Une honte
Face à la réponse répressive au modeste rassemblement propalestinien du 27 septembre par des étudiants, présenté comme violent et menaçant la sécurité de l’institution, aujourd’hui, un sentiment de honte et de colère m’envahit devant tant d’indécence, devant une telle cécité politique.
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Le 2 mai 1968, l’hebdomadaire d’extrême-droite Minute s’en prenait à Daniel Cohn-Bendit, ce « Juif et Allemand », en lui imputant la responsabilité du mouvement étudiant, et recommandait de le « prendre par la peau du cou » pour le reconduire à la frontière « sans autre forme de procès ». Ce qui fut fait : Daniel Cohn-Bendit fut interdit de séjour par le gouvernement français. L’Express révéla, en 2008, que l’auteur de l’article était un certain Jean-Marie Le Pen.
Aujourd’hui, Luis Vassy – le tout nouveau directeur de Sciences Po Paris –, les médias de l’empire Bolloré, l’Elysée et le gouvernement Barnier ont trouvé leur « Juif allemand » : Hicham Touili-Idrissi, ancien étudiant, l’un des porte-parole du Comité Palestine qui avait occupé l’emblématique amphithéâtre Boutmy le 12 mars, et qui est aujourd’hui « collaborateur », comme le présente Le Figaro – en fait, l’assistant parlementaire, mais l’extrême-droite n’aime guère l’évocation de cette fonction par les temps qui courent –, de la députée européenne LFI Rima Hassan.
Le procureur de la République a donc été saisi à l’initiative de Luis Vassy, à la suite d’une manifestation d’étudiants propalestiniens le 27 septembre, présentée comme violente et menaçant la sécurité de l’institution. Le Figaro, le JDD, Europe 1 ont lancé une féroce campagne de presse contre Hicham Touili-Idrissi, qu’ont vite relayée les réseaux sociaux. Les menaces de mort à l’encontre du susnommé s’en sont suivies. La directrice du mémoire de master – consacré à l’engagement politique des Queers et musulmans à New York – a été harcelée par les journalistes, disposant manifestement d’informations fournies par la direction de Sciences Po, telles que la note obtenue par l’intéressé. Le fait que la professeure ait pour nom Nadia Marzouki ne pouvait naturellement que conforter les préjugés et la haine des chiens courants de l’extrême-droite. Il n’y pas de musulman sans feu.
Le profil et l’itinéraire de Hicham Touili-Idrissi ne peuvent que rendre fous les identitaristes en déréglant leur boussole idéologique et culturaliste. Le jeune homme est citoyen français de parents marocain et algérien. Il est musulman et porte une boucle d’oreille. Il milite avec fougue en faveur de Gaza en se situant sur le seul terrain du droit international qu’il a étudié à Sciences Po, et en fêtant Rosh Hashana avec des associations juives de Belgique dans l’enceinte du Parlement européen.
En bref, il est le pur enfant de cette classe dirigeante qui rejette aujourd’hui la société française qu’elle a elle-même engendrée au fil de ses politiques publiques successives. Qui a colonisé ? Qui a fait venir une main d’œuvre immigrée pour reconstruire et faire tourner l’industrie ? Qui a prospéré sur une conception masculiniste et prédatrice de la vie amoureuse et sexuelle que récusent un nombre croissant de jeunes femmes et de jeunes hommes ? Qui a soutenu de manière inconditionnelle Israël aux dépens des droits fondamentaux des Palestiniens ?
Etudiant brillant et profond, pas antisémite pour un sou, sans la moindre once de la violence qu’on lui impute, Hicham Touili-Idrissi ne fait que passer aux travaux pratiques des enseignements théoriques qu’on lui a inculqués rue Saint-Guillaume, en s’émouvant d’une situation qui préoccupe la justice internationale et les Nations-Unies : celle de la bande de Gaza, bombardée et maintenant affamée au mépris des résolutions de l’ONU et au prix d’un déchaînement qui prend une tournure génocidaire, au dire ou en tout cas au soupçon de la Cour internationale de justice et de la Cour pénale internationale. A aucun moment Hicham Touili-Idrissi n’a minoré les crimes contre l’humanité dont le Hamas et d’autres milices se sont rendus coupables le 7 octobre 2023. Simplement, il ne fait pas commencer la guerre à cette date funeste et s’interdit le négationnisme de la réécriture de l’histoire de la Palestine depuis 1948, voire depuis le 19e siècle, ne serait-ce que parce qu’il a sans doute suivi les cours et lu le dernier ouvrage de l’un des professeurs de Sciences Po, Jean-Pierre Filiu.
Le problème n’est donc pas Hicham Touili-Idrissi. Ni la manifestation du 27 septembre, sur le campus Saint-Thomas, qui n’a rassemblé qu’une trentaine d’étudiants et dont la seule « violence » a été le taguage de quelques logos d’entreprises donatrices, présentes dans les Territoires occupés, qui y tenaient leur « Forum des carrières ». La belle affaire ! A aucun moment la sécurité de l’établissement et de ses usagers n’a été mise en danger. Il ne s’est produit qu’une manifestation, ou plutôt un petit rassemblement, comme en connaissent régulièrement les établissements universitaires, avec des slogans propalestiniens et anti-israéliens mais nullement antisémites.
Le problème est la réponse répressive complètement disproportionnée de la part du nouveau directeur dont on doit se demander quelle mouche l’a piqué, une semaine après son entrée en fonction : outre le signalement de Hicham Touili-Idrissi au procureur de la République, la suspension administrative, sans enquête préalable, de quatre très jeunes étudiants dont le seul tort est d’avoir chanté, repris des slogans politiques et pris des photos de la manifestation sans même les avoir publiées sur les réseaux sociaux. Ils se voient privés d’accès aux locaux de Sciences Po pour une période indéterminée, et leur scolarité est de facto compromise. On imagine le lot de contentieux qu’ouvre cet arbitraire, dont il est loin d’être certain qu’il tourne à l’avantage de l’institution, même si celle-ci est parvenue à les faire débouter de leur référé liberté devant le tribunal administratif.
En attendant, le mal est fait, et toute la France est persuadée que la rue Saint-Guillaume est devenue un souterrain du Hamas et un foyer d’antisémitisme, en dépit des déclarations de nombreux étudiants juifs de l’établissement affirmant que d’antisémitisme il n’y eut point, ni en mars ni en octobre.
Le premier sujet d’étonnement vient de ce que Luis Vassy, diplomate de métier, ne tienne pas compte de la recommandation de la rapporteure spéciale des Nations-Unies qui, dans son rapport du 2 octobre 2024, demande aux universités du monde entier de « s’abstenir d’adopter des règlements administratifs qui menacent de pénaliser les étudiants pour leur participation à des manifestations pacifiques » et de « cesser toute surveillance du personnel et des étudiants pour avoir exprimé leurs opinions ou participé à des manifestations pacifiques ».
Le « bannissement » des quatre étudiants, le signalement à la justice de Hicham Touili-Idrissi, la surveillance des militants propalestiniens par la direction de la vie étudiante de Sciences Po et les intimidations orales dont elle se rend coupable à leur encontre, la création par celle-ci de faux comptes sur les réseaux sociaux pour les traquer, l’interdiction faite aux étudiants de prendre des photos à l’intérieur des locaux (!) sont aux antipodes des stipulations des Nations-Unies et rappellent plus les méthodes universitaires de la Pologne du PIS, de la Hongrie de Viktor Orbán ou de l’Inde de Narendra Modi que la tradition, plutôt libérale en la matière, de Sciences Po.
La raison en est simple. Depuis qu’Emmanuel Macron a lancé sa campagne de rectification idéologique contre l’ « islamo-gauchisme », le « wokisme » et les « études de genre », dès juin 2020, dans l’espoir de séduire les partis de droite et l’électorat du Rassemblement national à l’approche de l’élection présidentielle de 2022, Sciences Po est devenu un champ de bataille de la « guerre culturelle » lancée contre la gauche(1). Parce que l’établissement continue de former une part importante du personnel politique et médiatique. Parce que ses étudiants votent en majorité à gauche, et même, horresco referens, pour LFI dans une proportion notable. Et aussi parce que les réformes introduites par l’ancien directeur, Richard Descoings (1996-2012) – notamment l’ouverture du recrutement aux quartiers populaires et l’internationalisation du recrutement et du cursus – se sont toujours heurtées à la sourde résistance des gardiens du temple de la rue Saint-Guillaume. L’alliance de fait entre Jean-Michel Blanquer et quelques-uns de ces derniers, dont l’ancien directeur du CEVIPOF et président de l’Association Sciences Po Alumni, Pascal Perrineau, a transformé leur grogne en offensive stratégique, au nom de la lutte contre le « wokisme » et l’« islamo-gauchisme » censés régner dans l’établissement, contre toute évidence. De ce point de vue le « Juif allemand » Hicham Touili-Idrissi est le bouc émissaire idéal, de par ses origines, son parcours, ses centres d’intérêt et son engagement politique. Il semble avoir été créé par Dieu pour empêcher Bruno Retailleau de bien dormir.
N’en doutons pas. Sous le couvert des différents conseils de Sciences Po, c’est bel et bien Emmanuel Macron qui a choisi Luis Vassy, comme il avait désigné son prédécesseur, Mathias Vicherat (2021-2024). Les trois hommes sont d’ailleurs liés, pour être issus de la même promotion Senghor à l’ENA. Le poste est devenu trop crucial dans la « guerre culturelle » (et factionnelle) qui fait rage pour être laissé dans les mains des seuls universitaires. Sous prétexte du scandale Olivier Duhamel, le départ forcé de Frédéric Mion (2013-2021) dut beaucoup à la proximité de celui-ci avec l’ancien Premier ministre Edouard Philippe, le rival de Jean-Michel Blanquer. Paradoxalement, Sciences Po, qui se veut désormais Université de recherche d’envergure internationale, n’a plus été dirigé par un universitaire depuis 1996. Les affaires à répétition qui ont entaché sa réputation, plus gravement que ne l’a fait l’action du Comité Palestine, suggèrent que ce ne fut peut-être pas une bonne idée
Dans ce contexte la lettre de mission de Luis Vassy est simple : mettre en œuvre le diktat de Gabriel Attal, lors du conseil d’administration de Sciences Po du 13 mars auquel celui-ci s’était invité en toute illégalité, et nettoyer idéologiquement les « écuries d’Augias », c’est-à-dire extirper le Hamas des caves de la rue Saint-Guillaume (selon les fantasmes en vogue). Il s’agit aussi, plus fondamentalement, d’inscrire au cœur de la nouvelle convention entre l’Etat et Sciences Po, en cours de négociation, le « respect des valeurs républicaines », comme l’avait exigé l’ancien Premier ministre. Or, ces dernières n’ont aucune définition juridique précise. La porte sera donc ouverte à l’intervention dans le champ universitaire des autorités politiques, à un moment où l’extrême-droite est aux portes du pouvoir et où près de 80 députés ont déposé, le 8 octobre, une résolution tendant à la création d’une « commission d’enquête relative à l’infiltration des idéologies contraires aux valeurs de la République ». Son adoption soumettrait l’Enseignement supérieur et la Recherche à une police de la pensée digne du maccarthysme. Pour nous rassurer, n’oublions pas que le ministre en charge de ces domaines, le LR Patrick Hetzel, est pour le moins marqué politiquement et défendait la bonne potion du professeur Raoult pendant la pandémie de Covid pour laquelle, il est vrai, le président de la République avait lui-même marqué un certain intérêt. Les Lumières, vous dis-je !
Mais il est un autre aspect préoccupant dans cette affaire. La réaction inappropriée de la direction de Sciences Po à la manifestation propalestinienne du 27 septembre s’explique aussi par le fait que celle-ci visait le Forum des entreprises donatrices qui ont été conspuées pour leur non-respect du droit international dans les Territoires occupés. Les avocats de Sciences Po qui ont plaidé devant le tribunal administratif contre le référé liberté introduit par les quatre étudiants « bannis » ont d’ailleurs argué du dommage réputationnel qu’aurait subi l’établissement auprès de ces donateurs. L’Acadamia – Association pour l’accès citoyen aux documents administratifs dans le milieu académique et culturel –, fondée à l’initiative d’ingénieurs des grandes écoles, a pointé, dans son appel du 16 octobre, l’opacité des conventions liant de grandes entreprises à l’enseignement supérieur. Nombre d’entre elles comportent des clauses de non-dénigrement et stipulent que leur contenu ne doit pas être rendu public. D’où le mot d’ordre de l’Acadamia : « On veut voir les contrats ». A Sciences Po aussi les enseignants, les chercheurs, les étudiants sont en droit de « voir les contrats » dont la loi Pécresse de 2007 sur l’autonomie des Universités, soutenue par Patrick Hetzel, a accru le poids dans les finances de ces dernières(2) – tout comme celui de gouvernements étrangers pas toujours respectables, mais en mal de soft power et de blanchiment de leur image.
Pour les chercheurs, les enseignants, les étudiants de Sciences Po, la question est maintenant de savoir s’ils peuvent toujours choisir leurs sujets de colloque, de livre, de master, de thèse, ou évaluer les travaux universitaires, sans l’interférence de journalistes bien intentionnés du Figaro ou du JDD, sans être sous la pression de réseaux sociaux à la pâture desquels ils auront été livrés par leur propre direction ou par des députés d’extrême-droite ou de droite – le LR Julien Aubert s’en était fait une spécialité avant d’être battu aux dernières législatives –, sans encourir des procédures bâillon de la part d’entreprises froissées dans leurs intérêts. Bref, en continuant à jouir de leur liberté scientifique et universitaire, qui fait partie du « bloc constitutionnel », et à bénéficier de la protection fonctionnelle à laquelle ils ont droit et que Sciences Po n’a pas cru devoir accorder à Nadia Marzouki lorsqu’elle a été harcelée par des journalistes en tant que directrice du mémoire de Hicham Touili-Idrissi.
La réponse répressive au modeste rassemblement propalestinien du 27 septembre, les termes de la négociation de la nouvelle convention entre l’Etat et l’établissement, les déclarations martiales de Luis Vassy donnent à penser que cette époque est révolue et que, rue Saint-Guillaume, il faudra désormais peser ses mots et ses notes pour parler de la guerre du Proche-Orient, du genre, de l’islam, de l’immigration, de l’oléoduc de Total en Ouganda et en Tanzanie et de bien d’autres sujets. Cela est grave pour l’avenir de la démocratie en France.
Mais cela est peu de choses par rapport à l’obscénité qui consiste à vouloir étouffer la voix d’étudiants qui protestent, sans antisémitisme et sans violence, contre les bombardements israéliens et la politique d’affamement qui ont causé quelque 42 000 morts à Gaza, dont une majorité de femmes et d’enfants, alors que la justice internationale s’inquiète à ce propos d’une possibilité de génocide, et qui réclament le respect du droit international et des résolutions des Nations-Unies dans les Territoires occupés. J’ai servi pendant quatre décennies Sciences Po, comme chercheur et comme directeur du CERI. Aujourd’hui, un sentiment de honte et de colère m’envahit devant tant d’indécence, devant une telle cécité politique, devant une si stupide iniquité.
Jean-François Bayart ; professeur au Graduate Institute (Genève) : Mediapart
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Notes
(1) Jean-François Bayart, Malheur à la ville dont le Prince est un enfant. De Macron à Le Pen ? 2017-2024, Paris, Editions Karthala, 2024, pp. 97-129.
(2) Marie Piquemal, « Entre multinationales et universités, un jeu d’influence en toute discrétion », Libération, 16 octobre 2024, pp. 10-11.