Ils vont détruire notre forêt

Dans le Jura, des usines de pellets créent la discorde après une décision préfectorale controversée

Un article de France3 Bourgogne/Franche-Comté,

Dans le Jura, deux grosses entreprises ont sollicité une subvention publique pour créer leur usine de production de pellets. Les services de l’État ont émis des avis défavorables, jugeant les ressources en bois insuffisantes. Le préfet de Bourgogne-Franche-Comté a pourtant décidé de leur accorder ses fonds. Une décision qui interpelle et crée la polémique.

Un préfet, sourd aux alertes et aux avertissements de ses propres services, qui accepte de donner un avis favorable afin que deux projets controversés de production de granulés de bois puissent toucher des subventions publiques. Voilà, en une phrase, la polémique déclenchée par un article de Mediapart [contenu payant, NDLR], publié lundi 3 mars 2025.

Celui-ci met en cause le préfet de Bourgogne-Franche-Comté Paul Mourier et concerne également les entreprises spécialisées EO2 et EC Bioenergie, qui souhaitent implanter des usines de fabrication de pellets (granulés de bois utilisés pour le chauffage) respectivement à Salins-les-Bains et à Souvans, deux communes jurassiennes distantes de 30 km.

Deux entreprises internationales s’intéressent aux bois jurassiens

Cette actualité vient réveiller une situation qui dure déjà depuis plusieurs années dans le massif du Jura, connu pour sa forêt importante. Le bois, c’est justement le cœur de ce sujet. L’entreprise EO2, en 2022, et EC Bioenergie, un an plus tard, sont venues toutes deux pour exploiter cette ressource à travers la production de pellets.

À l’époque, la demande en granulés de bois explose et les prix s’envolent également. Le produit s’avère alors rentable et est synonyme de profit. Mieux encore, l’État, dans son plan « France 2030 », décide d’accorder des subventions publiques pour développer la filière de granulés de bois, présentée comme économique et écologique. EO2 et EC Bioenergie déposent donc en 2023 une demande d’aide publique à l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie).

L’enjeu est important : EC Bionenergie annonce un investissement de 29 millions d’euros, pour une trentaine de postes créés, en rénovant d’anciens bâtiments industriels. EO2 promet lui d’investir 25 millions d’euros, de créer une quarantaine d’emplois et souhaite construire une méga-usine de 8 ha à Salins-les-Bains, qui suscite très vite une forte opposition locale. Un coup de pouce de l’Ademe est donc important. Il sera accordé à une condition : que le projet soit en « adéquation avec la ressource française » en bois.

Malgré les réserves de ses services, le préfet valide

Voilà le nœud du problème. Le préfet de Bourgogne-Franche-Comté a donc demandé à sa « cellule biomasse », une instance regroupant plusieurs services de l’État (la Dreal, direction régionale de l’environnement, la Draaf, direction régionale de la forêt, la Dreets, direction régionale de l’économie, et l’Ademe) de statuer sur la viabilité et la faisabilité de ces deux projets.

Verdict : leur rapport, dont des extraits ont été révélés par Mediapart, a émis des réserves majeures dans les deux cas et un avis défavorable concernant les plans d’approvisionnement en bois, dont une partie n’est « pas couverte par les engagements des fournisseurs ».

« Enfin, il est prévu de mobiliser des bois issus de prélèvements supplémentaires en forêts, mais il n’existe pas de disponibilités supplémentaires suffisantes pour fournir le besoin du projet. » Extrait du rapport de la « cellule biomasse » concernant le projet d’EO2 à Salins, révélé par Mediapart

La position des instances de l’État semble claire : ces projets nécessitent des ressources en bois que les forêts du Jura ne peuvent pas fournir, et pourraient amener à une situation de surexploitation. Informé de ce constat, Paul Mourier, préfet de la région Bourgogne-Franche-Comté, décide pourtant de donner un avis favorable pour que les deux projets soient subventionnés, comme le prouvent deux lettres à destination des entreprises concernées, datées au 18 février 2025, publiées par Mediapart.

Cette situation et cette décision préfectorale se sont très vite fait connaître de tous les acteurs de ce dossier. Et ils sont nombreux. En effet, dès 2023, un collectif d’habitants locaux s’est constitué en opposition au projet de Salins-les-Bains : l’association Pays de Salins Environnement.

« On se bat depuis des années pour que notre voix soit entendue » explique Cendrine Chauvin, co-présidente de l’organisme. « On a été soulagé de voir que les services de l’État partageaient nos craintes sur l’approvisionnement. Mais très surpris que le préfet ait décidé de faire fi du travail de ses équipes, qu’il avait lui-même missionné. Encore une fois, on ne prend pas en compte les spécialistes ». 

« C’est inquiétant. Si l’avis favorable de la préfecture permet d’obtenir des subventions, de l’argent public va financer des projets pas viables. C’est inadmissible ». Cendrine Chauvin, co-présidente de l’association Pays de Salins Environnement

« Inadmissible », c’est aussi le qualificatif employé par ce gérant d’une usine de fabrications de granulés de bois, déjà implantée depuis plus de dix ans dans le secteur. Preuve de l’ambiance délétère qui entoure ces dossiers, il a souhaité rester anonyme, craignant des « représailles » et « des pressions sur ces approvisionnements ». « Si ces usines voient le jour, c’est une catastrophe économique et écologique pour notre région » dénonce le professionnel. 

« On manque déjà de matières premières, imaginez ce que sera avec deux méga-usines de plus » nous dit-il. « Ce sont de grandes entreprises venues faire du profit après le boom des commandes en 2022. Mais depuis, les ventes se sont tassées, on a reconstitué nos stocks qu’on n’arrive plus à vendre. Le marché est saturé, on est au camion près. Avec deux usines de plus, ce n’est pas tenable ».

« On court à la ruine »

Entre les lignes, on peut lire l’inquiétude de ce professionnel, qui craint une concentration des usines de pellets dans la même zone. Il en existe en effet déjà quatre, dans un rayon de 50 km autour de Salins-les-Bains.

Au niveau des quantités, l’entreprise interrogée assure produire 18 000 tonnes de pellets à l’année. Un rien, comparé à la production d’EO2, qui tablait en premier lieu sur 150 000 tonnes, avant de redescendre à 65 000 selon les courriers du préfet. EC Bioénergie, elle, parle de 80 000 tonnes de pellets par an pour son usine à Souvans.  

« À elles deux, elles produiraient déjà autant que toutes les entreprises déjà existantes. En termes de ressources, ce n’est pas viable. On court à la ruine. Ils seront obligés de couper plus d’arbres. Ils vont détruire notre forêt et chambouler tout un écosystème. » Le gérant d’une usine de fabrication de pellets

« Pour moi, l’usine de Salins n’est juste plus d’actualité » assène un autre producteur de pellets, qui lui aussi n’a pas souhaité donner son nom. « Ils ont deux ans de retard, ce n’est plus l’âge d’or du pellet, les prix et les commandes ont baissé. Ils disent qu’ils vont exploiter les bois malades ou scolytés. Mais on les utilise déjà. Et il n’y a plus de parcelles disponibles, à moins de les prendre à des autres producteurs ».

L’ONF favorable aux projets d’usines de pellets

Ce n’est pas l’avis d’un acteur forestier important, l’Office national des forêts (ONF) du Jura qui semble à l’opposé favorable au projet. « En tant que gestionnaire des forêts publics, je vous confirme qu’on a toujours des récoltes importantes de sapins et d’épicéas malades qui nous obligent à leur trouver des nouveaux débouchés commerciaux » explique Florent Dubosclard, directeur de l’ONF du Jura. Dont ces nouvelles usines de pellets. « Les bois de piètre qualité, ou avec des petits diamètres, ne trouvent pas de débouché dans la construction et qui doivent être valorisés. Dans notre secteur on a pas suffisamment de débouchés. On voit donc l’émergence de ces projets d’un bon oeil. »

« Cela permettrait de valoriser ces sous-produits de la forêt, les bois malades, qui ne trouvent actuellement pas suffisamment preneurs » continue le directeur de l’ONF. « Aujourd’hui, on est obligé d’exporter ces bois en-dehors de nos frontières régionales, car les débouchés ici ne sont pas suffisant. Avoir des structures de valorisation locales, c’est une opportunité. On réduirait les flux, c’est écologique ».

« Une formidable opportunité économique » ?

L’approvisionnement, pointé du doigt par les services de l’État est donc au centre des critiques. À Salins-les-Bains, lieu où EO2 veut installer son usine, le sujet divise et a même fracturé toute une ville. L’équipe municipale, emmenée par le maire Michel Cêtre, explique que l’usine est « une formidable opportunité économique pour une commune en manque d’attractivité ». « L’économie est en peine aux alentours du massif du Jura. Notre territoire n’attire pas les investisseurs. EO2 a parlé de la création de 45 emplois. Ce serait une chance pour nous. »

Même son de cloche pour Dominique Bonnet, président de la communauté de communes Coeur du Jura et maire de Poligny. « Le volume de bois scolytés et malades ne fait qu’augmenter, on pourrait les transformer en pellets«  assure-t-il. « Et puis nous avons de moins en moins d’affouage, qui permettait d’éclaircir nos forêts. Ces usines pourraient pallier ce problème ».

MM. Cêtre et Bonnet assurent ne pas avoir été mis au courant des avis défavorables de la cellule biomasse. Au contraire, le maire de Salins-les-Bains se retranche derrière un avis positif de cette même structure, émis en 2022, que nous avons pu consulter.

« Le nombre d’emplois n’est même pas garanti »

Préfet, président de la Communauté de communes, maire : une union politique semble s’être formée autour du projet. Ce que dénonce Mikaël Yanardag, conseiller municipal d’opposition à la mairie de Salins. « J’ai l’impression que ces grands groupes viennent profiter de la détresse de nos élus en leur faisant miroiter des emplois » regrette-t-il. « Mais ce qui est fou, c’est que le nombre d’emplois n’est même pas garanti. Il n’y a aucune promesse écrite ». « Si on a un document nous disant : « on va créer 60 emplois et indemniser la commune », je signe direct. Là, ce n’est pas le cas. »

Questionné sur ce point, Michel Cêtre, maire de Salins-les-Bains, avoue juste « une promesse orale » avec EO2. « Mais pour une usine qui va produire 60 000 tonnes, ils auront forcément besoin de bras » nous a-t-il dit.

Ce que réfute un professionnel du secteur déjà implanté. « Nous, on produit 18 000 tonnes de pellets et on a que quatre salariés. Tout le reste est automatisé. Même en produisant 60 000 tonnes, EO2 n’atteindra jamais 40 employés ».

En plus du danger pesant sur les écosystèmes forestiers locaux, cette installation est-elle vraiment nécessaire si l’emploi n’est pas garanti ? Pour Pays de Salins Environnement c’est un grand non. L’association avance d’autres raisons. « Les 8 ha que les instances veulent dédier à la construction de l’usine sont les derniers terrains constructibles de Salins » avance Adrien Lavier, secrétaire adjoint de l’association. « Si on fait ça, on perd l’opportunité d’attirer d’autres entreprises plus vertueuses, avec plus d’emplois, et même des futurs habitants ».

Hausse du trafic routier et manque de concertation

Pour se faire entendre, l’opposition municipale a, elle, choisi de faire remonter ses arguments contre l’implantation de l’usine à pellets via une lettre, envoyée le 16 décembre 2024 aux élus concernés. Dans cette dernière, l’augmentation du trafic routier est abordée d’entrée. « Nous refusons le passage de plus d’une centaine de poids lourds supplémentaires chaque jour dans l’artère principale de la ville, qui s’ajouteront aux près de 400 camions déjà présents quotidiennement. »

L’opposition regrette également « le manque de concertation » des instances qui « n’ont pas pris en compte les avis de la population ». « Il y a eu une consultation publique lancée par EO2 elle-même en novembre-décembre 2024 » explique Adrien Lavier, de Pays de Salins Environnement. « Sur 400 avis, 90 % étaient opposés au projet. On n’a plus aucune nouvelle de cette initiative. De plus, plusieurs dizaines d’entreprises ont paraphé la lettre envoyée par l’opposition. Et personne n’en a tenu compte ».

« C’est tout un écosystème forestier qui serait bouleversé »

Ce manque de concertation est également évoqué par les communes entourant Salins-les-Bains et qui s’inquiètent de ce projet. “J’ai 340 hectares de forêt sur mon village” explique Claude Romanet, maire de Pretin. “Si ces usines voient le jour, les pellets seront au cœur des enjeux financiers et risquent d’avoir la priorité sur le bois d’œuvre. C’est tout notre écosystème forestier qui serait bouleversé. Et puis ces industries risquent de détruire le potentiel touristique de Salins, construit historiquement autour des thermes”. « Ce n’est pas aux collectivités et aux citoyens de subir et de financer les activités d’entreprises cotées en Bourse. Il faudrait plutôt utiliser ces subventions pour trouver d’autres manières de restaurer l’attractivité de Salins-les-Bains. »

Que répondent les entreprises concernées, visées par ces critiques. Contactée par France 3 Franche-Comté, EO2 ne nous a jamais communiqué ses explications. Chez EC Bioénergie, un responsable du site de Souvans a accepté de répondre à nos questions, sans dévoiler son identité, en raison du “climat tendu autour de ce projet”.

« Notre approvisionnement est assuré »

Nous allons aménager des locaux qui existaient déjà, donc c’est un bon point écologiquement” assure-t-il. “Et puis nous fabriquerons nos pellets majoritairement à base de feuillus. Pas avec des résineux, qui sont en tension dans le massif du Jura ». « Notre approvisionnement est assuré. On a couvert la totalité de nos besoins et on a les lettres d’intentions de nos fournisseurs pour 320 000 tonnes de bois. Le projet est clair et va aller au bout. »

Une version différente de celle de la cellule biomasse, qui dans son rapport expliquait que “la disponibilité de la ressource n’était “pas assurée” pour les résineux, certes, mais aussi pour les feuillus. De plus, les experts de l’État estimaient qu’ils pourraient y avoir des “conflits d’usages” entre l’industrie du pellet et les autres professions du bois. Pour faire clair, que la production de pellet utiliserait du bois nécessaire à d’autres métiers. 

« C’est faux” répond le responsable d’EC Bioénergie. “Nous n’avons aucun risque de conflits d’usages. Quant aux remarques des experts, je pense que le plan d’approvisionnement sur lequel ils ont travaillé n’est pas actualisé”

Le dirigeant en profite pour critiquer son concurrent EO2. “Ils vont utiliser en majorité du résineux pour leurs pellets. Et ils viennent construire leur usine. Leur projet à Salins est mort-né et nous souffrons d’être associé à eux dans l’esprit des gens”. Pour finir, EC Bioénergie affirme n’avoir “jamais reçu de lettre du préfet” leur assurant un avis favorable, malgré ce que l’on peut voir dans l’article de Mediapart.

« Les entreprises concernées peuvent bénéficier des crédits de l’ADEME »

Vous l’aurez compris, les versions et les non-dits sont nombreux dans ce dossier. Une mise au point du préfet semble nécessaire. Contactée par France 3 Franche-Comté et relancée à de multiples reprises, la cellule communication de la préfecture de Bourgogne-Franche-Comté n’a pas souhaité répondre à nos questions précises, mais nous a transmis des éléments d’explications. “Dans le cadre de l’étude de ces deux dossiers, les services de l’État en région ont donc produit plusieurs documents de travail” peut-on lire. « Après analyse de ceux-ci, et sur proposition de la direction régionale en charge du suivi de la forêt et du bois, le préfet de région a émis un avis favorable pour ces projets qui concourent à la structuration d’une filière de granulés bois à partir de feuillus, ce qui permet de relâcher la pression sur la ressource résineuse ».

Ces projets contribuent par ailleurs à la transformation locale des bois issus des forêts de la région continue la préfecture. “Dès lors que cet avis favorable est émis, les entreprises concernées peuvent bénéficier des crédits de l’ADEME » conclut-elle. Entre les lignes, on comprend que les deux entreprises toucheront bien l’argent public, malgré les avis défavorables de la cellule biomasse. Les éléments révélés par Mediapart ne seraient donc selon la préfecture qu’un rapport parmi “plusieurs documents de travail”.

Début de la production de pellets fin 2025 à Souvans

Les projets semblent donc bien partis pour voir le jour. À Souvans, EC Bioénergie est déjà propriétaires des locaux et a commencé les travaux de réfection. La production “devrait être lancée fin 2025” explique l’entreprise.

À Salins-les-Bains, la situation est différente. En effet, EO2 n’est toujours pas propriétaire des terrains constructibles. Dans une décision rendue le 2 juillet 2024, que nous avons pu consulter, la communauté de communes Cœur du Jura avait en effet lié cette cession à un avis favorable de la part du préfet. Celui-ci ne devrait pas tarder à être officialisé. 

EO2, qui a fortement réduit ses ambitions de production à l’année, aurait alors les mains libres pour commencer la construction de son usine, aidé par l’argent public. Alors même que certains experts de l’État se sont inquiétés de la viabilité du projet sur le long terme, et sur ses impacts sur les forêts du Jura. Alors même que la majorité des habitants, des commerçants salinois et des petits producteurs de pellets déjà présents s’y opposent. La demande de concertation n’a visiblement pas été entendue par les autorités.

Appuyer une offre “en adéquation avec la ressource française” locale de bois. Voilà une des conditions qu’il fallait remplir pour toucher la subvention de l’Ademe. Celle qui sera accordée à EO2 et EC Bioénergies. Leurs deux projets remplissent-ils ce prérequis ? Malgré les nombreuses alertes, c’est l’avis de la préfecture. Quelles seront les conséquences de cette décision sur l’écosystème forestier jurassien ? Réponses dans quelques années. 

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