconcevable, l’existence d’une telle infraction étant incompatible avec les principes fondamentaux de la République.
J. S. — On parle de revisiter la loi de 1881 sur la liberté de la presse, considérée par certains magistrats et responsables politiques comme trop contraignante. Qu’en pensez-vous ?
H. L. — Je suis très réservé sur toute atteinte à la loi sur la liberté de la presse. On risque de la voir s’effondrer un jour, car cette loi de 1881 est un monolithe, comme la loi de 1905 sur la séparation de l’église et de l’État ou celle de 1901 sur les associations, et il faut les toucher avec parcimonie.
Quand le gouvernement dissolvait les associations à tout de bras
J. S. — Justement, la liberté d’association, organisée par la loi de 1901, semble être remise en cause. Comment, là encore, rappeler ce que sont les règles d’un état de droit ? Sur quelles bases juridiques le gouvernement peut-il dissoudre une association ?
H. L. — Les conditions de dissolution d’une association sont très claires. Toute ma vie, j’ai défendu des associations dissoutes. C’est encadré, on ne peut pas dissoudre sur un soupçon, il faut des faits : provocation à des manifestations armées dans la rue, constitution de groupes de combat ou des milices privées, incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence discriminatoires envers des personnes ou provocation à des actes de terrorisme. Après Mai 68, le gouvernement dissolvait des associations à tour de bras, et les tribunaux administratifs et le Conseil d’État annulaient souvent ces décisions. Pourquoi invoque-t-on le fait qu’une association serait une association subversive ou aurait des comportements qui ne sont pas en relation avec le drame que nous venons de connaître ? Il faut des éléments précis. Cela fait longtemps que certains veulent avoir la peau du Comité contre l’islamophobie en France (CCIF). Je l’ai reçu à la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH)1, et j’ai souvent été en désaccord avec lui. Mais son action est-elle si manifestement en lien avec l’actualité qu’elle justifie sa dissolution brutale ?
J. S. — La loi Avia contre la haine en ligne, que ses opposants considéraient comme liberticide, a été pour plusieurs de ses articles censurée par le Conseil constitutionnel. Que serait selon vous une loi équilibrée contre la cyber-haine et les publications haineuses sur le web ?
« Le véritable problème c’est la ségrégation des quartiers populaires »
H. L. — Il est très compliqué, je l’ai dit, de restreindre la liberté d’expression au nom de la liberté d’expression. Il y a certainement à revoir la question de la responsabilité des hébergeurs et des diffuseurs. Il faut aussi traiter de la question de l’anonymat, et il faudrait sans doute pouvoir empêcher un certain nombre de messages, mais lesquels ? On a laissé les réseaux sociaux prendre une ampleur fantastique sans bien les encadrer, sans vouloir porter trop atteinte à la liberté d’expression. Sans exiger qu’il existe un responsable. Le Conseil constitutionnel, qui n’a rien d’une organisation gauchiste, nous met en garde sur la nécessité de légiférer avec prudence et il faut l’écouter.
J. S. — Certains parlent du racisme non pas d’État, mais de l’État. Qu’en pensez-vous ?
H. L. — Ce ne sont que des mots. Le véritable problème c’est la ségrégation dans les quartiers populaires qui engage la responsabilité de l’État, et depuis longtemps. Tout le monde a vu Les misérables, ce film de fiction quasi documentaire sans forcément se rendre compte qu’il y a un véritable problème. Macron a fait une faute en écartant le « rapport Borloo ». Les phénomènes racistes viennent en partie de cette ségrégation. Les propos, les comportements et les actes racistes existent. Mais je ne crois pas que nous soyons actuellement dans un véritable racisme étatique. Il y a à l’extrême droite un courant très dangereux, mais qui est très minoritaire. Il y a certes Éric Zemmour qui entraine la chaine CNews, mais aussi Dieudonné ou Alain Soral. Il faut évidemment les combattre.
J. S. — Droit de manifester, nouveau schéma du maintien de l’ordre, droit pour les journalistes de couvrir les manifestations… Les libertés publiques vous semblent-elles menacées en France ?
H. L. — J’ai malheureusement toujours connu cela. Si je regarde ma vie, j’ai commencé ma carrière en étant actif pendant la guerre d’Algérie, quand les libertés publiques ont été considérablement réduites. La loi relative à l’état d’urgence date de cette époque (1955), et je rappelle que l’armée française fut dotée de pouvoirs de police et que l’État ne combattit pas contre la torture qu’elle pratiqua. Après Mai 68, on a eu la loi anticasseurs qui organisait des responsabilités collectives, puis en 1981 la loi « sécurité et liberté » de l’ancien garde des sceaux Alain Peyrefitte qui était terrible. Les lois « Pasqua-Debré » ensuite, ce n’était pas rien non plus. Toute ma vie je me suis battu contre ces transformations législatives, contre le fait que les gouvernements fassent toujours de nouvelles lois sécuritaires, peu utiles contre la violence qu’elles sont censées combattre, mais qui portent atteinte aux libertés de tous et dégradent notre système juridique.
Mais les grandes lois sécuritaires ces dernières années, c’est aussi la gauche qui les a faites pour la conquête d’une opinion apeurée. La loi sur les manifestations va permettre de réprimer un certain nombre de citoyens, mais n’empêchera pas les grandes manifestations. Les capacités de résistance existent toujours contre ces lois. Ce qui m’inquiète le plus, c’est que les restrictions actuelles des libertés risquent de rendre plus faciles demain d’autres restrictions des libertés publiques encore plus fortes. Le chemin qu’elles tracent est dangereux.