« Le droit prévu pour contenir la surveillance d’État est totalement défaillant »
Le sociologue et militant de La Quadrature du Net, Félix Tréguer, publie « Technopolice », un livre qui analyse les dispositifs de surveillance urbains actuels et les replace dans une histoire des technologies policières de rationalisation et de contrôle des villes et de leurs habitants.
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Membre fondateur de l’association de défense des libertés face au numérique La Quadrature du Net, Félix Tréguer est également sociologue, chercheur associé au centre Internet et société du CNRS.
Au fil de ses années de militantisme et de recherche, il a développé une approche critique des technologies numériques qu’il avait déjà exprimée dans son précédent ouvrage,
L’Utopie déchue. Une contre-histoire d’Internet XVe-XXIe siècle
(Fayard, septembre 2019, réédité en format poche en septembre 2023 chez Agone), passionnante histoire, au-delà du numérique, de l’espace médiatique et de la liberté d’expression.
Dans son nouveau livre, Technopolice (éditions Divergences, 11 octobre 2024), Félix Tréguer reprend sa grille d’analyse techno-critique pour l’appliquer aux technologies de surveillance de l’espace urbain et, derrière, dresser une histoire de la rationalisation de la ville et du travail policier.
Son travail se nourrit notamment de son expérience militante. « Technopolice » est en effet également le nom
par La Quadrature du Net afin de recenser les multiples dispositifs de surveillance mis en place partout en France.
Mediapart : Quel est l’état des usages, et de l’encadrement juridique, des différentes technologies que recouvre la notion de « technopolice » ?
Félix Tréguer : La première de ces différentes technologies à avoir été autorisée est la reconnaissance faciale. La reconnaissance faciale a posteriori, c’est-à-dire non en temps réel, a été introduite par un décret de 2012 qui autorise le fait de rechercher des photographies de suspects à partir d’une fonctionnalité dite de « comparaison faciale ».
Concrètement, la police propose la photo d’un suspect à l’algorithme qui va chercher des « matchs » [correspondances – ndlr] dans les bases de données de la police dont le fichier TAJ, le fichier de traitement des antécédents judiciaires.
Il y a ensuite les drones. Les premières utilisations remontent aux émeutes urbaines de 2005. Mais ce n’est qu’à partir de la seconde partie des années 2010, quand ces matériels sont devenus beaucoup moins chers, qu’ils ont été intégrés aux pratiques de la police. Les manifestations contre la loi « travail » de 2016, durant lesquelles les drones ont largement été utilisés, ont été un tournant.
À l’époque, tout cela se fait dans l’illégalité la plus totale. Il faut en effet attendre la loi « sécurité globale » en 2021 – plus exactement le décret d’application de la loi « sécurité globale » en 2023 – pour qu’il y ait un cadre juridique.
La vidéosurveillance algorithmique (VSA), elle, était annoncée en France dès 2011 par
le Livre blanc sur la sécurité publique
d’Alain Bauer et Michel Gaudin qui promouvait la surveillance biométrique et évoquait déjà des systèmes d’IA appliqués à la reconnaissance d’images.
Mais c’est à partir de 2019 que l’on a vu l’achat de licences auprès de prestataires, notamment de la part de polices municipales, et
il y a un an, également de la police nationale pour employer ces technologies de vidéosurveillance algorithmique, là encore en dehors de tout cadre juridique.
Le dispositif de VSA déployé durant les Jeux olympiques repose, lui, sur un cadre expérimental que le gouvernement a récemment annoncé
La loi qui a fixé celui-ci permettait une utilisation d’algorithmes sur les images de vidéosurveillance pour repérer des personnes statiques, des personnes allant à contre-courant de la foule, des départs de feu, des ports d’armes…
Ce sont donc des usages relativement moins sensibles du point de vue des libertés publiques que la reconnaissance faciale en temps réel par exemple, du moins en apparence. Car en réalité, même ce type de surveillance a un impact. Surveiller des personnes statiques, ça peut englober des personnes sans domicile fixe, des personnes à la rue ou des modes d’appropriation populaires de l’espace public.
On peut également citer les projets de police prédictive. Celle-ci n’est pas censée être alimentée par des données personnelles. Il ne s’agit que des statistiques ou des données agrégées. A priori donc, en tout cas, c’est l’argument des promoteurs de ces projets, il n’y a pas besoin de cadre juridique spécifique.
À l’origine de la création du projet Technopolice de La Quadrature du Net, il y a également la lutte contre la « safe city ». Que désigne ce terme ?
Ce sont des systèmes plus larges qui couplent, de manière plus ou moins ambitieuse, les technologies de surveillance que nous avons évoquées avec différents capteurs installés dans l’espace public urbain et avec d’autres types de données.
Le plus illustratif et le premier que nous avions documenté, dès le lancement du projet Technopolice, est le projet « Big Data de la tranquillité publique » lancé en 2017 par la mairie de Marseille avec la société Engie.
Il se présentait comme un projet de police prédictive visant à anticiper des situations futures à partir de signaux faibles détectés au sein de données très différentes : les images de vidéosurveillance, les données sur des hôpitaux publics, de la régie de transports, des mains courantes de la police municipale, les statistiques de la police nationale, les données de géolocalisation de la population détenues par les opérateurs télécoms…
Il y a d’autres projets très ambitieux de safe city comme celui mené par Thalès à Nice. Mais, finalement, on constate qu’ils accouchent de systèmes bien moins ambitieux que ce qui était annoncé.
On n’a aucune nouvelle du projet safe city de Nice, et à Marseille il s’agit juste d’une carte avec des événements qui s’affichent comme des marchés, des manifestations, des événements culturels… Chacun se voit attribuer un score de risque en fonction du dispositif policier envisagé par la mairie et l’algorithme établit un code couleur évaluant l’adéquation du dispositif policier.
Vous vous opposez aux tentatives d’encadrement de ces technologies car celles-ci relèveraient d’une stratégie de « petits pas » visant à les légitimer. Vous affirmez même dans le livre qu’il ne peut y avoir de VSA éthique. Pourquoi ?
Nous considérons qu’il ne peut pas y avoir de vidéosurveillance algorithmique éthique ou encadrée tout d’abord par expérience – et cela fait une quinzaine d’années que La Quadrature travaille sur les enjeux liés à la surveillance d’État.
Lorsqu’on regarde l’histoire de l’informatisation, il y a une tendance constante : le droit, les types d’encadrements juridiques prévus pour contenir et maîtriser la surveillance d’État sont totalement défaillants.
Il est censé y avoir un contrôle de la CNIL [Commission nationale de l’informatique et des libertés – ndlr]. Mais, en pratique, ses pouvoirs sont trop faibles face au ministère de l’intérieur et elle est trop peu dotée en moyens. Cette faiblesse politique et en termes de ressources est en outre couplée à cette stratégie du pouvoir politique des « petits pas ».
Celle-ci consiste à légaliser un usage, tout d’abord, pour, par exemple, la lutte contre la pédopornographie, le terrorisme ou la criminalité la plus grave. Puis, on va l’élargir à plein d’autres types d’infractions. Et la population va s’accoutumer et accepter peu à peu cet approfondissement de la surveillance d’État.
Mais cette stratégie n’est pas la seule appliquée. Il y a aussi parfois une stratégie de disruption avec des effets de seuils qui sont franchis de manière très brutale, comme ce fut le cas avec la loi « renseignement » en 2015 qui a légalisé tout d’un coup beaucoup de pratiques de surveillance.
Lorsque démarre Technopolice, en 2019, les réseaux élitaires, mêlant industriels, personnels administratifs et relais politiques misaient énormément sur les JO de 2024 pour légitimer, et commencer à légaliser la reconnaissance faciale en temps réel.
Mais diverses mobilisations pas forcément liées, comme la nôtre, celles d’autres associations, celles contre les violences policières ou contre le passe sanitaire, ont contribué à installer un contexte politique ayant permis que ce passage en force soit tenu en échec pour l’instant.
Mais nous savons que les garde-fous ne tiendront pas dans le temps. Ces promesses technologiques sont fondamentalement incompatibles avec des formes de vie démocratique. Elles permettent à une société néolibérale profondément inégalitaire de tenir un peu plus longtemps à coups de surveillance et de contrôle social.
Vous rappelez que les études consacrées à l’efficacité de ces technologies montrent qu’elles ne marchent pas, ou mal. Pourquoi cet entêtement à investir dans des solutions qui ne tiennent pas leurs promesses ?
Lorsqu’on compare les promesses techno-scientifiques et les résultats obtenus, on constate que les projets annoncés accouchent d’une souris pour diverses raisons organisationnelles ou techniques. C’est ce que Jacques Ellul désignait sous le terme de « bluff de la productivité ».
Mon hypothèse est que le but principal de la technologie – au-delà de nourrir des intérêts individuels et industriels, au-delà d’une rationalité policière, d’un fantasme policier de tout surveiller pour tout préempter – est de légitimer l’institution policière, de faire miroiter une efficacité obtenue grâce à une rationalisation, une optimisation.
La police est l’une des institutions les plus contestées et controversées. Les technologies sont des ressources toutes trouvées pour mettre en scène un gain d’efficacité. Grace à elles, on va plus facilement attraper les méchants et maintenir l’ordre. Ou alors on va répondre à des scandales, par exemple avec les bodycams [caméras-piétons – ndlr], présentées par Manuel Valls comme une manière de remédier aux contrôles au faciès.
Vous soulignez que ces technologies ont tout de même des effets concrets sur le terrain, en accentuant la répression policière sur certains quartiers et populations. Vous précisez également qu’elles participent à une lutte des classes au sein de l’espace urbain. Pouvez-vous préciser ce phénomène ?
Ces dispositifs techno-policiers contribuent à créer des conflits d’usages. Ils s’inscrivent dans une lutte autour de l’appropriation de l’espace public urbain entre différentes classes. Il y a une guerre aux pauvres qui se tisse dans la manière dont les politiques urbaines sont conçues et déployées. Les politiques sécuritaires accompagnent et sont l’aiguillon de ces politiques.
Par exemple, je vis à Marseille où la vidéosurveillance progresse et ce développement est lié à des politiques de gentrification. Dans le quartier de la Belle-de-Mai, où j’habite, elle a été déployée il y a quatre ans, en même temps que l’annonce d’un programme de rénovation, pour rassurer les promoteurs, sécuriser les chantiers et rassurer certaines populations.
Avec d’autres militants de La Quadrature, vous avez été en contact direct avec le milieu de la surveillance, que ce soient les lobbyistes, les industriels, les responsables politiques… Vous avez été invité par des commissions, vous avez également « infiltré » certains événements. Comment jugez-vous ce milieu ? Vous avez d’un côté un regard sévère et de l’autre vous évoquez des prises de conscience, comme lorsque le chercheur Alain Chouraqui évoque le lien entre fichage et Shoah lors d’une soirée de l’industrie de la surveillance.
Cette capacité de dialogue avec ces institutions, c’est quelque chose auquel on tient. Ce sont des échanges rares et importants. Il faut que l’on arrive à les maintenir malgré la polarisation et la radicalisation croissante de ces élites. Même si celles-ci se rendent complices d’une dérive autoritaire extrêmement grave qu’il faut continuer à dénoncer dans les termes les plus clairs possible.
Avec ce livre, ma volonté était d’adopter une posture plutôt compréhensive. Je ne suis pas d’accord avec eux mais je peux les trouver sympathiques et je peux partager certaines choses avec eux. Pas tous, car il existe une frange fasciste. Mais il y a également tout un pan de libéralisme politique.
Dans mes échanges, je suis saisi de voir les bricolages éthiques que montent certains pour tenter de résoudre tant bien que mal une dissonance cognitive née de leur participation à l’édification d’une société de surveillance. Il y a chez eux des inquiétudes, parfois exprimées avec candeur, et une tension entre une certaine lucidité et une forme de cécité collective.
La venue d’Alain Chouraqui à la soirée de gala du lobby de la vidéosurveillance est typique de cette manière à la fois d’euphémiser la gravité de ce qui se produit et de se rassurer sur son identité.
Tout ce petit monde se rassure en écoutant ce professeur émérite, directeur d’études au CNRS et directeur du mémorial du camps des Milles. C’est une manière de se convaincre que l’on est attaché à ces valeurs, que l’on a bien conscience de la possibilité voire de l’imminence du fascisme mais que, malgré tout, on est encore dans le camp du bien.
À plusieurs reprises, vous soulignez le caractère patriarcal, voire masculiniste, du milieu policier ou de celui des industriels de la surveillance. Est-ce pour vous quelque chose de signifiant ?
En effet, il y a une dimension patriarcale à ces milieux de la sécurité, où femmes et personnes racisées sont ultra-minoritaires. La technopolice, c’est le mode de gestion des dominants qui s’entêtent malgré leurs échecs. Elle découle directement de l’ordre patriarcal et ses dispositifs contribuent à le reproduire en faisant pulluler sa rationalité calculatoire, elle-même associée à une volonté de contrôle, de savoir-pouvoir sur les corps, de violence.
Pour m’être retrouvé en plusieurs occasions dans ces entre-soi masculins, il y a une misère affective qui est aussi une misère de l’imagination, une forme de résignation triste et amère. À l’inverse, on trouve beaucoup de force et d’inspiration dans la tradition du féminisme anticarcéral, dans le mouvement du droit à la ville et l’urbanisme féministe, dans les expériences de justices communautaires visant à prendre en charge les auteurs de violences sans en passer par la police qu’expérimentent des associations de mères et de sœurs. Toutes ces initiatives dessinent des pistes bien différentes pour traiter la question de la déviance et des violences.
Vous enracinez la technopolice dans un phénomène historique plus long lié à une manière de gouverner, basée sur la rationalisation, et une vision du citoyen mis en chiffres pour pouvoir être gouverné. Pouvez-vous expliquer ce lien que vous faites entre la construction de l’État moderne et la surveillance ?
Au sein de la critique de gauche du numérique, il y a une tendance à penser que le problème des technologies du numérique, c’est le capitalisme. C’est une analyse marxiste, d’économie politique nécessaire, importante et utile.
Mais ça me semble un peu court en terme historique. Si on remonte au XVIe siècle et à la naissance de l’État moderne, on voit que le capitalisme s’inscrit lui-même dans une épistémè plus ancienne liée à des logiques de rationalisation de l’espace public urbain.
La rationalité qu’est la raison d’État, cette volonté d’un gouvernement rationnel des sociétés de masse, implique la surveillance. C’est très clair dans les discours des théoriciens de la raison d’État dès le XVIe siècle, et c’est au cœur de techniques liées au recensement, aux statistiques, aux logiques d’identification qui se mettent en place…
Je prends l’exemple du livre Léviathan, de Hobbes, l’un des grands théoriciens de cette période d’édification de la raison d’État. Sur le frontispice de son livre, il y a la gravure d’un monarque surplombant une cité fortifiée et les campagnes aux alentours, avec un corps formé de ses sujets. Il y a là l’idée d’une machine composée par les hommes et dédiée au gouvernement et à la surveillance. Comme Grégoire Chamayou le relevait déjà
dans son livre Théorie du drone
(La Fabrique, avril 2013), c’est une allégorie de la manière dont la raison d’État implique la surveillance.
L’enjeu de cette partie généalogique de mon livre est de montrer comment le rapport entre l’État moderne et les villes a suivi une évolution déjà étudiée par Foucault : la souveraineté à l’époque féodale, la discipline à partir de l’ère industrielle et le régime de pouvoir sécuritaire associé à l’essor de l’informatique, ou en tout cas à une rationalité calculatoire basée sur la gestion des flux.
Il est saisissant de voir à quel point dès l’apparition de l’informatique après-guerre, tout de suite il y a une appropriation de cette technologie par les technocrates aux fins de maîtrise des villes, et à quel point, très vite, on arrive à des applications policières, et à quel point ça ressemble trait pour trait aux projets contemporains.
Dès les années 1960 aux États-Unis, on retrouve des choses très similaires aux projets de safe city que j’évoquais tout à l’heure. Ceux-ci ne sont en fait que des déclinaisons, à l’heure de l’IA, de choses qui étaient en germe depuis plus d’un demi-siècle maintenant.
La conclusion de votre livre est ambivalente. D’un côté, vous êtes très pessimiste sur l’avenir politique et annoncez l’avènement probable du fascisme. De l’autre, vous terminez sur un appel plus positif à l’action collective. Quel message avez-vous voulu faire passer ?
Beaucoup de choses au milieu desquelles nous avons grandi s’écroulent. La violence se fait jour de toutes parts. L’espace public médiatique et les élites politiques, économiques et administratives adoubent l’extrême droite, ou assument des penchants de plus en plus clairement autoritaires.
Tout ça, avec l’accélération de la crise climatique, sociale, l’explosion des inégalités… il est certain que le contexte historique n’est pas extrêmement porteur.
Il faut être lucide, et accepter le trouble que cela crée en nous, la tristesse, le sentiment de perte, la colère, tout un tas d’émotions mêlées qui peuvent nous habiter, nous qui habitons ce monde pété de toutes parts et qui cherchons à le transformer dans le sens de l’émancipation.
Cependant, un regard lucide ne doit pas nous conduire à être défaitistes. Il y a d’autres périodes historiques où la situation semblait désespérée mais a pu être renversée. Ce qui compte, c’est de contribuer à faire vivre une culture de résistance et d’émancipation par les discours qu’on produit, par nos manières de nous organiser, par la joie que l’on se procure à agir ensemble, par les rencontres que nous faisons dans notre parcours militant.
Il y a en effet un paradoxe, une tension, entre optimisme et pessimisme. C’est ce que résume cette phrase de Gramsci, devenue un peu bateau : « Il faut allier le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté. »
https://www.mediapart.fr/journal/france/121024/le-droit-prevu-pour-contenir-la