C’est « tout simple »
C’est pourtant indicible et inaudible et invisible ; et pourtant c’est ce dont nous avons absolument besoin, il faut respecter la vie humaine car humaine et toutes nos richesses et nos connaissances et nos forces devraient tendre à cela.
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« La barbarie qui vient », c’est le titre du deuxième ouvrage que je me mettrais à écrire tout de suite si j’en avais le temps, face à ce sentiment de l’imminence d’une catastrophe.
Je l’écrirais en pensant à Rosa Luxemburg. En pensant à Socialisme ou barbarie ? écrit en prison, en 1915, il y a exactement 110 ans.
Je cite :
« L’allégresse bruyante des jeunes filles courant le long des convois ne fait plus d’escorte aux trains de réservistes et ces derniers ne saluent plus la foule en se penchant depuis les fenêtres de leur wagon, un sourire joyeux aux lèvres ; silencieux, leur carton sous le bras, ils trottinent dans les rues où une foule aux visages chagrinés vaque à ses occupations quotidiennes.
Dans l’atmosphère dégrisée de ces journées blêmes, c’est un tout autre chœur que l’on entend : le cri rauque des vautours et des hyènes sur le champ de bataille. Dix mille tentes garanties standard ! Cent mille kilos de lard, de poudre de cacao, d’ersatz de café, livrables immédiatement, contre payement comptant ! Des obus, des tours, des cartouchières, des annonces de mariage pour veuves de soldats tombés au front, des ceinturons de cuir, des intermédiaires qui vous procurent des contrats avec l’armée – on n’accepte que les offres sérieuses ! La chair à canon, embarquée en août et septembre toute gorgée de patriotisme, pourrit maintenant en Belgique, dans les Vosges, en Masurie, dans des cimetières où l’on voit les bénéfices de guerre pousser dru. Il s’agit d’engranger vite cette récolte. Sur l’océan de ces blés, des milliers de mains se tendent, avides de rafler leur part.
Les affaires fructifient sur des ruines. Des villes se métamorphosent en monceaux de décombres, des villages en cimetières, des régions entières en déserts, des populations entières en troupes de mendiants, des églises en écuries. Le droit des peuples, les traités, les alliances, les paroles les plus sacrées, l’autorité suprême, tout est mis en pièces. N’importe quel souverain par la grâce de Dieu traite son cousin, s’il est dans le camp adverse, d’imbécile, de coquin et de parjure, n’importe quel diplomate qualifie son collègue d’en face d’infâme fripouille, n’importe quel gouvernement assure que le gouvernement adverse mène son peuple à sa perte, chacun vouant l’autre au mépris public ; et des émeutes de la faim éclatent en Vénétie, à Lisbonne, à Moscou, à Singapour ; et la peste s’étend en Russie, la détresse et le désespoir, partout. »
C’est cela la force des prophéties que l’on paie de sa vie. C’est cela le souffle poétique de Rosa inspirant ses réflexions politiques les plus aiguës, les plus humaines.
Le 15 janvier 1919, Rosa Luxemburg dont le cœur vibrait à la vue d’un pinson ou d’une fleurette, qui était pétrie de l’humanité la plus belle et la plus absolue, Rosa, pour ses visions, son souffle prophétique, sa clairvoyance politique, le dévoilement précis des oripeaux de l’histoire, était frappée à la tête, sa belle tête qui fonctionnait si bien, aussi bien que son cœur, puis abattue assassinée par les Freikorps du soi-disant socialiste (SPD) Noske puis balancée comme une carcasse putride dans un canal de Berlin. On ne repêchera son cadavre que des mois plus tard.
C’était un féminicide, un féminicide doublement politique. Depuis que j’ai une conscience politique, les mots de Rosa, ses visions et sa mort me hantent et me bouleversent. Et pourtant, il y avait bien longtemps dernièrement que je n’y avais pensé.
Trop prise par l’immensité du travail quotidien à accomplir au cabinet. Trop prise par l’aspect prométhéen de l’exercice professionnel. Trop prise par la nécessité de me battre pour mes clients et clientes. Sans doute aussi tellement « blindée » par habitude pour « tenir » face aux horreurs des incestes, des viols, des agressions. Tenir face à la décrépitude en réalité déjà ancienne et installée de notre « démocratie » et de nos « institution ».
C’est la présence désormais quotidienne plusieurs fois par jour de l’Ignoble, de l’Infâme aux commandes des USA, le fait de me faire imposer où que j’aille leurs visages, leurs noms, leurs haines, leur fascisme, ici ou là, eux et tous leurs frères qui leur ressemblent ici ou là, qui a fini par avoir raison de mon blindage.
Plus précisément, le fait de me les faire imposer sous forme de commentaires, de petites phrases, comme si nous dissertions d’un tableau ou d’un roman finalement « a-t-il fait un salut nazi ? » « est-ce un connard ? »… c’est cela qui fait exploser le blindage en réalisant : si nous en sommes là à opposer (en toute bonne foi souvent, mais pas toujours) aux fascistes qui sont là ici et ailleurs, même ici oui, des arguments de chiffres et de papiers, des tableaux et des courbes pour défendre un jour les enfants, le lendemain les femmes, le surlendemain les réfugié-es (comme on en a besoin parce qu’on ne fait plus d’enfants, comme on en a besoin pour ramasser nos poubelles… et après ceux qui ne « font rien » et dont on n’a « pas besoin » alors ?), au lieu de revendiquer, oui, nous exigeons leur respect parce qu’ils et elles sont humains, « tout simplement ».
Et même ce « tout simplement humains » aujourd’hui me paraît totalement révolutionnaire. Alors que c’est absurde. Ou que cela devrait l’être.
Parce que nous avons les mêmes tripes, les mêmes cœurs qui battent, la même peau qui saigne quand on la transperce, le même organe cérébral ,enfin merde, parce que, comme nous et nous comme eux et elles, ils et elles sont humains et humaines, voilà.
Tout être humain qui se trouve sur notre sol devrait « tout simplement », avoir le droit d’y vivre, d’y être soigné, d’y respirer librement, d’essayer d’y construire sa vie, d’y écrire des poèmes ou de fabriquer des objets.
Parce que humain et que nous, oui, nous respectons vraiment la vie (pas celle qui sert à asservir les femmes, pas cette « vie » seulement potentielle et totalement fantasmée grâce aux super caméras numériques, qui n’adviendra pas réellement avant plusieurs semaines de gestation) non, la vraie vie humaine, celle qui est là déjà au monde, déjà sous nos yeux, celle qui se noie en Méditerranée, celle qui meurt de faim à Paris, celle qui nous parle qui nous supplie qui nous sourit qui nous raconte qui nous chante qui nous aide qui nous effraie qui nous envie qui nous interpelle… nous respectons la vie humaine et le droit de vivre imparfaitement, même, improductivement, inutilement.
« Tout simplement ».
Et je me dis… si nous en sommes là, à continuer de délirer gentiment, emportés par la folie fasciste, sur l’angle d’un bras, les nouveaux lieux pour une nouvelle « Riviera » ou que sais-je, alors c’est que nous sommes totalement mûr-es et prêt-es pour la barbarie qui vient peut-être. Parce que vraiment, notre seule angoisse devrait être que tant de nos semblables soient traités comme des objets, des numéros, des comptes, des valises, des papiers. Parce que vraiment notre seul mot d’ordre devrait être que tout, absolument tout, devrait être fait pour protéger la vie humaine partout, quelle qu’elle soit, d’où qu’elle vienne, où qu’elle aille.
C’est « tout simple » et pourtant c’est indicible et inaudible et invisible, et pourtant c’est ce dont nous avons absolument besoin il faut respecter la vie humaine car humaine et toutes nos richesses et nos connaissances et nos forces devraient tendre à cela.
Tout simplement.
Elodie Tuaillon-Hibon, avocate au Barreau de Paris
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/02/17/la-barbarie-qui-vient