L’agriculture française

Elle est face à une crise structurelle

Il serait irresponsable de sous-estimer la crise que traverse l’agriculture française, totalement déstabilisée par le bouleversement climatique. Une réponse conjoncturelle sacrifiant l’environnement aggraverait la situation à moyen terme ! Le seul espoir pour les paysan·ne·s est de transformer leurs pratiques en profondeur : agriculture biologique, sélection paysanne, diversification des cultures.

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La fragilisation économique de l’agriculture européenne par les logiques néolibérales de pression sur les prix et d’agrandissement disproportionné n’est pas nouvelle. Mais elle se télescope désormais avec une fragilisation technique encore plus préoccupante, celle liée au dérèglement climatique.

L’agriculture industrielle : un colosse aux pieds d’argile

Le modèle agricole qui domine depuis plusieurs décennies s’ancre à la fois dans une obsession industrielle qui remonte au XIXe siècle (massification, uniformisation, centralisation) et dans une logique d’accaparement du capital par les plus puissants. C’est ainsi que se sont constitués de véritables colosses à tous les échelons de la filière : des multinationales de l’agrochimie et des semences ; des fermes de plus en plus grandes et de moins en moins nombreuses ; des unités de transformation agroalimentaires centralisées ne souhaitant plus aller « collecter » les produits dans les petites fermes ; quelques grandes enseignes de distribution qui dictent leurs conditions et leurs prix.

Ce modèle était fragile depuis longtemps, puisque le moindre conflit international provoque des spéculations sur les stocks alimentaires et des difficultés d’approvisionnement en énergie et en engrais de synthèse. La logique néolibérale exerce une pression constante sur les agriculteurs, qui ne peuvent y faire face économiquement qu’en réclamant sans cesse un assouplissement de leurs conditions de production et en particulier des normes environnementales pourtant vitales pour l’humanité.

Le climat européen n’est plus tempéré

L’une des caractéristiques techniques singulières de l’agriculture européenne était qu’elle pouvait reproduire « dans les champs » les conditions théoriques pour lesquelles les plantes sont sélectionnées depuis un siècle. Au prix d’engrais, de pesticides et d’irrigation, il était possible d’assurer aux cultures des conditions semi-artificielles correspondant à celles qui avaient prévalu lors de leur sélection expérimentale, et donc de leur faire obtenir des rendements élevés.

Le dérèglement climatique a balayé cet état de fait. Beaucoup d’agronomes et la quasi-totalité des responsables politiques n’ont manifestement pas compris à quel point ce changement explose littéralement toutes les bases de notre agriculture. Dans une Europe soumise alternativement et aléatoirement à des printemps précoces ou desséchés, à des étés caniculaires ou humides, à des automnes potentiellement détrempés empêchant d’intervenir dans les champs, le fondement-même de notre agriculture s’effondre : il est impossible de reproduire les conditions nécessaires pour obtenir les rendements qui assurent un revenu convenable. Ce qui était autrefois une contrariété ponctuelle, surmontée et compensée par les bonnes récoltes des années suivantes, est devenu une réalité constante, répétée, écrasante, désespérante.

Ce nouvel état de fait crée naturellement chez les paysan·ne·s un état de terreur et de désespoir. Il devient impossible de savoir quelles seront les conditions de l’année en cours, impossible de savoir si les pertes de l’année passée pourront être compensées l’année prochaine, impossible de se projeter dans l’avenir. Au-delà de leur revenu, c’est la survie-même de leur activité qui est mise en danger.

Arrêter de mentir aux paysan·ne·s

Augmenter les pesticides, l’irrigation systématique et la spécialisation technique accroît la vulnérabilité face aux instabilités climatiques ! Agrandir encore et encore les exploitations les rend de plus en plus dépendantes des spéculations économiques, et, par là-même, susceptibles de s’effondrer à la moindre augmentation du prix des intrants (engrais, aliments du bétail). Les agronomes et les agriculteurs doivent avoir le courage de faire leur deuil de ce modèle devenu obsolète.

Ceux et celles qui essaient d’opposer agriculture et écologie sont ainsi doublement coupables. Coupables d’abord de tromper les paysan·ne·s en leur désignant un adversaire fantasmatique au lieu de remettre en cause les logiques archaïques et cyniques de la concentration industrielle, du marché mondial néolibéral et de la dépendance aux engrais et aux pesticides. Coupables ensuite de détruire précisément le seul facteur susceptible de sauver la paysannerie française : la restauration ambitieuse des écosystèmes et des relations entre agricultures et territoires.

Dans le contexte écrasant et durable du dérèglement climatique, il n’existe qu’un seul allié constant et fiable pour l’agriculteur : son environnement naturel. C’est en restaurant les écosystèmes du sol, en se reliant de nouveaux aux écosystèmes aériens (haies, zones humides, insectes nombreux s’équilibrant entre eux ou régulés par les oiseaux et batraciens, etc.), en réadaptant les plantes à des milliers de terroirs différents et évolutifs, que les agriculteurs et agricultrices pourront retrouver des rendements raisonnablement stables et s’assurer un revenu durable.

Pour une nouvelle révolution agricole

Dans les siècles passés, l’agriculture française et européenne a réalisé plusieurs révolutions technico-économiques pour suivre le mouvement engagé par la révolution industrielle et pour s’adapter aux oukases idéologiques du néolibéralisme. Il est urgent d’amorcer une autre métamorphose destinée à réconcilier les paysan·ne·s avec leurs écosystèmes et avec l’agronomie élémentaire.

Elle passe par la décentralisation de la sélection, c’est-à-dire le soutien à des sélections paysannes adaptatives et évolutives sur tous les territoires, seules capables de produire rapidement des plantes qui s’ajustent à chaque génération aux évolutions climatiques constantes. Elle suppose la diversification des cultures autant que possible simultanément (cultures associées) ou au minimum dans la durée (rotations culturales). Elle implique un redéploiement de l’élevage pour mettre fin à l’élevage industriel au profit de petits élevages reliés aux cultures et assurant le maintien des prairies et de leur biodiversité vitale. Elle impose la restauration de sols structurés et vivants via la réduction des produits de synthèse, la diversité des cultures, la réduction du labour et l’utilisation d’engrais organiques : seuls des sols bien structurés peuvent stocker l’eau et ainsi limiter son ruissellement (réduire les inondations) puis la restituer aux cultures au printemps (éviter l’irrigation).

Valoriser et rémunérer les acteurs du progrès agricole

Ces nouvelles techniques sont déjà mises en œuvre en France dans des dizaines de milliers de fermes, en particulier via l’agriculture biologique et d’autres démarches d’agriculture paysanne. Il est essentiel de reconnaître leur apport vital à la société, à la fois en les rémunérant correctement et en assurant la diffusion de leurs savoirs et de leurs dynamiques collectives. Leur déploiement nécessite des fermes nombreuses et employant de la main-d’œuvre. Le monde politique doit d’urgence s’atteler au renouvellement des générations, à la lutte contre l’agrandissement et à la promotion des formes juridiques collectives permettant d’assurer aux paysan·ne·s des conditions de vie et de travail décentes.

Ces différentes réformes supposent de baser le revenu agricole sur les services rendus et non plus sur l’ajustement cynique aux modèles spéculatifs hors-sol. Cela implique naturellement de rejeter fermement les traités de libre-échange (Mercosur) ainsi que l’accaparement de la valeur par la grande distribution et l’agrochimie. Il est temps de remettre l’acte agricole au centre des filières, et d’assurer une juste rémunération des pratiques agroécologiques.

Jacques Caplat ; agronome et anthropologue ; coordinateur « agriculture et alimentation » pour l’association Agir pour l’environnement ; auteur notamment de « (Re-)devenir paysan » (Actes Sud, 2022) et « Agriculture industrielle – On arrête tout et on réfléchit » (Rue de l’échiquier, à paraître en février 2025)

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